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Chapitre 2 Sur le politique

3. La finalité du politique et son moyen propre

Mettre à jour les présupposés du politique n’était qu’une des étapes nécessaires par lesquelles devait passer Freund afin de dégager l’essence de cette activité. Les présupposés rendent compte de la base relationnelle effective et objective du politique et une touche compréhensive et interprétative supplémentaire lui est ajoutée en dégageant sa finalité et

75 Clastres, 1974, p. 27. 76 Freund, 1978, p. 94.

son moyen propre. La finalité et le moyen sont à la jonction de ces mêmes présupposés et de l’essence du politique. Ici, le balancement entre phénoménologie et métaphysique est beaucoup plus évident, étant donné que l’établissement de cette finalité ne peut se faire, sur le plan théorique, qu’en faisant intervenir un acte d’interprétation. Comme le dit Freund, interpréter, ce n’est pas une méthode, mais une opération intellectuelle au même titre que la conceptualisation77. Le défi de cette interprétation est de parvenir à dégager une signification ou un sens à la finalité du politique qui ne soit pas simplement contingent ou récurrent, mais qui lui soit universellement propre. « Si la politique constitue une activité autonome, disait Freund, au même titre que la science, l’art, l’économie, la religion et la morale et qu’elle ne se laisse réduire à aucune d’elles, quelle est alors sa fin spécifique et son moyen propre78? »

Tout comme le concept de « nature humaine », celui de finalité a été, à sa manière, utilisé à toutes les sauces. Se donner le projet théorique d’assigner une finalité à l’essence du politique peut alors faire jaillir toute sorte de réticences; sans précision, le terme de finalité peut apparaître à la fois trop globalisant, par l’étendue de ce qu’il pourrait virtuellement couvrir, et trop réducteur, par l’impression d’assigner une mission unilatérale à quelque chose qui fait pourtant partie à chaque fois des pages de l’Histoire et qui s’y manifeste d’une manière toujours singulière. Dans Qu’est-ce que la politique, Freund écrit que « les pages qui suivent ont justement pour objet de sortir de l’impasse cette question de la finalité de la politique, en faisant une distinction claire entre eschatologie, technologie et téléologie79 ». Or, plutôt que de complètement régler le problème, nous le verrons, Freund en a créé un beaucoup plus grand avec son concept de fins eschatologiques, lequel nous apparaît avoir été précisément construit afin de pallier sa conception réduite et déficiente de la société.

77 Freund, 1978, p. 220.

78 Freund, 1965, p. 9. Toutefois, il faut souligner de nouveau que Freund postule ici quelque chose qui

nous gêne. Il dit que « cette analyse phénoménologique de la relation de moyen à fin en politique présuppose que l’activité politique n’a de fin et de moyen propres que si l’on admet que les autres activités humaines, telles que la morale, l’économie, la science, l’art ou la religion ont respectivement elles aussi un but et des moyens propres, c’est-à-dire que chacune d’elles est autonome, malgré les relations réciproques ou dialectiques inévitables (…) » (ibid., p. 13). Ces autres « activités » sont-elles à comprendre sur le même plan ontologique que celui du politique ? La question demeure ouverte, mais nous doutons sérieusement qu’il faille les mettre sur un même plan; nous doutons même qu’il soit { propos de les penser sur ce plan.

Le but du politique (niveaux téléologique, technologique et eschatologique)

Afin de rendre opérationnel le concept de finalité, Freund le divise en trois dimensions, dont seules les deux premières sont inhérentes et propres au politique, tandis que la dernière lui est extérieure. Elle est ainsi beaucoup moins importante pour la compréhension directe de l’essence du politique. Le premier est le niveau téléologique qui détermine le but spécifique du politique, sa finalité propre. Le second est le niveau technologique. Relevant d’un ordre beaucoup plus contingent, celui-ci consiste en la réalisation d’objectifs concrets, partiels et constamment à reprendre afin de concrétiser le niveau téléologique de la finalité, le but spécifique du politique. Le dernier niveau est celui du règne des fins ou le niveau eschatologique. Ici, il n’est plus question du but propre, mais d’un mouvement d’ensemble dans lequel le politique, tout comme les autres activités humaines, seraient tous aspirés. Il s’agit d’un niveau qui apparaît nécessairement dans l’édifice de Freund parce qu’il procède d’une conception inadéquate de la société.

Le niveau téléologique de la finalité est le plus important parce qu’il touche davantage le politique dans son essence. Il doit être sans équivoque et ne doit surtout pas être perméable aux différentes variations historiques. Car, « s’il en était ainsi, disait Freund, il ne serait évidemment plus question de parler du politique comme d’une essence, mais comme pure dialectique de forces, de puissances fondées ou non sur des idées diverses80 ». Le but ne doit pas être plurivoque, il doit donc pouvoir correspondre à toutes les manifestations contingentes du politique sans pour autant s’identifier ou se limiter à une des formes concrètes par laquelle il se serait manifesté. Le but propre du politique ne tient pas non plus à un quelconque principe normatif. On est alors là très loin du but attribué au politique par Arendt. Cette dernière, en faisant de la liberté le but de « la » politique, circonscrivait une manière particulière de faire le politique, la politique telle qu’elle se pratique à l’intérieur d’une société démocratique, certainement pas la dimension politique de la condition humaine. Ni plurivoque ni normative, la finalité du politique ne se dégagera pas non plus par la sommation de toutes les fonctions qu’il aurait pu remplir tout au long de l’histoire81. Freund suggère plutôt un but ou une fin déterminé selon le sens d’une unité politique, selon

80 Ibid., p. 20.

son rapport à l’extérieur et ses deux rapports à elle-même dont témoignaient les trois couples de présupposés.

Le but du politique est alors de veiller à la sécurité extérieure, celle-ci étant conditionnée par la relation ami/ennemi. Il est aussi de veiller à la concorde intérieure et à la prospérité au sens large, celles-ci étant conditionnées par les deux autres présupposés, que constituent les dialectiques du commandement et de l’obéissance et du privé et du public82. Bien que distinctes, les notions de sécurité extérieure, de concorde intérieure et de prospérité sont en fait différents aspects d’un même bien, soit précisément le bien commun. « Le but spécifique du politique se détermine en fonction du sens d’une collectivité, c’est-à-dire il consiste dans la volonté d’une unité politique de conserver son intégrité et son indépendance dans la concorde intérieure et la sécurité extérieure83. » Ainsi, le politique est, pour reprendre la logique des pour soi de Castoriadis, une dimension du pour soi de la société. Il est l’activité effective qui rend possible l’unité de la société et qui s’efforce, dans un second temps, de la maintenir, de la reproduire, et de faire en sorte, finalement, qu’elle persévère dans l’être84. Concrètement, il correspond à ce que Castoriadis classait sous la

rubrique du pouvoir explicite.

Comme on l’a dit plus tôt, le niveau technologique de la finalité est en lien direct avec le niveau téléologique : « Le but n’est que le possible, seuls les moyens sont réels parce qu’ils mettent en œuvre à la fois l’esprit et le corps85. » Les moyens dont il est question ici ne correspondent pas au moyen propre du politique que nous verrons sous peu. Il faut les comprendre comme des objectifs, c’est-à-dire « la substance matérielle d’une action empirique visant à réaliser le but spécifique du politique in concreto86 ». L’unité d’une société, sa défense, son intégrité, ne sont pas des dimensions atteignables abstraitement pour et par elles-mêmes. Elles ne peuvent être atteintes que par le concours de réalisations concrètes, ponctuelles et partielles. Ces « objectifs » sont donc aussi variés que l’est chaque unité politique et dépendent de facteurs toujours relatifs à la contingence d’une situation sociale particulière. On pourrait voir, par exemple, la construction du mur par Israël comme 82 Ibid., p. 653-658. 83 Freund 1965, p. 37. 84 Freund, 1978, p. 664. 85 Freund, 1965, p. 64. 86 Freund, 1978, p. 668.

une illustration évidente de la réalisation d’objectifs au service du but générique du politique, en l’occurrence la sécurité extérieure. On pourrait voir aussi, mais dans un sens complètement différent, le paiement d’un tribut, comme l’ont fait pendant longtemps les Mongols et les Coréens pour stabiliser leur rapport avec l’Empire chinois, comme un autre genre d’objectif visant le but propre du politique87. Ces objectifs prennent en charge quatre problèmes de l’activité politique concrète, les moyens et les méthodes, les conséquences, le choix ainsi que la compétence et la responsabilité88.

Freund propose un troisième niveau de finalité, le niveau eschatologique, le « règne des fins » selon son expression même. Celui-ci nous propulse dans un au-delà du politique proprement dit. Les fins ne font pas partie du politique, elles ne lui sont pas propres et elles existeraient dans l’ensemble de la société. « En d’autres termes, il s’agit de valeurs universelles de l’homme en tant qu’homme, qui ne relèvent d’aucune activité spécialisée89. » Poursuivre des fins n’est donc pas du même ordre que de poursuivre un objectif. « Par fins il faut entendre ici les valeurs ultimes que l’homme se propose d’accomplir par son activité individuelle ou bien par l’action des collectivités et des groupements, en vue de donner un sens à la vie et à l’histoire90. » La fonction du niveau eschatologique dans l’économie générale de la thèse de Freund est surtout d’indiquer que, bien que le politique soit une activité autonome et fondamentale ayant une primauté relative sur les autres dimensions de l’existence collective (dans le sens de l’expression du « royal tisserand » de Platon), il n’est pas pour autant imperméable à la société dans laquelle il prend place. Au contraire, et le concept de « règne des fins » cherche justement à en rendre compte, en toute époque, en toute société, il existerait des valeurs qui ne sont pas propres au politique, mais qui le pénètrent et l’influencent.

Étant donné qu’elles sont des fins humaines concernant l’homme en tant qu’homme et qu’elles ne sont pas exclusivement ni même essentiellement des aspirations politiques, elles sont la raison de l’intégration de la politique dans l’ensemble de la vie humaine, en constante interdépendance avec les autres activités (…). Autrement dit, parce que les fins sont communes à

87 Je tiens l’exemple de mon ami et collègue Carl Déry, étudiant au doctorat au département d’histoire

de l’Université Laval.

88 Freund, 1978, p. 668. 89 Ibid., p. 696-697. 90 Freund, 1965, p. 98.

toutes les activités humaines, la politique ne saurait s’isoler et constituer une activité pour soi sans aucune ouverture sur les autres essences et entreprises humaines; elle n’est pas une fin en soi, mais elle est comme toutes les autres activités et concurremment avec elles au service de l’homme et de son devenir91.

La finalité eschatologique est un concept dont Freund aurait très bien pu faire l’économie, n’eût été de sa conception réductrice et déficiente de la société. Les valeurs, le sens, la signification sont plutôt premières. Nous reviendrons à cette dimension importante une fois que nous aurons terminé la revue de l’ensemble de la thèse de Freund.

Le moyen propre du politique : la ruse ou la force?

Freund indique que depuis Machiavel, la pensée politique a toujours identifié la force et la ruse comme les deux moyens propres au politique. Forte d’une analogie de la division du corps et de l’esprit, la force était conçue comme la dimension physique du moyen du politique, moins noble, plus vile, et la ruse était plutôt perçue comme le symbole de la dimension psychique, plus noble, plus fine et plus honorable. « En fin de compte, la force passe pour le moyen de l’inculture et la ruse pour celui de la civilisation92. » La force serait aussi discréditée, selon la même logique, par l’opposition généralement faite entre force et droit. C’est à remettre un peu d’ordre dans cette réflexion que Freund va s’employer en établissant que c’est la force, seule, qui est le moyen propre et spécifique du politique, « la ruse n’étant qu’une des manières de l’appliquer93 » (le droit, lui, étant plutôt la poursuite du commandement).

Comme il le fait tout au long de cette œuvre, pour chaque aspect qu’il aborde, Freund ne cherche pas à rendre compte de la force dans une perspective morale, en tentant de rationaliser son existence uniquement pour la déplorer et la dénoncer. Au contraire, il cherche à la comprendre dans sa nécessité même. Ainsi, à la question de savoir si l’usage de la force est légitime ou non, il répond que le seul point de vue important est de

91 Ibid., p. 102. 92 Ibid., p. 111-112. 93 Freund, 1978, p. 705.

comprendre qu’elle est : « Il nous semble au contraire qu’elle est actualité, qu’elle ne vaut que par ses effets94. »

Pour comprendre la force dans son usage ou dans sa dimension typiquement politique, Freund la différencie de la violence qui peut jaillir dans tous les recoins de la vie sociale. « Nous appellerons violence l’explosion de la puissance qui s’attaque directement à la personne et aux biens des autres (…) en vue de les dominer par la mort, par la destruction, la soumission ou la défaite95. » La force est autre chose : « Nous appelons force l’ensemble des moyens de pression, de coercition, de destruction et de construction que la volonté et l’intelligence politiques fondées sur des institutions et des groupements, mettent en œuvre pour contenir d’autres forces dans le respect d’un ordre conventionnel ou bien pour briser une résistance ou menace, combattre des forces adverses ou encore trouver un compromis ou un équilibre entre les forces en présence96. » La force, contrairement à la violence, est

94 Ibid., p. 708. Weber n’est certainement pas le seul { avoir traité de la question de la « violence

légitime », mais il est certainement un de ceux qui en a rendu compte d’une des manières les plus complexes. La « violence légitime » ne s’auto-fonde pas, elle est en rapport immédiat et direct avec un ordre légitime. L’ordre légitime est celui en vertu duquel les acteurs agissent selon des motifs orientés vers la croyance en sa légitimité, ce ne sont donc pas des motifs simplement fondés sur la coutume, l’habitude ou des motifs rationnels en finalité (Max Weber, Économie et société 1 Les catégories de la

sociologie, Paris : Pocket, 1995, p. 64-67). La violence légitime est une forme particulière de « force

nécessaire » et elle ne serait pas l’unique moyen de l’État, mais elle serait tout de même son moyen spécifique : « (…) l’État consiste en un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime » (Max Weber, Le savant et le politique, Paris : Union générale d’Éditions, 1963, p. 126). Nous parlons bien d’une force ou d’une violence légitime c’est-à-dire qui est reconnue comme telle par ceux qu’elle vise virtuellement, ce qui la distingue de la force tout court servant à préserver l’unité dans d’autres organisations politiques. Weber ajoute d’ailleurs entre parenthèses, « c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime » (idem.). En fait, la caractéristique de l’État { cet égard est d’en détenir le monopole. Deux sortes d’ordre légitime seraient possibles, la convention et le droit, et leur garantie de légitimité peut être posée de façon purement « intime », c’est- à-dire affective, rationnelle en valeur ou par la foi religieuse, et par « les expectations de certaines conséquences spécifiques externes » (ibid., p. 68). La différence majeure et fondamentale entre les ordres légitimes de la convention et du droit est que la première trouve sa garantie de légitimité par une réprobation générale alors que l’autre comporte une instance spécifiquement instituée { cet effet. Les agents, de leur côté, connaissent trois modalités en fonction desquelles ils peuvent accorder à un ordre une validité légitime : la tradition, la croyance et la légalité. La « violence légitime », celle dont à un certain moment historique l’État héritera du monopole exclusif, est légitime non d’après une norme universelle qui traverserait les barrières culturelles et qui permettrait de fonder le jugement de la légitimité. Elle se fonde sur la croyance en l’ordre en question, qu’il soit de convention ou de droit, et qu’il soit reconnu selon la tradition, la croyance ou la légalité, elle est donc relative au groupement humain qui valorise l’ordre en question. Ainsi quand Weber utilise l’expression, par exemple dans Le

savant et le politique, afin de qualifier le moyen spécifique de l’État, il ne cherche aucunement { fonder

dans une norme transcendantale la valeur de la violence, il veut seulement dire qu’elle est légitime pour tous les acteurs qui reconnaissent la valeur de l’ordre en question.

95 Freund, 1978, p. 514. 96 Freund, 1965, p. 122.

dotée d’une mission spécifique, car son usage n’est pas gratuit, il est conditionnel. Son recours vise à instaurer ou à restaurer un équilibre, celui de l’unité politique. Cette force est donc directement au service du but générique du politique.

L’angle de la conditionnalité comporte un intérêt. Il se trouve par exemple chez Freitag : « La violence ou le déterminisme ne représentent donc qu’une limite extérieure à ce qui est propre au rapport de domination, limite vers laquelle celui-ci pointe certes, mais sans jamais pouvoir la rejoindre concrètement sans y perdre sa spécificité. La violence impliquée dans un rapport de domination est la violence conditionnelle et non actuelle97. » Dans le cadre de sa théorie, cette violence conditionnelle émerge dans et par le développement du politico-institutionnel, comme un corollaire à la place importante prise par le droit dans la reproduction d’ensemble de la société : « L’instance du pouvoir s’approprie et se fait reconnaître du même coup aussi nécessairement l’exclusivité de principe de la capacité de sanctionner, vis-à-vis de tous, et en dernière instance par l’usage de la violence, ces puissances d’agir dont elle a monopolisé la reconnaissance collective98. » La « violence conditionnelle » est très exactement ce que Freund entend par

la force comme moyen propre du politique. L’important ici est que Freitag distingue la conditionnalité et l’actualité de la violence, voulant signifier par là que la violence conditionnelle n’est pas le dispositif opérationnel en fonction duquel la société obtient une cohérence. Elle est plutôt conditionnelle à la non-reconnaissance en acte de la société, de ses institutions ou de ses normes fondamentales. À trop s’utiliser, elle finirait par perdre son efficacité qui tient précisément à un haut degré d’appréhension et un faible niveau de réalisation effective dans la confrontation. Son actualisation a lieu sur ce qui se tient en dehors de ce que la société se donne comme horizon de réalité, en dehors de l’ordre légitime, elle est donc conditionnelle au refus de reconnaître comme valable cet ordre. La réalité de l’usage de la force nécessaire se trouve dans un au-delà de l’ordre légitime reconnu, autant du côté de ceux ou de celui qui la mettent en œuvre que du côté de celui ou de ceux qui la subissent. Au-delà, parce que celui qui la subit ne le reconnaît pas symboliquement, d’où la désobéissance en acte, et, tout autant, parce que l’exécution même