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Pour une sociologie du pouvoir : essai de définition du phénomène du pouvoir et de sa caractérisation typologique à partir de l'ontologie de Castoriadis

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Texte intégral

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PATRICE LÉPINE

POUR UNE SOCIOLOGIE DU POUVOIR

Essai de définition du phénomène du pouvoir et de sa

caractérisation typologique à partir de l’ontologie de Castoriadis

Thèse présentée

à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en sociologie

pour l’obtention du grade de Philosophiæ doctor (Ph. D.)

DÉPARTEMENT DE SOCIOLOGIE FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES

UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

2013

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Résumé

L’essai à caractère théorique qu’on présente ici développe une définition générique du concept de pouvoir, une première typologie de ses modes d’effectuation et une seconde, de ses formes réalisées. Pour penser le pouvoir dans ce qu’il a de plus spécifique, nous avons construit la notion d’« un imaginaire social et historique » à partir de celle, plus diffuse, de « signification imaginaire sociale » proposée par Castoriadis. Ni une capacité institutionnelle et politique de la société globale, ni une simple relation asymétrique stabilisée, le pouvoir, qui existe dans toute société humaine, doit d’abord être compris comme un imaginaire incarné par un groupe « porteur », qui trouve un « support » dans la société dont il vise à infléchir la destinée, soit en élaborant un idéal à réaliser soit de façon plus pragmatique en contraignant l’effectivité de son devenir. Il suppose toujours la liberté des individus, il lui donne ainsi immanquablement des limites, mais son exercice n’inclue ni n’exclue nécessairement la violence, laquelle est seulement une de ses stratégie possibles. L’action, la norme, la volonté et l’identité, que ceux sur lesquels il s’exerce voient se transformer, permettent de penser les types de ses modes d’effectuation. Mais la typologie des formes générales du pouvoir s’établit plutôt selon le caractère immanent ou non du fondement des significations dont il est tissé, et selon la finalité, idéale ou pragmatique, que ces mêmes significations font apparaître. C’est ainsi que nous distinguons quatre types formels de pouvoir, la démocratie, la tyrannie, le pouvoir autoritaire transcendant, qui s’exerce dans les sociétés traditionnelles ou religieuses, et le pouvoir autoritaire immanent, qui correspond aussi bien aux totalitarismes qu’au type de pouvoir à l’œuvre dans plusieurs sociétés archaïques, dans l’empire ou les sociétés du monde contemporain soumises au pouvoir du capital.

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Abstract

This thesis is a theoretical essay on the question of power. There are two main perspectives in the traditional approach of power, the institutional perspective and the relational one. The definition we develop does not correspond to the two traditional perspectives, which neglect imaginary significations when defining power. Rooted in the philosophy of Castoriadis, our theory clearly distinguishes the concept of power from those of society and of politics. Instead of a capacity of the whole society or even a relation, we believe it must first be understood as the product of actors who are the embodiment of historically determined collective meanings. It is a social-historical imaginary embodied by a social group, which also receives broad support in society. This phenomenon exists in all societies, past, present or future. It supposes and aims for the freedom of individuals. Moreover, it does not include nor exclude violence, which is only a possible strategy, neither essential nor against its nature. The exercise of power involves four dimensions that are widely discussed in sociology and political science, namely the action, the norm, the will and the identity. Types stand at the crossroads of the foundation and the finality of the social-historical imaginary of each power. Thus we distinguish democracy, tyranny and two kinds of authority, transcendent authoritarian power, which takes place in traditional or religious societies, and immanent authoritarian power, which corresponds to totalitarianism as well as some archaic societies, empires and contemporary societies that are subject to the immanent authoritarian power of capital.

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Table des matières

Résumé ... i

Abstract ... ii

Table des matières ... iii

Liste des tableaux ... iv

Introduction ... 1

Chapitre 1 Préambule épistémologique : sur la sociologie et la société ... 22

1. L’objectivation du chercheur : éthique et projet d’autonomie ... 25

2. L’ontologie du social-historique ou de la société ... 37

3. La question du pouvoir dans la théorie de Castoriadis ... 49

Chapitre 2 Sur le politique ... 66

1. Sur la nature du politique : survol de différentes approches ... 69

3. La finalité du politique et son moyen propre ... 94

Chapitre 3 Sur les traces du concept de pouvoir ... 107

2. Vers un concept générique du pouvoir ... 121

3. Au cœur du phénomène du pouvoir ... 129

4. Le pouvoir, un phénomène transhistorique ... 143

5. Pouvoir et liberté ... 153

6. Pouvoir et violence ... 163

7. Les modes d’effectuation du pouvoir ... 170

8. Distinction entre le pouvoir et l’État ... 189

Chapitre 4 Les différents types de pouvoir ... 208

1. La démocratie ... 213

2. La tyrannie ... 229

3. Vers les deux types de pouvoir autoritaire ... 239

Chapitre 5 Le pouvoir autoritaire immanent : l’exemple des sociétés occidentales contemporaines ... 260

1. L’imaginaire social-historique du capital ... 264

2. L’incarnation de l’imaginaire social-historique du capital ... 273

3. La question du support social ... 280

Conclusion ... 289

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Liste des tableaux

Tableau 1 Typologie des modes d’effectuation du pouvoir ... 172 Tableau 2 Typologie des types formels du pouvoir ... 210 Tableau 3 Les caractéristiques principales des quatre types de pouvoir ... 259

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Introduction

De nos jours, la recherche théorique, tout particulièrement en sciences sociales, ne semble plus vraiment faire partie des priorités de la recherche universitaire. Nous n’affirmons pas qu’il ne se pratique plus du tout ce type de recherche, mais il se pose au quotidien tellement de petits problèmes particuliers à décrire et à comprendre dans l’ensemble de la société, et ceux-ci en appellent à des solutions si urgentes, que le temps nécessaire à la réflexion théorique globalisante ne semble plus du tout disponible. Il devient une sorte de luxe auquel les nouveaux chercheurs – chercheurs d’emploi avant tout, à en croire les orientations données aux universités par leur conseil d’administration et par les gouvernements – ne semblent plus en droit d’aspirer. Se soucier des fondations épistémologiques, voire ontologiques, qui rendent possible un discours sociologique ou philosophique serait-il devenu un anachronisme ? Il faudrait peut-être que la « grande » théorie, celle animée d’une volonté de rendre compte de la complexité, soit classée, elle aussi, parmi les espèces en voie d’extinction1.

La thèse que nous présentons ici fait le pari qu’il est encore pertinent aujourd’hui de se lancer dans un projet de recherche théorique, en sociologie de surcroît. Toutefois, elle ne s’attaque pas directement au problème de la place occupée par la théorie dans le monde d’aujourd’hui ou, encore, de sa pertinence pour faire face aux enjeux du présent. Nous subsumons plutôt cette critique, pour ainsi dire, dans l’entreprise même de notre thèse, dans sa forme et ses objectifs, un peu à la manière dont Adorno enjoignait à traiter l’élément critique en art2. Nous présentons ici une théorie du pouvoir, un essai théorique plutôt qu’une thèse au sens propre et précis du terme. Les spécialistes, à la recherche de travaux spécialisés, seront donc extrêmement déçus à sa lecture parce que nous sommes profondément convaincu que la spécialisation à outrance, sans son intégration à un cadre

1 Il y a certainement plusieurs raisons susceptibles d’expliquer cette situation. Le triomphe dans tous

les domaines du calcul économique n’y est sans doute pas pour rien. En effet, la rentabilité immédiate, { court terme, est rarement compatible avec la lenteur de l’accouchement de la théorie. Le vent de spécialisation qui souffle actuellement sur le monde de la connaissance explique aussi une partie de cette situation, il serait même, selon certains, la cause principale ayant conduit l’université, grande protectrice de cette « forme de vie » qu’est la théorie, { la dérive (Voir Michel Freitag, Le naufrage de

l’université, Québec : Nuit Blanche, 1995).

2 Adorno, Theodor W., Théorie esthétique, Paris : Klincksiek, 1974. Il suggérait que la critique en art ne

devait pas être affirmée directement et clairement, mais qu’elle s’exprime plutôt à travers la forme même de l’œuvre.

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ontologique, épistémologique et théorique plus large, ne peut conduire que vers d’immenses trous noirs pour la pensée. En circonscrivant au cœur de cette thèse le phénomène du pouvoir, compris essentiellement sur un plan théorique, nous commettons donc un acte délibéré, conscient et objectif, de rébellion à l’endroit des dogmes de la spécialisation – ou de l’utilitarisme économique – qui affectent la production de connaissances en ces temps.

La thèse que nous soumettons présente une théorie du pouvoir. Dans le champ des sciences empiriques, une théorie n’est pas, considérée de l’extérieur, un fait incontestable, elle n’est pas démontrable. Elle n’est pas non plus une interprétation vérifiée par la description d’un ensemble d’événements ou d’un pan de la réalité humaine. Il s’agit plutôt d’une mise en relation spécifique de concepts déterminés, provenant d’horizons divers, qui a à charge de fournir une certaine explication d’un domaine donné du réel, accessible à l’objectivation, qui permet de formuler des hypothèses spécifiques quant à la manière dont il se manifeste, qui n’est jamais exempte de présupposés et qui doit évidemment se fonder sur des données probantes, autrement dit, qui doit contenir une certain nombre de jugements de fait, aussi généraux puissent-ils être. Elle peut synthétiser un domaine de connaissances déjà élaborées, tout comme elle peut se constituer dans la confrontation d’autres théories. La théorie du pouvoir que nous soumettons intègre des postulats ontologiques, des conséquences épistémologiques, des interprétations de faits historiques, des hypothèses mais elle n’est ni « démontrable » ni « vérifiable » ni « falsifiable », au sens où l’on attend habituellement d’une théorie qu’elle le soit dans le champ des sciences de la nature (par exemple, la théorie de la gravité) ou dans celui des sciences sociales (par exemple, la théorie de la mobilité sociale). Dans ce qui suit, nous proposons bien une théorie du pouvoir, mais nous ne procédons ni à une généalogie de son concept ni à une discussion systématique des théories antérieures qui viserait ensuite leur synthèse comme on a coutume de le faire dans le champ de la théorie. Nous établissons principalement une définition générique du phénomène qui articule trois éléments fondamentaux : un imaginaire social-historique, une incarnation sociale et un support social. Nous dégageons une première typologie des quatre modalités fondamentales d’effectuation du pouvoir qui met en jeu l’action, la norme, la volonté et l’identité de ceux sur lesquels s’exerce le pouvoir. Nous construisons ensuite une typologie des formes réalisées de pouvoir par

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laquelle nous distinguons la démocratie, la tyrannie, le pouvoir autoritaire transcendant, le pouvoir autoritaire immanent. La typologie vise à mettre en lumière les particularités que la définition générique doit nécessairement laisser de côté. Nous concluons enfin en étayant le dernier type à partir de l’exemple précis des sociétés contemporaines. On comprendra que l’étude que nous présentons n’a pas l’allure conventionnelle d’une thèse en sociologie. Elle appartient en fait au genre de l’essai.

Pertinence de la question du pouvoir

C’est notre intérêt pour les sociétés contemporaines qui nous a décidé à entreprendre une analyse théorique du pouvoir en général 3 . Que ce soit sociologiquement ou philosophiquement, la question de la nature et de la forme du pouvoir dans les sociétés contemporaines ne nous paraît nullement définitivement close par la théorie. En outre, parce qu’il y revêt une forme relativement inédite, celle-ci mérite au plus haut point d’être comprise adéquatement. Mais ce qu’on vient de dire pour le pouvoir dans les sociétés contemporaines vaut pour le pouvoir en général. Il n’est pas certain que la manière dont les théories philosophiques ou sociologiques ont jusqu’à présent rendu compte du pouvoir soit entièrement satisfaisante. Si le pouvoir est bien, comme nous le pensons, un phénomène qui apparaît au sein de toute société, il doit pouvoir constituer le thème central d’une thèse et, au-delà, la sociologie du pouvoir doit pouvoir être envisagée comme une branche de la sociologie générale. Mais, on l’a souligné, l’entreprise qui viserait à justifier une telle sociologie du pouvoir doit d’abord être comprise dans l’horizon des questions que soulèvent l’existence du pouvoir dans les sociétés contemporaines. Or, le projet d’étudier directement le pouvoir dans le monde d’aujourd’hui se voit d’emblée confronté à un obstacle majeur. En effet, pour un certain nombre de théoriciens, et non des moindres, les sociétés postmodernes nous feraient quitter l’univers du pouvoir. Nous serions déjà entrés à l’intérieur d’une nouvelle logique de régulation des actions et de la dynamique collective, celle du contrôle. Le pouvoir ne serait plus un concept pertinent pour rendre compte de la

3 C’est précisément notre analyse de la guerre { la drogue dans notre mémoire de maîtrise qui nous a

conduit { la question du pouvoir dans le monde d’aujourd'hui. Voir Patrice Lépine et Eddy Morissette,

Le chaînon manquant, Genèse de la guerre à la drogue (2000), Faculté des sciences sociales,

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régulation du destin collectif dans les sociétés contemporaines4. À l’orée du travail qui a conduit à l’écriture de cette thèse, il nous fallait donc résoudre un premier dilemme : soit notre volonté de rendre compte du pouvoir dans le monde contemporain était anachronique et nous devions alors adopter le concept de contrôle, ce qui nous imposait de changer d’objet d’étude; soit il nous fallait admettre que nous comprenions sans doute déjà le pouvoir de manière assez différente de ces théoriciens et notre compréhension devait être développée de manière indépendante, explicitée et étayée de façon systématique. C’est ce que cette thèse cherche à réaliser et c’est bien le fait d’avoir été placé devant le dilemme initial qu’on vient de rappeler qui donne la raison du fait qu’elle a pris la forme de l’essai. Si pour penser la prise en charge du destin collectif des sociétés contemporaines, nous n’adoptons pas tout simplement le concept de contrôle, ce n’est pas parce qu’il serait supporté par des théories fausses, faibles ou futiles. Sans entrer pour l’instant dans les détails, il nous faut reconnaître la force descriptive indéniable de ce concept, peu importe la perspective particulière dans laquelle il s’inscrit. Le « problème », s’il en est un, est plutôt que toutes les théories qui soutiennent qu’il doit être substitué à celui de pouvoir pour décrire la régulation du destin collectif dans les sociétés contemporaines témoignent de perspectives ontologiques sur l’homme et la société qui sont incompatibles avec les nôtres. Du coup, nous suspectons que le concept qu’elles ont élaboré, chacune à sa manière, pour traiter du « pouvoir politique » dans les sociétés traditionnelles et modernes était peut-être déjà lui-même assez éloigné de celui que nous pouvions construire sur la base de nos positions philosophiques. Et il nous apparaissait alors possible que cette construction, qui serait nôtre, une fois suffisamment assurée d’elle-même nous dispense de devoir abandonner la notion de pouvoir pour parler du monde d’aujourd’hui.

4 On le voit avec Deleuze qui avançait que, des techniques de pouvoir disciplinaire de Foucault, on serait

passé à la société de contrôle (Gilles Deleuze, Le devenir révolutionnaire et les créations politiques, Entretien réalisé par Toni Negri, (http://multitudes.samizdat.net); Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle (http://infokiosques.net/)). On le voit aussi avec Freitag, chez qui l’institutionnalisation de la capacité d’institutionnalisation aurait été remplacée par le contrôle (Freitag, Michel, Dialectique et société, Introduction à une théorie générale du symbolique, Montréal : Éditions Saint-Martin, 1986; Dialectique et société, II, Culture, pouvoir, contrôle. Les modes de reproduction

formels de la société, Montréal : Éditions Saint-Martin, 1986(2)); il s’agit d’un concept analysé par

ailleurs tout au long de son œuvre. Hardt et Negri en proposent une autre version avec le pouvoir en quelque sorte liminal de l’empire (Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Paris : Exils, 2000).

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Les fondements théoriques de notre approche

Avant d’entrer dans le vif du sujet, et de rendre compte justement de ces positions philosophiques qui fondent notre théorie du pouvoir, il nous faut évoquer une figure du paysage intellectuel qui a été prégnante au moment où nous avons décidé d’entreprendre ce travail. Il s’agit de Baudrillard. « La révolution sera symbolique ou ne sera pas », disait-il. Pour le formuler simplement, nous avons répondu à son invitation à faire une place plus grande au symbolique dans l’analyse théorique, invitation qui a été notre point d’entrée dans la réflexion. Ébranlé par la lecture de son œuvre, il nous a été littéralement impossible de nous arracher aux questions théoriques qu’elle soulevait. Nous avons alors été conduit à reconsidérer l’objet de la sociologie, à savoir les sociétés humaines, en les pensant non pas comme des totalités objectives autonomes ni non plus comme des sujets, mais comme des mondes de significations imaginaires sociales. Ceci dit, et malgré l’influence de Baudrillard, nous tenions aussi à inscrire notre démarche à l’intérieur de la théorie critique. Même si un essai théorique qui traite de la nature et des formes du pouvoir dans les sociétés humaines en général ne peut manifester cette appartenance que de loin, nous voulions garder à l’esprit le fait qu’une définition théorique en sciences sociales n’est jamais exempte d’enjeux normatifs. De lecture en lecture, et par l’heureux hasard que seule ménage la recherche qui ne sait pas encore ce à quoi elle doit se fixer, nous avons rencontré la théorie élaborée dans cet ouvrage majeur que constitue L’institution imaginaire de la

société de Castoriadis, publié pour la première fois en 1975. C’est à partir de ce moment

que les choses se sont éclaircies pour nous. La quasi-totalité des questions qui avaient surgi de cette espèce de traumatisme provoqué par la lecture de Baudrillard, et qui concernaient la nature de l’objet de la sociologie, sont apparues résolues avec une rare intelligence par la philosophie du social-historique de Castoriadis. Le titre même de notre thèse laisse entendre que notre recherche proprement sociologique sur la nature du pouvoir se situe dans l’horizon ouvert par cette philosophie. C’est effectivement le cas.

À nos yeux, l’apport philosophique incontournable de Castoriadis consiste à nous amener sur un autre terrain que celui de l’ontologie héritée. Parler d’« Ontologie héritée », comme il le fait constamment dans son œuvre, c’est dire qu’il existe une perspective centrale à partir de laquelle on a toujours compris la signification du fait d’être. La cause de cette

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vision unitaire de l’être viendrait selon lui de « la logique ensembliste-identitaire » qui exige de la pensée qu’elle saisisse « ce qui est » à travers un même ensemble de catégories – l’unité, la pluralité, la totalité, la relation, la causalité, etc. – comme si ces catégories de pensée pouvaient, pour parler avec Castoriadis, posséder la même signification logique pour envisager une particule subatomique, une symphonie, une révolution, une société, etc. L’ontologie héritée subit les dictats de cette logique. Elle postule alors la déterminité de tout ce qui est, ce qui veut dire que ce qui est, est toujours pensé comme définissable et distinguable. Au mieux, l’ontologie héritée est susceptible de poser un même principe universel d’être qui se différencie seulement sur une échelle de complexité. On peut penser au « rapport d’objectivation » chez Freitag, rapport qui se complexifie de l’individu vivant jusqu’à l’État moderne, mais qui demeure une même entité ontologique, voisine de celle que Hegel lui-même avait élaborée.

L’originalité de Castoriadis, qui radicalisera la proposition d’Aristote selon laquelle « l’être se dit en plusieurs sens », au point de faire éclater l’ontologie de ce dernier, est de proposer une pluralisation de la signification « être » en termes de strates qui ne déploient précisément pas un même principe et qui sont rebelles à un traitement discursif homogène. Autrement dit, les différentes strates de l’être ne se laissent jamais réduire de l’une à l’autre et exigent de la pensée qu’elle accepte aussi bien la contingence de leur coexistence que la création de perspectives théoriques adaptées aux spécificités de chacune. Castoriadis pense l’être, peu importe la strate, comme un pour soi. On comprend alors assez facilement que le concept de pour soi ne s’applique pas au monde de ce qu’on appelle, faute de mieux, les « déterminations physico-chimiques ». Ces déterminations sont pensées par lui comme n’appartenant pas à l’être justement, mais au chaos, à l’Abîme. Il y a trois caractéristiques importantes à un pour soi. La première est qu’il est auto-finalité, la deuxième est qu’il crée son monde et la troisième est que ce monde est un monde de représentations, d’affects et d’intentions. Il y a des affects et des intentions à la base de tout ce qui est pour soi. Ainsi, les quatre strates d’être sont le vivant, la psyché, l’individu social et le social-historique. Dans la réalité effective de l’humain, ces strates s’entrecroisent et s’emboîtent, mais chacune demeure le lieu de manifestation d’un pour soi spécifique. Dans notre thèse, nous nous sommes principalement concentré sur le pour soi du social-historique qui existe comme formation de psychés et non comme totalité extérieure. Le social-historique forme

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aussi les individus sociaux. Concernant alors la strate du social-historique, cette idée selon laquelle toute société est création absolument unique d’elle-même et de son histoire nous paraît précieuse.

L’avantage de cet angle d’attaque du problème est de ne pas conférer à la société une consistance de même nature que celle d’un sujet : la société n’est pas totalité autonome consciente de soi. Il ne réduit pas non plus la société au produit d’interactions : la société n’est pas la somme des relations sociales, pas plus que le produit de l’ensemble du « sens visé » par les individus. Castoriadis met plutôt de l’avant une compréhension de l’ « être société » qui va au-delà de la traditionnelle opposition entre holisme et individualisme, incarnée par la non moins traditionnelle opposition entre Durkheim et Weber. La société est un pour soi, distinct des autres, elle existe à sa manière et elle n’emprunte pas aux autres ses modalités d’existence, pas même de manière métaphorique. Plus spécifiquement, la société est un monde de significations imaginaires sociales, institué dans l’imaginaire, formation de psychés, création d’individus sociaux, un monde de significations. L’imaginaire est la capacité humaine d’imaginer et non un contenu d’images ou de sens. Sur la base de ces principes généraux, esquissés à grands traits dans la thèse, nous avons tenté d'asseoir une perspective sociologique portant sur le pouvoir. Castoriadis a sans aucun doute lui-même développé des idées fortes et écrit plusieurs textes dans lesquels il aborde le thème du pouvoir proprement dit. Mais il n’a pas, selon nous, construit systématiquement un concept sociologique de pouvoir. La strate de pour soi des significations imaginaires sociales, de la société, est identifiée par Castoriadis à ce qu’il nomme l’infra-pouvoir ou le pouvoir instituant ou le pouvoir implicite. Ce pouvoir instituant renvoie à la société comprise moins comme totalité que comme singularité. Ce pouvoir instituant de la société se distingue de ce que Castoriadis désigne comme « le pouvoir explicite », le pouvoir institué. Pour Castoriadis, le pouvoir institué renvoie à l’espace du et éventuellement de la politique. Nous reviendrons sur cette distinction. De cette perspective générale, nous acceptons tout excepté que, pour le dire de manière un peu provocante, nous soustrayons le mot et le concept de pouvoir de cette construction. Autrement dit, l’articulation que nous propose Castoriadis entre le pouvoir instituant et le pouvoir explicite institué n’est en fait rien d’autre que celle qui existe entre société et

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politique et nous jugeons insuffisamment précise la construction à laquelle elle aboutit. Nous prétendons bien qu’il est possible de jeter les bases d’une sociologie du pouvoir à partir de cette philosophie, sans la contredire, mais qu’on doit et qu’on peut tenter d’aller plus loin que Castoriadis dans l’analyse du pouvoir, que ce soit pour les sociétés du passé ou pour les nôtres.

Pour Castoriadis, l’infra-pouvoir de la strate du social-historique est certes totalisant. Cette puissance instituante est en effet conçue largement comme institution du langage, de styles de vie, de postures, d’activités significatives, bref de pratiquement tout. Et dans ce tout, l’infra-pouvoir instituera aussi un pouvoir explicite, un pouvoir institué, parce qu’il ne parviendrait pas de lui-même à assurer l’unité de tout ce qu’il institue et, cela, pour quatre raisons principales: 1) le monde présocial peut faire irruption dans la vie collective et tout déstabiliser en elle; 2) il y aurait une partie irréductible de la psyché, une part indomptable de singularité en elle qui est susceptible de venir influencer les orientations collectives; 3) l’existence des autres sociétés qui met en péril le maintien de chacune; 4) l’effet de la poussée propre de la société qui la conduit éventuellement à suivre son mouvement propre de manière démesurée (hubris). C’est pourquoi, selon Castoriadis, pour s’ordonner et se préserver des dangers qui la menacent, la puissance instituante institue toujours un pouvoir explicite, le politique. Le pouvoir politique se compose selon lui de 4 dimensions : le législatif (nomos) et l’exécutif (exécution supposée du nomos) qui peuvent demeurer enfouis dit Castoriadis dans une société sans jamais être objectivés. Les deux autres dimensions, le judiciaire (diké) et le gouvernemental (telos) seraient quant à elles toujours explicitées. Castoriadis dit bien clairement de ces aspects du politique ou du pouvoir explicite qu’ils sont présents dans toute société. C’est seulement lorsqu’on est dans une société démocratique que l’institution du pouvoir explicite deviendrait non plus seulement « le » politique, mais aussi « la » politique qui fait en sorte que l’ensemble des significations sociales instituées sont éventuellement ou potentiellement remises en question. Si on résume, chez Castoriadis, la société incorpore toujours dans sa dynamique même « le » politique, au point où on pourrait pratiquement faire l’économie de ce concept, et éventuellement aussi la politique. Il considère en effet que sa thèse sur l’institution imaginaire de la société contient déjà la nécessaire réflexion sur le politique, ce qui aurait pour effet, selon lui, de rendre futile une réflexion sur ce concept. Or, nous croyons

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nécessaire d’approfondir le concept de politique, que couvre le concept de pouvoir explicite chez Castoriadis, sans le contredire.

C’est la raison pour laquelle Julien Freund est sollicité dans notre travail. Pourquoi cet auteur pour parler du politique et, de surcroit, à la suite de Castoriadis? Castoriadis dit bien que le pouvoir explicite existe dans toute société. Ainsi, pour approfondir la dimension politique dans l’œuvre de Castoriadis, il faut aller vers une conception du politique qui puisse répondre à ce « propre à toute société » puisque nous prétendons faire une sociologie en quelque sorte conforme à sa philosophie. Nous n’avons pas rencontré d’autres auteurs dans la tradition sociologique qui, comme Freund, aménagent une telle place au politique dans toutes les sociétés. La plupart des autres auteurs font émerger le politique d’une contingence spécifique ou lui donnent une signification en quelque sorte seulement virtuelle dans les sociétés sans État (par exemple Gauchet). La thèse de Freund est d’une autre nature. Elle vise expressément à dégager l’essence du politique en le considérant comme une part constitutive de la nature humaine. L’essence du politique serait constituée par une base permanente, trois couples de présupposés : les dialectiques de l’ami et de l’ennemi, du commandement et de l’obéissance et, finalement, du public et du privé. La finalité de cette activité (à deux niveaux, téléologique et technologique) ainsi que son moyen propre seraient respectivement la quête d’unité et la force (non la violence). C’est principalement la finalité du politique comme quête d’unité que nous prenons chez Freund. Nous retenons aussi de lui que le pouvoir est une réalité toujours mouvante qui conduit plus à la sociologie qu’à la philosophie politique; raison pour laquelle nous disons du pouvoir qu’il est conséquence de la nature humaine et de son caractère d’être social. Nous retenons finalement de Freund l’idée de support social qui servira aussi à définir le concept de pouvoir. Avec Castoriadis, nous circonscrivons le concept de société et avec Freund celui de politique. Nous plions le cadre de Freund pour qu’il entre dans celui de Castoriadis, et non l’inverse5. En ménageant un espace théorique à l’existence effective du « pouvoir »,

5 Un problème de fond accompagne selon nous la thèse de Freund et il concerne l’individu et la société

considérés tous deux comme des données de fait, saisis dans un réductionnisme empiriste hautement contestable. Sans doute, individu et société sont-ils des données, mais seulement si l’on comprend dans ce « donné » quelque chose { l’intérieur duquel les significations imaginaires sociales sont déjà imbriquées, mouvement théorique absent de l’architecture conceptuelle de Freund, ce qui le force { dégager un troisième degré de finalité, le niveau eschatologique, lequel n’est pas propre au politique, mais déterminant dans la contingence et donnant toujours une couleur particulière au politique.

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nous n’affublons pas le politique de propriétés exorbitantes. Le politique ainsi défini ne devient pas le lieu absolument central où se décide le destin d’une société, ce qui demeure conforme à l’ontologie de Castoriadis.

Voilà quel est le point de départ à la fois ontologique et sociologique de notre thèse. La première tâche que nous nous sommes donnée est de définir le pouvoir de manière générique. Dans la recension des écrits que nous avons réalisée sur la question du pouvoir, nous avons trouvé une proposition de laquelle nous partons, proposition qui se trouve chez Rocher, chez Giddens ou dans la philo-socio politique de Sawicki et de D’Allones. Cette proposition est qu’il existe deux principales approches pour traiter du pouvoir; l’approche institutionnelle le cible comme «capacité de », « puissance de faire », le plus souvent étroitement liée à la force d’imposition du droit ou carrément identifiée à elle; l’approche relationnelle, quant à elle, cible le pouvoir comme relation ou comme ce qui émane d’une relation. La théorie du pouvoir que nous proposons ici s’inscrit entre les théories relationnelles (Foucault, Dahl, Crozier par exemple) et les théories institutionnelles (Freitag ou Parsons par exemple, même si chez ce dernier, comme chez Luhmann, une perspective originale s’ouvre sur la question du pouvoir comme « média de communication »). En fait notre thèse ne s’inscrit dans aucune de ces deux grandes perspectives.

La perspective institutionnelle est la perspective la plus classique sur la question du pouvoir. Avec le concept de pouvoir qu’elle élabore, elle traite principalement du « pouvoir politique ». De manière générale, elle voit dans l’État le moment historique le plus développé de la réalité du pouvoir. La perspective relationnelle est apparue un peu plus tard dans l’histoire de la pensée, quand l’excroissance de l’État a conduit à son dépassement dans la réalité. Elle trouve toute sa richesse principalement avec les travaux de Foucault sur le concept de pouvoir. Souvent, lorsqu’une telle opposition se présente à notre jugement, le mouvement « normal » de la pensée est de tenter une synthèse des opposés. On trouve d’ailleurs dans la tradition une invitation à faire une synthèse des deux concepts de pouvoir portés par les deux principales approches théoriques. Or, pour ce qui nous occupe ici, la voie de la synthèse n’est d’aucune utilité. Tout au plus, il est possible d’intégrer dans une même approche ces deux expressions du concept de pouvoir, mais une synthèse n’est pas à propos ici parce qu’il n’y a pas deux pôles d’une opposition au sens propre du terme. De

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notre point de vue, la perspective relationnelle renvoie à autre chose qu’à une théorie du pouvoir proprement « sociétal », de celui s’exerce à l’échelle globale de la société. Par conséquent, sans nier que la perspective relationnelle sur le pouvoir puisse avoir ses mérites propres en termes microsociologiques ou pour analyser des régions particulières de la vie sociale, nous pensons qu’elle ne peut précisément pas être mise sur le même plan que la perspective institutionnelle. Ceci dit, si nous ne prétendons pas que le concept de pouvoir que nous proposons résulte du dépassement ni d’une synthèse de ces deux grandes approches traditionnelles, nous tentons de faire en sorte qu’il intègre ce qu’il y a de meilleur dans ces deux traditions.

Le pouvoir que nous avons en vue est un phénomène qui existe à l’échelle d’un collectif spécifique que nous appelons société. Il ne peut donc être question de le comprendre comme un simple mode d’action de quelqu’un sur quelqu’un d’autre, comme une « relation ». Mais, même sur le plan microsociologique, si l’émergence d’un pouvoir nous apparaît comme un phénomène possible dans la régularisation d’une forme de relation entre individus, il nous apparaît bien toujours aussi comme un phénomène contingent. On ne cesse d’agir les uns sur les autres de toutes sortes de manières, pour toutes sortes de raisons, le père ou la mère sur leurs enfants et l’inverse, l’ami sur son semblable, les amoureux l’un sur l’autre, sans que toutes ces relations ne conduisent nécessairement au pouvoir, n’aient un rapport essentiel avec le pouvoir (sauf si l’on abandonne la visée sociologique du concept pour n’en faire plus qu’un mot). Autrement dit le pouvoir qui peut naître dans une relation est un pouvoir seulement possible alors que le pouvoir qui dirige les actions dans les sociétés humaines, prises comme totalités singulières, est un phénomène nécessaire. Saisir le pouvoir par la voie relationnelle est une avenue qui ne nous convient pas pour trois raisons principales : elle élimine la dimension authentiquement collective du phénomène; elle est condamnée à établir une existence contingente là où nous cherchons une manifestation nécessaire; enfin, elle n’intègre pas les significations imaginaires sociales dans le premier moment théorique du concept; autrement dit elle ne fait pas du pouvoir lui-même une signification imaginaire, collective et historique. Mais cette troisième insuffisance ne pourra apparaître clairement au lecteur que plus tard.

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De l’autre côté, si la perspective institutionnelle n’a pas le défaut de négliger la dimension collective du phénomène, elle a cependant le même défaut que la précédente car, on le montrera plus loin, elle néglige elle aussi les significations imaginaires sociales dans la définition du pouvoir qui constituent, selon nous, le noyau du phénomène. Ainsi, le pouvoir se voit réduit à une capacité objective propre à la société globale et la capacité elle-même rapportée à « la conscience de soi ». Par exemple, le pouvoir politique qui se cristallise et s’institue dans l’État, est posé comme « conscience de soi » ou « objectivation de soi » de l’Esprit, de la conscience collective ou de la société (Hegel, Durkheim, Freitag). La « capacité » qu’est le pouvoir, immédiatement identifiée à « la conscience de soi » de la société, demeurerait identique à elle-même dans le temps, du fait de l’identité à elle-même supposée de la conscience de soi. La théorie transcendantale de la subjectivité individuelle de Kant se voit ainsi reprise et dépassée dans une théorie transcendantale du sujet collectif. Mais pour cette théorie, le pouvoir politique demeure alors essentiellement identique à lui-même dans le temps, que l’on soit à l’intérieur de sociétés traditionnelles, où la « volonté » de Dieu servait d’ultime référence au cours effectif de la vie sociale, ou à l’intérieur des sociétés modernes, mues pourtant par de tout autres significations. Voilà l’essentiel de ce qui nous guide dans notre élaboration conceptuelle : le refus de considérer comme secondaire la dimension symbolique ou significative du pouvoir, autrement dit ce qui le constitue à chaque fois comme « projet » déterminé6. La critique que nous adressons

6 Nous avons déjà souligné l’influence considérable qu’a eue sur notre réflexion le travail de

Baudrillard. C’est le moment de préciser davantage en quoi il nous permet d’écarter les théories traditionnelles du pouvoir. Dans Oublier Foucault, il proposa une éclairante critique de l’analyse foucaldienne des relations de pouvoir. Pour Baudrillard, la microphysique du pouvoir ne serait que la dernière grande tentative du structuralisme de se perpétrer comme perspective dominante : « le pouvoir chez Foucault reste, même pulvérisé, une notion structurelle, une notion polaire, parfaite en sa généalogie, inexplicable en sa présence, indépassable malgré une sorte de dénonciation latente, entière en chacun de ses points ou pointillés microscopiques, et dont on ne voit pas ce qui pourrait le prendre à revers (…) » (Jean Baudrillard, Oublier Foucault, Paris : Galilée, 1977, p. 53, voir aussi Jean Baudrillard et Philippe Boyer, La Question du pouvoir: entretiens…, Vincennes : Dérive, 1977(b)). Ce dont nous nous sommes souvenu d’Oublier Foucault et ce que nous voulons retenir, au-delà du ton polémique ponctuant cette œuvre, est l’invitation { quiconque entreprend de théoriser le pouvoir de le penser à partir de sa constitution symbolique et non de le concevoir selon son fonctionnement objectif, mécanique, tel que le fait malgré tout Foucault : « Contre cette théorie unilatérale [la relation dominant/dominé] (…), contre cette vision naïve, mais aussi contre la vision fonctionnelle de Foucault en termes de relais et de transmissions, il faut dire que le pouvoir est quelque chose qui s’échange. Pas au sens économique, mais au sens que le pouvoir s’accomplit selon un cycle réversible de séduction, de défi et de ruse (ni axe, ni relais { l’infini : un cycle). Et si le pouvoir ne peut s’échanger dans ce sens, il disparaît purement et simplement. Il faut dire que le pouvoir séduit, mais pas au sens vulgaire d’un désir complice des dominés (…), non, il séduit par cette réversibilité qui le hante, et sur laquelle

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aux théories classiques élaborées en philosophie politique et en sociologie au 20e siècle est que peu importe qu’il soit considéré comme une capacité ou une relation, ces théories ne prennent pas suffisamment en compte cette dimension du symbolique, des significations imaginaires sociales spécifiques qui le constituent.

Vers une définition générique

Bien souvent, avant d’expliquer comment quelque chose fonctionne, il est opportun de se demander ce que cette chose est, et cela est particulièrement important lorsque nous abordons des « choses » typiquement humaines comme le pouvoir. Il faut se demander « qu’est-ce que le pouvoir ? ». La question est littéralement coupée de tout repère géographique ou historique parce que nous tentons précisément de définir le pouvoir comme un phénomène traversant les époques et les lieux, un phénomène en quelque sorte immanent à la vie collective humaine. En effet, le pouvoir est une conséquence des données fondamentales de la nature humaine que sont la société et le politique, et il se manifeste toujours d’une manière singulière. Aussi, parlerons-nous pour l’instant de l’essence du pouvoir, tout en pensant la singularité nécessaire de sa manifestation comme un de ses moments.

Dawkins a écrit un très beau livre sur l’évolution, Le plus grand spectacle du monde7. Ce livre synthèse pour grand public cherche simplement à montrer que dans l’état actuel des connaissances, lorsqu’on parle de l’évolution, il n’est plus seulement question d’une hypothèse théorique, mais bien d’un fait. Dawkins combat en son pays les avancées dangereuses du créationnisme. Dans son entrée en matière, il explique que c’est parce que la pensée philosophique et scientifique en Occident, et par extension la pensée commune, est demeurée largement tributaire de celle de Platon, que le fait de l’évolution a longtemps été masqué au regard des hommes, jusqu’à ce que Darwin en saisisse le fait et en rationalise le principe à partir de l’idée centrale de variation des individus. Dans la perspective

s’installe un cycle symbolique minimal. (…) Pas de positions antagonistes : le pouvoir s’accomplit selon une séduction circulaire [j. s.] » (ibid., p. 58-60). Certes, Baudrillard n’édicte pas ici une règle claire qu’il suffirait de suivre pour ne pas commettre d’erreur. Toutefois, nous avons trouvé chez lui une profonde inspiration, une justification { faire l’effort d’intégrer le symbolique et les significations imaginaires sociales au « moment théorique » premier du concept de pouvoir.

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platonicienne, il existerait, par exemple, un lapin parfait conceptuellement, un concept pur de lapin et chacune de ses manifestations n’en serait qu’une réalisation imparfaite. Dans le domaine de l’évolution, cette manière de concevoir le problème n’est pas adéquate étant donné que la réalité du lapin n’a jamais cessé d’être un devenir autre des individus et donc de l’espèce elle-même. Le concept pur de lapin pensé aujourd’hui est seulement plus proche de la réalité du lapin d’aujourd’hui, mais très éloigné de la réalité du lapin d’autrefois. Cette vieille philosophie, qui inverse l’ordre de la détermination entre l’individu et l’espèce, a laissé de profondes traces dans la pensée humaine et elle a été dominante au cours des siècles. Or, c’est trop souvent ce schéma de pensée qui sert de guide dans le domaine de réflexion sur le pouvoir en science ou en philosophie politique, à l’exception de la brèche ouverte par les approches relationnelles, lesquelles font partie des discours théoriques les plus récents. On définit le pouvoir comme une capacité d’agir sur les déterminants de la vie sociale, ultimement le droit, et l’histoire ou la genèse du pouvoir, dans ce cas, consiste dans le développement des institutions humaines vers la pureté idéelle du concept qu’elles incarnent. Hegel disait ainsi de l’État, forme ultime du développement du pouvoir dans cette perspective, qu’il est l’Esprit devenu conscient de soi en même temps que conscience de soi qui se sait, l’esprit devenu clair à lui-même. Plus près de nous, Freitag a synthétisé mieux que quiconque, cette conception du pouvoir moderne partagée en fait par beaucoup de penseurs, en lui donnant une formule précise : l’objectivation de la capacité d’objectivation se réalise dans l’institutionnalisation de la capacité d’instituer et le pouvoir politique, dont l’État moderne serait la principale forme, n’est rien d’autre que cette capacité devenue effective. Une capacité d’objectivation des déterminants normatifs de la vie sociale est progressivement parvenue à la plénitude de son concept, un long processus historique de développement des institutions humaines a conduit à une conscience de soi toujours plus grande de la vie sociale; telle est la thèse centrale, pour laquelle l’expérience historique des hommes coïncide le plus exactement avec la représentation que les hommes s’en donnent à l’intérieur de l’État moderne.

Nous avons délaissé ce schéma de pensée afin d’établir, disons « l’essence » du pouvoir. Car ce qui fait l’essence d’un phénomène humain ne se pose pas, selon nous, dans le domaine de l’idée, avec ou sans majuscule. En nous en remettant à la nécessaire appréhension de l’essence du pouvoir, comme Freund l’avait fait pour le politique, nous

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comprenons l’essence comme la base objective de ce dont le phénomène est la manifestation dans le temps et les changements de contextes. On notera cependant que la réflexion de Freund sur « l’essence du politique » s’inscrit dans une démarche plus large portant sur la nature humaine. Bien que nous soutenions que le pouvoir est un phénomène récurrent au sein de toute société, il est selon nous une conséquence de la nature humaine, non un de ses éléments constitutifs. C’est précisément la raison pour laquelle, dans notre texte, nous utilisons le plus souvent l’expression « définition générique » du pouvoir plutôt qu’une expression qui renverrait à « l’essence » du pouvoir. Car même si nous reprenions la définition non conventionnelle de l’essence de Freund, posée comme base objective de la manifestation phénoménale variée dont elle est précisément l’essence, nous risquerions de reconduire la signification qu’elle a encore chez lui, à savoir celle d’élément constitutif de la nature humaine. La perspective critique qui est la nôtre, comme la rigueur théorique à laquelle nous aspirons, nous interdisent en principe ce saut. Ceci dit, nous n’hésiterons pas à parler de temps à autre de « l’essence du pouvoir ». Ce que le lecteur doit retenir est que le concept de pouvoir ne trouve selon nous aucune illustration historique où il serait incarné plus parfaitement qu’en d’autres moments. Le concept générique, comme l’essence du pouvoir, désignent plutôt ce qui est permanent dans le phénomène et qui demeure la base objective de sa variation dans l’espace et le temps.

Pour nous, l’essence est la part irréductible du phénomène et elle ne se définit pas par un contenu de valeur ou de jugement. Elle est plutôt la base objective qui le constitue et les déterminations en valeur ne peuvent qu’affecter les différences phénoménales. Il est clair qu’il faut alors précisément les intégrer, avec les significations différentielles qu’elles supportent, comme partie prenante du phénomène. C’est la raison pour laquelle nous introduisons le concept d’un imaginaire social-historique comme première composante du pouvoir. En faisant précéder la formule du terme « un », nous entendons distinguer nettement le concept de celui des significations imaginaires sociales de Castoriadis. C’est une notion que nous avons construite et qui n’existe pas chez Castoriadis. Elle donne sa spécificité à notre construction. Le concept d’Un imaginaire social-historique est une sorte de fusion entre le concept d’ « imaginaire central », utilisé parfois par Castoriadis, et celui d’ « imaginaire secondaire », ou périphérique. L’« imaginaire central » ne recoupe pas toutes les significations qui font une société, l’ « imaginaire secondaire » ou périphérique

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désigne une seconde élaboration des symboles. La fonction principale du concept que nous construisons ainsi est d’insister sur le caractère singulier de la constellation de significations qui se cristallise dans un pouvoir. De plus, fidèle à Castoriadis, nous n’oublions pas que chaque strate du pour soi vient aussi avec affects et intentions. Cet imaginaire social-historique vient donc toujours avec une incarnation sociale, que nous avons divisée entre groupe porteur et support social. De notre point de vue, le groupe porteur et le support social sont toujours le produit singulier de la « société instituante » et sont toujours produits par une société singulière. Dans notre travail, nous introduisons et développons toutefois le concept de groupe porteur en nous appuyant sur une interprétation de Nietzsche. En mettant l’accent sur l’expression de soi du groupe porteur du pouvoir, nous voulons insérer un troisième terme entre le pouvoir instituant et le pouvoir institué. La notion de support social, quant à elle, permet de dégager notre concept de pouvoir de celui de domination en indiquant qu’il participe activement plutôt qu’il subit passivement. L’individu social et la part indomptée de la psyché, qui sont deux autres strates de l’être, participent aussi au mouvement de l’institution des significations sociales imaginaires. Nous développons donc un concept de pouvoir qui reconduit l’ontologie du social-historique que Castoriadis propose, mais qui s’éloigne de la théorie du pouvoir qui existe chez lui. Au bout du compte, nous pensons pouvoir mieux rendre compte du phénomène du pouvoir lui-même comme de la réalisation des significations dans la contingence, dans la mesure où le pouvoir joue un rôle central dans le maintien des significations sociales en général.

La réflexion générique ne peut rendre compte des spécificités qui affectent le phénomène dans chacune de ses manifestations lorsqu’on ne tient plus seulement compte des significations comme un fait général et abstrait mais selon leur contenu spécifique et parmi ces contenus, ceux qui sont appelés à se cristalliser et à « faire pouvoir ». Castoriadis a introduit une dichotomie fondamentale, les sociétés autonomes et hétéronomes. On peut dire que c’est le principe même de cette dichotomie qui lui fait penser les types de pouvoir et que les deux grands types de pouvoir qu’il distingue ne doivent leur construction à rien d’autre qu’à ce principe. Tout en reprenant à notre compte le principe lui-même, nous complexifions progressivement le modèle auquel il aboutit chez Castoriadis. Tout d’abord nous construisons une « typologie formelle » du pouvoir et non des sociétés dans leur

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ensemble. De notre point de vue, même si on ne peut pas dire que partout et toujours c’est le pouvoir qui dicte le devenir collectif, souvent, le pouvoir effectif détermine le cours du devenir d’une société plus que la société elle-même, considérée comme un tout. Ensuite, nous complétons notre définition générique du pouvoir en présentant une typologie des quatre types de pouvoir. Sa particularité est d’être développée en ayant pour matériel de réflexion la nature de l’imaginaire social-historique qui fait le phénomène. Cette nature est pensée ici selon deux éléments essentiels : d’un côté, le fondement ou la source de la signification, de l’autre, la cible ou la finalité de la signification. Soit le fondement de la signification sociale et historique est assumée comme appartenant à la société elle-même (c’est le principe des sociétés autonomes pour Castoriadis) soit il est masqué (sociétés hétéronomes). Soit le pouvoir est tout entier tourné vers la réalisation d’un idéal de vie sociale soit il vise pratiquement exclusivement le contrôle de l’effectivité. C’est ce deuxième axe, qui est celui de l’intention que réalise la signification, que nous ajoutons au premier identifié par Castoriadis. Le croisement de ces deux axes donne quatre types de pouvoir : la démocratie (grecque et moderne), la tyrannie (qui inclut aussi la dictature), le pouvoir autoritaire transcendant (les monarchies traditionnelles par exemple) et le pouvoir autoritaire immanent (les totalitarismes ou, encore, le pouvoir dans les sociétés contemporaines).

Une fois que sont cernés les éléments du phénomène du pouvoir, le contenu de l’imaginaire social, le groupe qui le cristallise, le support qu’il reçoit des significations sociales prises comme un tout, nous chercherons à dégager certaines des relations fondamentales dans lesquelles il s’inscrit, à savoir celle qui existe nécessairement entre pouvoir et liberté, et celle qui existe éventuellement entre pouvoir et violence. Le rapport qu’entretiennent le pouvoir et la liberté est double. D’une part, elle est sa cible, et d’autre part elle est aussi bien sa condition de possibilité. C’est que nous comprenons la liberté comme le « répondre de soi » dont parlait Nietzsche. Répondre de soi, c’est agir en fonction de ce que l’on est. L’exigence de répondre de soi constitue pour nous une condition de l’humanité comme telle, quelles que soient par ailleurs les limitations effectives à sa manifestation. Dans cette perspective, la liberté est de fait une dimension inaliénable de l’identité : agir conformément à ce que l’on est ou croit être, c’est accomplir sa liberté. Pour ne pas qu’on se méprenne toutefois sur le sens ultime de notre propos, il doit être clair qu’au regard de la

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théorie pensée comme théorie critique, c’est bien le projet d’autonomie soutenu par Castoriadis qui est le plus important. Parce qu’il prend en compte la dimension collective de la liberté, même et surtout ainsi comprise, il sert à la fois de principe discriminant des types de pouvoir et de principe permettant de juger normativement des formes de réalisation de la vie collective.

Si le rapport entre pouvoir et liberté un rapport nécessaire, le rapport entre pouvoir et violence, lui, est variable. En fait, comme nous avons une compréhension large du pouvoir et que son concept désigne aussi bien la tyrannie que la démocratie, la violence n’intervient pas dans les déterminations du concept générique de pouvoir. Le pouvoir n’est pas en soi violence, pas plus qu’il n’est mauvais, ni seulement répressif. Son mode opératoire n’est pas forcément celui de la violence, bien que la violence puisse devenir effectivement son principal mode d’exercice, au moins pendant un temps. Les circonstances dans lesquelles cela advient mérite d’être examinées de près. Mais, pour autant que nous élaborons une théorie générale du pouvoir, nous chercherons seulement à montrer que l’usage de la violence dans la prise du pouvoir, dans son exercice ou son renversement, ne peut pas être à priori considéré comme nécessaire. Par contre, le pouvoir s’exerce nécessairement selon quatre modalités qui se trouvent abondamment discutées dans la tradition et dont nous avons rendu compte dans la typologie que nous construisons des modes d’effectuation du phénomène du pouvoir, soit l’action, la norme, la volonté et l’identité. Toutes ciblent la liberté de l’individu, telle qu’on vient de la définir.

Plan de la thèse

Dans le premier chapitre, nous allons surtout traiter de la sociologie et de son objet, la société en général. Si on accepte de conférer un sens large au terme de science, la sociologie est une discipline scientifique. Elle comporte cependant plusieurs courants internes concurrents, elle n’est pas monolithique, un seul paradigme n’y assure pas le consensus. Il est par conséquent impossible de commencer un travail à caractère sociologique (de l’étude de terrain à l’analyse théorique) sans, au préalable, se situer dans la diversité constitutive de cette discipline. Il ne suffit pas de se revendiquer de la sociologie pour résoudre la question du choix paradigmatique. Aussi, dans ce premier chapitre, nous réaliserons une étape identifiée par Freund comme essentielle dans le cadre de la mise en

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œuvre d’une interprétation sociologique, à savoir « l’objectivation du chercheur ». Il s’agit de rendre clairs les a priori normatifs et « ontologiques » de notre démarche. C’est à l’intérieur de ce chapitre que nous allons reprendre à notre compte un certain nombre de thèses de Castoriadis, principalement son ontologie du social-historique. Nous dégagerons également les principes critiques de cette appropriation et soulignerons ce qui nous parait fragile dans sa démarche, soit la circularité de l’opposition entre pouvoir instituant et pouvoir institué, ainsi que l’insuffisance de l’opposition entre sociétés autonomes et sociétés hétéronomes. La critique de la circularité sera reprise dans notre définition du pouvoir et l’insuffisance de la seule opposition entre les sociétés autonomes et les sociétés hétéronomes dépassée dans les typologies du pouvoir que nous construisons plus loin dans la thèse.

Le second chapitre précède encore l’élaboration de notre concept de pouvoir. On y discutera du politique, en le comprenant, avec Freund, comme une dimension de la nature humaine. Toutefois, nous nous séparerons de lui sur un certain nombre de points importants touchant à cette dimension du politique. De plus, bien que ce ne soit pas son objet principal, Freund tient néanmoins à l’intérieur de son analyse de l’essence du politique un discours théorique sur le concept de pouvoir qui nous permettra de considérer le pouvoir comme un phénomène social en le liant nécessairement à un groupe d’hommes qui le porte et à un support social large. Il suggère également de poser une distinction entre force et violence que nous reprendrons à notre compte. Mais si nous reprenons tous ces éléments à notre compte dans la suite de la thèse, on verra que nous critiquons le même Freund d’une part pour sa conception faible des sociétés humaines et d’autre part pour son concept de fin eschatologique. Avec la discussion précédente sur la nature de la société menée dans le premier chapitre, au terme du second, tous les éléments seront en place pour comprendre le pouvoir, le politique et la société sans entretenir de confusion entre chacun de ces concepts. Les trois derniers chapitres exposent le noyau dur de notre théorie. Dans le troisième chapitre prendra place une réflexion sur le concept générique de pouvoir qui a pour but de fournir une définition complète du phénomène. Le chapitre déploie huit exposés. Les deux premiers ont pour but de placer notre démarche dans le cadre des discours théoriques portant sur le concept de pouvoir. On y évaluera principalement la pertinence d’une

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synthèse des perspectives institutionnelle et relationnelle et du projet d’établir l’essence du pouvoir selon son sens classique. Le troisième exposé développera notre définition du pouvoir. C’est alors que seront articulées les trois principales composantes de notre définition, soit un imaginaire social-historique, un groupe porteur et un support social. Cette définition provisoire sera complétée par les trois exposés suivants où l’on cherchera d’abord à montrer que le pouvoir est un phénomène transhistorique, que la cible la plus fondamentale de ce phénomène est la liberté de l’individu et que l’usage de la violence par le pouvoir ne peut pas être une nécessité de son concept. En fait, l’usage de la violence n’est ni exclu ni inclus au concept générique de pouvoir. Il est nécessairement contingent et dépend à la fois du pouvoir et des résistances qu’il rencontre. Le septième exposé viendra compléter la définition générique développée jusque-là, en présentant la typologie des quatre modes d’effectuation du pouvoir. Le dernier distinguera le pouvoir, comme nous l’avons défini, et l’État. Le quatrième chapitre porte quant à lui sur les différents types de pouvoir et présente une typologie étayée à partir d’exemples empiriques concrets. Il s’agit d’une étape importante puisqu’elle permet de faire ressortir des différences et des distinctions que la réflexion sur le concept générique ne permettait pas de faire apparaître. Nous y présentons d’abord notre typologie dans sa logique propre pour, ensuite, présenter chacun de ses types en commençant par la démocratie et en enchaînant ensuite avec la tyrannie. Afin de développer les deux autres types, le pouvoir autoritaire transcendant et le pouvoir autoritaire immanent, une réflexion est menée sur le concept d’autorité, principalement dans une discussion critique avec les travaux d’Arendt et de Kojève sur cette question. L’objectif poursuivi est de dégager deux types d’autorité qui permettent d’étayer les deux derniers types de la typologie. Le quatrième chapitre conclut en présentant le type du pouvoir autoritaire transcendant. Le cinquième et dernier chapitre vise à éclairer le quatrième type de pouvoir et se basera surtout sur l’exemple des sociétés contemporaines (occidentales et « développées »). Tout en cherchant à étayer le quatrième type, ce chapitre récupère, pour ainsi dire, notre objectif initial de rendre compte du pouvoir dans le monde contemporain. Il montre les articulations du pouvoir autoritaire immanent à partir de l’exemple précis du pouvoir à l’œuvre aujourd’hui, une version très schématique étant donné que cela n’est pas l’objet principal de notre travail. Ce dernier chapitre demeure

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inscrit dans notre horizon théorique et ne se veut aucunement une analyse exhaustive et complète des sociétés contemporaines, tout au plus en présente-t-il les prolégomènes. Pour conclure cette introduction, il importe sans doute d’indiquer au lecteur un principe méthodologique que nous avons mis en œuvre dans notre travail. Notre thèse est une théorie du pouvoir. C’est la construction théorique de cet objet qui est le centre de ce que nous avançons. Or, pour réaliser cette construction, nous avons constamment recours à toutes sortes d’exemples historiques afin d’étayer certains éléments de notre théorie. En utilisant ces exemples, nous ne prétendons pas enrichir leur compréhension historique. Ceux-ci ne sont introduits dans le propos qu’afin d’illustrer notre construction. Il est possible que notre manière de les exposer laisse penser que nous croyons maîtriser l’ensemble des débats entourant leurs caractéristiques fondamentales. Ce n’est pas le cas. Toutefois, pratiquement à chaque fois que nous présentons un cas historique et même si nous ne le faisons pas explicitement –ce qui nous aurait précisément contraint à entrer dans des débats de spécialistes – nous nous appuyons sur des analyses existantes d’historiens ou de sociologues qui ont été reconnues comme interprétations possibles des phénomènes. Enfin, on remarquera que nous avons adopté une attitude relativement neutre en face de bien des questions qui se posent à notre présent. Cela pourrait heurter quiconque s’attendrait à un résultat plus consistant d’une analyse sociologique qui, dans son introduction (le premier chapitre), fait une large place à la théorie critique.

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Chapitre 1 Préambule épistémologique : sur la sociologie

et la société

L’interprétation sociologique ne reçoit pas toujours le même degré de reconnaissance que les interprétations issues des sciences de la nature. Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre dire qu’elle souffre d’un défaut de scientificité, certains allant même jusqu’à la réduire à une forme spécifique de littérature. Or, il n’en est rien. Il est vrai que, des points de vue épistémologique et ontologique, il existe une différence significative entre les sciences sociales, et la sociologie en particulier, et les sciences de la nature. La réalité que les unes et les autres constituent en objet de connaissance est différente, au sens le plus radical du terme. L’objet des premières, les individus humains qui vivent en société, n’offre pas à la connaissance humaine les mêmes potentialités que le monde physico-chimique de la matière. Le réel dans l’objet des premières est composé d’affects et de représentations, voire d’autoreprésentations, et de relations, les relations de chaque individu aux autres qui sont d’abord des relations significatives. Cette particularité fait en sorte que l’on ne peut pas rendre compte de cet objet ou d’un de ses nombreux aspects en faisant appel aux outils conceptuels et à la visée cognitive caractéristiques des sciences de la nature. Les sciences sociales font naître un monde spécifique de connaissances qui mettent en jeu des objets, des règles, des potentialités et des limites propres à leur champ. Elles sont complètes et n’ont définitivement rien à envier à l’autre monde de la science.

La question de l’objectivité en sociologie est la porte d’entrée de notre travail. Une des règles particulières à laquelle il importe de se soumettre lorsqu’on cherche à produire un discours à prétention sociologique, et encore plus si la thèse a la forme d’un essai théorique, est l’objectivation de ce que présuppose le chercheur. Nous sommes d’avis qu’en sciences sociales le point de vue absolument objectif est impossible à atteindre. C’est pourquoi nous posons qu’il est nécessaire d’objectiver les conditions subjectives de production d’un discours à prétention sociologique. Il ne s’agit pas de rendre compte des préférences de l’individualité, mais bien de celles de la subjectivité engagée dans un acte de connaissance en rapport avec une société singulière et une discipline scientifique particulière, soit la subjectivité du chercheur. Ainsi, le but n’est pas d’objectiver ses valeurs ou sa vision personnelle du monde et de l’humain, mais plutôt de mettre en lumière les postures à priori

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du chercheur qui conditionnent l’orientation de son discours, les prémisses à partir desquelles on peut décoder la prétention à la validité de ce même discours. Cette dimension

a priori oriente la recherche, les questions que l’on se pose et le regard que l’on porte sur

l’objet, mais n’allons pas penser que cela pourrait remplacer, de quelque manière que ce soit, l’impératif de rigueur interne au discours sociologique. La première condition à mettre en lumière est donc celle des préconçus normatifs précédant notre engagement dans un acte de connaissance. En ce qui nous concerne, nous avons trouvé dans la conceptualisation du projet d’autonomie sociale et individuelle de Castoriadis une sorte de synthèse de nos présupposés, ce qui nous rattachera à la théorie critique postmarxiste. Reconnaître ce biais normatif n’a pas pour effet de résoudre quoi que ce soit sur le plan de l’interprétation ou de l’analyse du pouvoir par exemple. Il s’agit essentiellement de présupposés qu’il faut admettre pour s’approprier le reste de notre analyse, mais qu’on peut très bien refuser par ailleurs, au nom d’autres présupposés ou de faits les invalidant.

L’objectivation du chercheur constitue une étape méthodologique cruciale ne se limitant pas à la reconnaissance des valeurs agissant comme a priori normatif. Elle implique aussi de mettre en lumière la conception de la société comme objet cognitif possible. En effet, il nous semble évident qu’il y a un lien inextricable entre la conception ontologique de l’objet que l’on se donne à connaître et les potentialités cognitives qui peuvent ensuite en résulter. Au cours du second exposé, nous allons attaquer, brièvement cependant, l’œuvre maîtresse de Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, à l’intérieur de laquelle a été trouvée une compréhension de l’être société tout à fait adéquate à nos représentations les plus profondes sur cette question. Castoriadis n’est pas un personnage jouissant de la même popularité que d’autres dans le champ des sciences sociales1. La thèse qu’il soutient contient la proposition d’un horizon ontologique dans lequel concevoir l’objet société que nous ferons nôtre au cours de cet exposé et pour le reste de notre analyse. C’est en partant de cette ontologie et en entamant un dialogue avec elle que notre élaboration conceptuelle sur la question du pouvoir prend tout son sens.

1 Nous n’avons pas d’explications de ce fait. On peut lire, pour trouver quelques réponses possibles à cet

égard, la postface d’Enrique Escobar et de Pascal Vernay de Cornelius Castoriadis, Sujet et vérité dans le

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