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La mise en question du génie génétique dans l'espace public suisse: Analyse des pratiques médiatiques de mise en forme et de mise en oeuvre du débat public

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La mise en question du génie génétique

dans l’espace public suisse

Analyse des pratiques médiatiques de mise en forme

et de mise en oeuvre du débat public

Thèse présentée à la Faculté des Sciences économiques et sociales de l’Université de Fribourg (Suisse)

par Alain Bovet de Neuchâtel

pour l’obtention du grade de docteur ès sciences sociales

Acceptée par la Faculté des Sciences économiques et sociales, le 6 décembre 2007, sur proposition de Madame la Professeure Lorenza Mondada (premier rapporteur) et de Madame la Professeure Muriel Surdez (second rapporteur).

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La Faculté des sciences économiques et sociales de l’Université de Fribourg (Suisse) n’entend ni approuver, ni désapprouver les opinions émises dans une thèse : elles doivent être considérées comme propres à l’auteur (Décision du Conseil de faculté le 23 janvier 1990).

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A Jean Widmer

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Table des matières

TABLE DES MATIERES...I

REMERCIEMENTS...V

AVANT-PROPOS...IX

PREMIÈRE PARTIE ... 1

LA PROBLÉMATISATION DU GÉNIE GÉNÉTIQUE DANS L’ESPACE PUBLIC SUISSE. UNE ANALYSE DE LA PRESSE QUOTIDIENNE SUISSE DE 1992 À 2005 ... 1

INTRODUCTION DE LA PREMIÈRE PARTIE.UNE APPROCHE PRAXÉOLOGIQUE DU DÉBAT PUBLIC SUR LE GÉNIE GÉNÉTIQUE... 3

A la recherche d’une controverse socio-technique ... 3

L’espace public comme sphère de discussion et scène d’apparition ... 5

Construire une initiative comme un problème public ... 8

Deux conceptions de la scénarité... 10

L’expérience, la situation et le problème du public chez Dewey ... 14

La clôture précoce d’une enquête... 17

L’enquête sur le génie génétique ... 18

« Biotechnology in Switzerland: from street demonstrations to regulations » ... 19

Présentation des chapitres de la première partie ... 23

I.1L’ÉMERGENCE D’UN PUBLIC NATIONAL DES BIOTECHNOLOGIES.LA CAMPAGNE D’AVRIL-MAI 1992... 27

I.1.1 Présentation de la démarche d’analyse... 27

I.1.2 La campagne telle que rapportée par la presse quotidienne suisse ... 33

I.1.3 Le traitement de la campagne dans le Matin... 37

Conclusion ... 43

I.2PROBLÈME PUBLIC OU TECHNOLOGIE ORDINAIRE ?LES RÉCEPTIONS PUBLIQUES DU GÉNIE GÉNÉTIQUE ENTRE 1992 ET 1995... 45

I.2.1 Quelle législation pour le génie génétique ? ... 46

I.2.2 Brevet sur le vivant ou protection des investissements ? Le débat sur la brevetabilité des produits issus du génie génétique... 60

I.2.3 La complainte du progrès: les autres textes de la Neue Zürcher Zeitung ... 68

Conclusion ... 74

I.3LA CONFRONTATION DANS L’ATTENTE DU VOTE POPULAIRE.LA PREMIÈRE PHASE DE LA CAMPAGNE SUR L’INITIATIVE « POUR LA PROTECTION GÉNÉTIQUE »(JANVIER 1996– DÉCEMBRE 1997) ... 77

I.3.1 Le lancement de la campagne et le problème de l’information ... 80

I.3.2 Le Conseil national à la recherche d’alternatives... 88

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I.3.4 Le durcissement des fronts et le programme du Conseil fédéral...108

Conclusion...118

I.4« LA VOTATION DU SIÈCLE ? »LA PHASE FINALE DE LA CAMPAGNE SUR L’INITIATIVE « POUR LA PROTECTION GÉNÉTIQUE »(JANVIER – JUIN 1998) ...121

Introduction ...121

I.4.1 L’autorisation du maïs Bt 176 comme faux prologue ...129

I.4.2 L’engagement des chercheurs et la question du dialogue...131

I.4.3 La division de la gauche...151

I.4.4 La politique du Conseil fédéral ...162

I.4.5 Le vote comme dénouement de la campagne et comme lancement de l’élaboration de Genlex ..174

I.5.LA TENTATION DU MORATOIRE.LA RÉGULATION DU GÉNIE GÉNÉTIQUE ENTRE 1998 ET 2004...179

Introduction ...179

I.5.1 L’émergence du moratoire comme solution controversée (1998-2000)...182

I.5.2 Le Parlement trouve une alternative au moratoire (2000 à 2003)...200

I.5.3 Science et Cité: l’affaire dite « du blé de l’EPFZ » (2001 à 2004) ...216

Conclusion...234

I.6LE VOTE DES CONSOMMATEURS.LA CAMPAGNE SUR L’INITIATIVE « POUR DES ALIMENTS PRODUITS SANS MANIPULATIONS GÉNÉTIQUES »(2004-2005) ...237

I.6.1 Le rejet de l’initiative par les autorités fédérales. Un moratoire jugé inutile et dommageable...239

I.6.2 Les controverses scientifiques dans la campagne ...244

I.6.3 « Les paysans contre l’économie »...251

I.6.4 L’économie contre les consommateurs ? ...255

I.6.5 « Le consommateur dicte sa loi » ...258

Conclusion...262

CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE.RENDRE UN DÉBAT PUBLIC INTELLIGIBLE, RACONTABLE ET ANALYSABLE...267

L’histoire d’un débat public ...268

Le récit médiatique d’un débat public ...276

Vers une définition réelle des pratiques du débat public...282

Le débat télévisé comme « perspicuous setting » (I) ...285

DEUXIÈME PARTIE...289

UNE ETHNOGRAPHIE DE LA PRISE DE PAROLE. L’ANALYSE PRAXÉOLOGIQUE D’UN DÉBAT TÉLÉVISÉ SUR L’INITIATIVE « POUR LA PROTECTION GÉNÉTIQUE »...289

INTRODUCTION DE LA DEUXIÈME PARTIE.ANALYSE DE CONVERSATION ET DÉBAT PUBLIC...291

De l’analyse de conversation à l’« Institutional Talk »...292

Qu’est-ce qui rend la parole institutionnelle (accountably) institutionnelle ? ...295

Problèmes publics et pratiques locales ...301

Synthèse de la discussion...305

Le débat télévisé comme perspicuous setting (II) ...306

(7)

II.1.1 Ouvrir l’émission... 310

II.1.2 Prendre position comme militante... 318

II.1.3 Prendre position au nom de la collectivité... 326

II.1.4 Prendre position contre l’émission ... 336

II.1.5 Prendre position au nom de la communauté scientifique... 345

Conclusion ... 350

II.2DONNER A VOIR LE DEBAT.LA VISIBILISATION DE LA CONFIGURATION COMME ACTIVITE COLLECTIVE. ... 353

II.2.1 Parcourir le studio ... 356

II.2.2 Mettre en image une prise de position ... 363

II.2.3 Suivre les redéfinitions du cadre de participation... 369

II.2.4 Montrer la confrontation... 376

II.2.5 Renouer le contact avec l’audience... 389

II.2.6 Les synthétiseurs comme énoncés de configuration ... 392

Conclusion ... 399

II.3STRUCTURER LE DÉBAT.LA PRODUCTION CONJOINTE ET CONTINGENTE D’UNE ACTIVITÉ STRUCTURÉE. ... 401

II.3.1 Passer en revue les interdictions de l’initiative... 402

II.3.2 La coproduction d’une transition thématique ... 416

Conclusion ... 427

II.4Y A-T-IL LIEU D’INTERDIRE LA DISSÉMINATIOND’OGM ?LA MISE À L’ÉPREUVE DU BIEN-FONDÉ D’UNE CRAINTE. ... 429

II.4.1 Prendre position comme expert partisan ... 430

II.4.2 Prendre position comme expert scientifique ... 438

II.4.3 Répliquer et vulgariser... 446

II.4.4 Relativiser la connaissance scientifique... 456

II.4.5 Problématiser le discours expert... 464

Conclusion ... 471

II.5PEUT-ON INTERDIRE LES ANIMAUX TRANSGÉNIQUES ?LA PRÉSERVATION DES SOURIS TRANSGÉNIQUES COMME ENJEU MORAL. ... 473

II.5.1 La dignité de l’animal comme enjeu moral ... 473

II.5.2 « Le problème, c’est le problème des souris transgéniques » ... 480

II.5.3 Peut-on se passer des souris transgéniques ? ... 486

II.5.4 « Qu’est-ce qui vous permet de mettre en doute ce que vous dit le professeur Sutter ? »... 492

Conclusion ... 496

II.6A QUI PROFITE LE GÉNIE GÉNÉTIQUE ?LES ENJEUX ÉCONOMIQUES COMME OBJET DE DÉBAT. ... 499

II.6.1 Définir les enjeux économiques... 499

II.6.2 Définir les enjeux des brevets... 505

II.6.3 A qui profitent les brevets ?... 509

(8)

II.7POLITISER LE GÉNIE GÉNÉTIQUE.L’ACCOMPLISSEMENT POLÉMIQUE D’UNE POLARISATION

ASYMÉTRIQUE...519

II.7.1 Configurer le débat ...520

II.7.2 Faire sens du texte de l’initiative ...535

II.7.3 Travailler la catégorie de « socialiste » ...552

Conclusion...568

II.8PASSER LA PAROLE AUX SPECTATEURS.MODIFICATION DU CADRE DE PARTICIPATION ET ENCADREMENT DE LA PRISE DE PAROLE...571

II.8.1 Interpeller le conseiller fédéral...572

II.8.2 Témoigner en tant que « mucoviscidose » ...581

II.8.3 Critiquer l’émission ...592

Conclusion...597

II.9CLORE LE DÉBAT.CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE. ...599

II.9.1 « Oui ou non, non ou oui. A vous de jouer »...600

II.9.2 La représentation du débat public ...606

II.9.3 Analyse de conversation, débat télévisé, débat public ...610

CONCLUSION GÉNÉRALE...617

Thème ou ressource ? ...618

L’espace public suisse du génie génétique ...622

Espace public, démocratie et sociologie ...630

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Remerciements

Un tour de parole dans une conversation apparaît comme le fait d’un seul locuteur. Le fait qu’un tour de parole soit assignable à un seul locuteur résulte pourtant de la collaboration étroite de tous les participants à l’échange. Il en va de même pour une thèse, qui se doit d’être signée et assumée par un seul rédacteur, quand bien même elle procède d’un intense travail collectif. Je tiens à ratifier les participants suivants qui ont contribué à la production de ce qui doit apparaître comme ma thèse.

Lorenza Mondada a accepté de reprendre la direction de la thèse. Elle n’a toutefois pas attendu d’en devenir la directrice pour lire et commenter les versions antérieures de nombreux chapitres, en particulier ceux de la deuxième partie, avec une générosité qui n’a d’égale que sa rigueur analytique.

Cédric Terzi a passé un temps invraisemblable à discuter, lire et rediscuter la plupart des phrases de cette thèse. Au-delà de ce qu’elles m’ont appris sur la sociologie et le monde qui va avec, ces conversations m’ont fait prendre conscience de l’intérêt de l’entreprise dans laquelle je m’étais embarqué.

Dunya Acklin Muji a eu l’amitié de mettre à disposition sa compétence dans l’analyse des controverses publiques pour lire et commenter les chapitres de la première partie, ainsi que les chapitres introductifs et conclusifs.

De nombreux collègues et amis ont joué dans la production de cette thèse un rôle qu’ils me pardonneront de ne pas préciser: Michel Barthélémy, Daniel Cefaï, Esther González Martínez, Philippe Gonzalez, Heimke Peiry, Marc Relieu, Philippe Sormani, Ignaz Strebel, Muriel Surdez. Qu’ils trouvent ici l’expression de ma reconnaissance pour m’avoir fait gagner le temps qu’ils y ont passé.

Philippe Gonzalez et Mustapha Obbad m’ont fourni une aide décisive pour la mise en forme et en page. Anne Peiry a relu l’ensemble du manuscrit avec une efficacité redoutable.

Cette recherche a bénéficié d’un financement du Fonds national de la recherche scientifique (Subside FNS 100012-100566). Je remercie Jeanne Graff pour le travail de récolte et de constitution du corpus d’articles de presse.

Je remercie ma famille et mes amis pour s’être enquis, régulièrement mais sans (trop) insister, de la progression de la thèse. Mes parents et beaux-parents méritent une mention spéciale pour avoir si généreusement occupé la catégorie de grands-parents.

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Secondée en cours de route par César, Camille a toujours su trouver l’amour et l’humour nécessaires pour me rappeler que cette entreprise n’était ni plus ni moins importante que ce qu’elle était.

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Avant-propos

C’est au début des années 1990 que le génie génétique commence à être publiquement mis en question en Suisse. Quelques années plus tard, il acquiert un statut de problème public, c’est-à-dire, pour reprendre l’expression malicieuse de Joseph Gusfield (1981: 5), « quelque chose à propos de quoi quelqu’un doit faire quelque chose ». Le génie génétique en Suisse continue aujourd’hui de posséder un statut à la fois public et problématique, en dépit d’une intense activité de régulation prise en charge par les autorités législatives et exécutives nationales.

En 1992, une première consultation populaire débouche sur une large acceptation d’un projet du Parlement d’inscrire dans la Constitution des principes de régulation du génie génétique et de la médecine de reproduction. Entre 1996 et 1998, une initiative populaire demandant l’interdiction de plusieurs applications importantes du génie génétique suscite un débat public considérable. Le rejet sans appel de l’initiative par près de trois quarts des votants en 1998 n’est aucunement interprété comme signifiant ou établissant le caractère non problématique du génie génétique. Le vote de 1998 marque au contraire le lancement d’un chantier législatif de plus de 5 ans au cours duquel le Parlement élabore une loi sur le génie génétique. Fréquemment présentée comme « la plus sévère du monde », cette loi est pourtant loin de mettre un terme au débat. Une initiative populaire demande ainsi un moratoire de 5 ans sur l’utilisation d’organismes génétiquement modifiés dans l’agriculture suisse. L’initiative est largement acceptée en 2005, malgré les recommandations contraires du Parlement et du Gouvernement suisses.

Ces quelques étapes indiquent la constance du caractère public et problématique du génie génétique en Suisse. Ce même caractère permet de prédire sans grand risque de se tromper qu’une nouvelle initiative populaire demandera la reconduite du moratoire en 2010. Le statut de problème public du génie génétique en Suisse peut surprendre si l’on considère qu’à l’exception de quelques médicaments, ainsi que d’une poignée d’expérimentations sévèrement confinées et étroitement surveillées1, il est impossible de trouver des organismes génétiquement modifiés en Suisse, qu’il s’agisse de culture agricole ou de distribution commerciale. Sur ce point, le moratoire de 2005, loin d’établir une interdiction, ne fait qu’ancrer dans la Constitution le fait qu’aucune culture d’organismes génétiquement modifiés n’est conduite en Suisse, ni même envisagée à plus ou moins long terme.

1 Il s’agit ici avant tout de recherches médicales et pharmaceutiques ainsi que d’expérimentations

agro-biologiques. Les essais en champ menés en Suisse depuis la fin des années 1980 se comptent sur les doigts d’une seule main.

(14)

Ces remarques liminaires permettent de donner une première orientation fondamentale de ce travail. Le génie génétique apparaît bien davantage comme une technologie qui pourrait être développée en Suisse et dont il s’agit de prévenir les aspects problématiques, que comme une pratique effective qu’il s’agirait de réguler, voire d’interdire. En d’autres termes, le phénomène que constitue le génie génétique en Suisse relève du discours, politique et controversé, plutôt que de la pratique scientifique ou agricole. En conséquence, l’analyse qui suit est consacrée au discours complexe et riche qui constitue le génie génétique comme un problème public en Suisse depuis une quinzaine d’année.

Cette première orientation appelle immédiatement une précision. L’angle adopté ne doit nullement être interprété comme un abandon du génie génétique au profit des discours dont il fait l’objet dans l’espace public. C’est au contraire bien du génie génétique qu’il sera question dans ce travail, appréhendé par le biais du processus public qui l’a progressivement identifié et problématisé. Cette précision vise à éviter un écueil important, qui consiste à ne voir dans l’appréhension publique du génie génétique qu’une version simplifiée, lorsqu’elle n’est pas délibérément déformée, de ce qui, par contraste, apparaîtrait comme le véritable génie génétique. Renoncer à cette posture ironique n’interdit pas à l’analyste de la traiter en tant qu’objet d’analyse lorsque, ce qui arrive plus que fréquemment, elle constitue une ressource pour les prises de position des acteurs du débat. Plus abstraitement, cet écueil revient à réduire les discours qui constituent un espace public démocratique à de simples bavardages, qui ne partagent pas le statut ontologique des objets ou des pratiques auxquels ils font référence.

L’analyse qui suit vise précisément à démontrer empiriquement ce modeste point: les discours publics dans les espaces démocratiques ne doivent pas être opposés aux objets auxquels ils réfèrent. Le discours public apparaît au contraire comme ce qui rend un objet intelligible, descriptible et disponible à toutes sortes d’actions et de mesures. Pour reprendre la fameuse expression de Michel de Certeau (1990 [1980]: 185), « des récits « marchent » devant les pratiques sociales pour leur ouvrir un champ ».

De fait, l’angle adopté dans ce travail consiste à traiter les discours comme des pratiques situées, c’est-à-dire ancrées dans une situation plus large qu’elles contribuent par ailleurs à établir, voire parfois à infléchir. Il s’agit dans la première partie d’une analyse longitudinale du discours de la presse quotidienne suisse entre 1992 et 2005. L’objectif n’est ici pas tant la presse elle-même que la façon dont elle témoigne et participe du processus collectif par lequel est identifié et problématisé le génie génétique.

Il ressort de cette première partie que le vote de 1998 constitue l’apogée du débat public. La seconde partie du travail apporte un approfondissement de cette phase importante par le biais de l’analyse d’un débat télévisé diffusé à l’horizon du vote. Cette analyse vise toutefois avant tout à documenter avec précision l’organisation d’un débat télévisé à propos d’un problème public. Cette démarche peut dès lors être appréhendée comme une

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ethnographie de la médiation proposée par une émission de télévision entre un problème public et une audience médiatique.

Dans la mesure où les analyses visent à faire ressortir la façon dont un débat public s’organise et se développe, le découpage en parties et en chapitres ne saurait être déterminé par de seuls critères externes à l’objet. Le découpage en chapitres de la première partie, ainsi que le choix de l’objet de l’analyse de la seconde partie, témoignent ainsi de la prégnance du calendrier politique fédéral, scandé par les consultations populaires et les débats parlementaires, sur le développement du débat public sur le génie génétique. Le traitement de cette question par la collectivité suisse est donc étroitement articulé aux institutions spécifiques de la démocratie directe. Le lecteur non familier du fonctionnement et des institutions de ce système trouvera quelques éclaircissements dans le glossaire2. Le présent travail revendique cependant une portée qui dépasse le cadre relativement étroit de la démocratie helvétique. En effet, au-delà des spécificités parfois déterminantes de ce système, le débat public sur le génie génétique montre comment une collectivité démocratique appréhende, discute et tente de réguler une technologie controversée. Le présent travail s’inscrit dès lors dans une démarche d’appréhension de l’ordre social et politique qui transcende les particularismes nationaux.

2 Le glossaire se trouve en annexe (Annexe I). Dans le texte, la première mention de certains termes et noms

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Première partie

La problématisation du génie génétique dans l’espace

public suisse. Une analyse de la presse quotidienne

suisse de 1992 à 2005

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Introduction de la première partie. Une approche

praxéologique du débat public sur le génie génétique

How is it that an issue or problem emerges as one with a public status, as something about which « someone ought to do something »? Joseph Gusfield1

A la recherche d’une controverse socio-technique

Ce texte introductif vise à fournir une délimitation liminaire de l’objet et de la problématique de la recherche, ainsi que de la démarche d’analyse adoptée. Pour ce faire, je recourrai par moments à une exposition narrative du développement de la recherche. Il s’agit là d’une forme de réflexivité qui porte moins sur le chercheur que sur la façon dont des propriétés importantes de l’objet de la recherche lui sont progressivement apparues. J’ai dès le départ souhaité inscrire cette recherche dans une double orientation. Il s’agissait d’une part de prolonger des recherches sur la communication scientifique qui m’avaient passionné au cours de mes études. Je venais d’autre part de rejoindre un centre de recherche engagé dans l’étude empirique de débats et de problèmes publics. J’en suis par conséquent venu à envisager comme objet de recherche une controverse publique portant sur une question scientifique ou marquée par d’importantes interventions de scientifiques. Souhaitant alors travailler sur une controverse en train de se développer, je me suis retrouvé dans une position d’attente quelque peu malsaine d’une nouvelle crise de la vache folle, voire d’un nouvel accident nucléaire. Rien de tel ne survenant dans l’espace public suisse des derniers mois du 20e siècle, j’ai consulté le calendrier des votations* à venir afin d’anticiper une éventuelle controverse publique sur une question scientifique déclenchée par l’une ou l’autre des futures consultations populaires.

Un candidat s’est rapidement présenté sous la forme d’une initiative populaire* soumise au vote en mars 2000. Cette initiative demandait d’inscrire dans la Constitution l’interdiction de la fécondation in vitro. J’ai alors constitué un large corpus médiatique comprenant la presse quotidienne des trois régions linguistiques, ainsi que plusieurs débats

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radiophoniques et télévisés. Je me contenterai d’indiquer ici les principaux résultats de l’analyse de ce corpus (Bovet 2001, 2002, 2006, Terzi et Bovet 2005).

Le débat public suscité par l’initiative soumise au vote est apparu d’emblée comme restreint. En dépit d’un grand nombre de lettres de lecteurs, la presse quotidienne suisse a réservé un traitement plus que modéré au débat sur l’initiative. C’est toutefois sur le plan qualitatif que le débat s’est avéré le plus restreint. A une exception près, les journaux retenus ont relayé et soutenu sans ambiguïté l’opposition à l’initiative, en reprochant sévèrement aux mouvements qui la soutenaient une position fondamentaliste de refus du progrès et du savoir. Si l’analyste n’a pas à juger du bien-fondé des positions en présence, il peut en revanche constater que l’argumentation des partisans de l’initiative se bornait à refuser ce qui leur apparaissait comme une intervention technique indue dans l’ordre naturel. Obnubilé par le refus de tout autre mode de procréation que l’acte sexuel conjugal, les partisans de l’initiative ont significativement oublié de présenter l’adoption comme alternative à la procréation « naturelle ».

Il est toutefois plus intéressant de constater des restrictions comparables dans le camp des opposants à l’initiative. Ce qui est apparu comme le discours largement dominant de la campagne a consisté à présenter la fécondation in vitro comme un instrument médical permettant à des couples de traiter leur stérilité et de réaliser ainsi leur projet parental. En présentant la stérilité comme une maladie susceptible d’entraîner des conséquences dramatiques, le discours dominant de la campagne a défini non seulement le problème, mais également les modalités de sa solution. Il est en effet apparu que l’assistance médicale à la procréation traitait la maladie des couples en leur permettant d’engendrer de « vrais » enfants. On retrouve ici l’omission, pour ne pas dire plus, de modes non biologiques de production d’un enfant, tels que l’adoption.

Ces quelques éléments permettent de rendre compte du fait que si le débat a parfois été vif, il n’en a pas moins été fort restreint. Le discours très largement dominant a en effet consisté à établir le caractère non public et non politique de la fécondation in vitro. Il s’est agi plus précisément d’inviter le citoyen suisse à établir par son vote son refus d’interférer dans le colloque singulier entre le médecin et le patient. Il n’a guère été question de reprendre à nouveaux frais la problématique de la production sociale et culturelle d’un être humain, en fonction des nouvelles possibilités d’assistance à la procréation.

Le caractère restreint de la discussion collective ressort mieux si l’on se rapporte par contraste à la discussion des « forums hybrides » telle qu’elle a été conduite par Michel Callon. Alors que le terme de « forums » vise les « espaces ouverts où des groupes peuvent se mobiliser pour débattre de choix techniques qui engagent le collectif » (Callon et al. 2001: 36), la caractérisation d’« hybrides » se réfère à l’hétérogénéité aussi bien des intervenants du forum que des registres dans lesquels les problèmes y sont soulevés. Cette conceptualisation indissociablement descriptive et normative amène Callon à présenter les

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« forums hybrides » comme des « réponses appropriées aux incertitudes croissantes engendrées par les technosciences » (ibid.).

La campagne de votation présentée plus haut n’a donc adopté aucun des traits constitutifs des « forums hybrides ». L’initiative a été très clairement rejetée par près de trois-quarts des votants. Si la campagne a entraîné une mobilisation, celle-ci a eu pour effet de refuser de traiter la procréation médicalement assistée comme un problème public, et dès lors de renoncer à s’engager dans une enquête visant à déterminer une situation incertaine ou problématique, afin d’identifier et de mettre en place des mesures appropriées2.

Ma tentative d’anticiper l’émergence d’une controverse publique sur une question scientifique – ce que Callon qualifie de « controverse socio-technique » – s’est donc soldée par un échec. Je reprendrai au terme de cette introduction le fil de la constitution par moment sinueuse de mon objet de recherche. Tirer quelques-unes des conséquences de cette recherche liminaire me permettra dans l’intervalle de présenter, sous une forme plus abstraite, les principales orientations théoriques et méthodologiques retenues pour l’analyse à venir. Pour ce faire, je m’inspirerai des travaux de Habermas, Arendt, Gusfield, Goffman, Garfinkel et Dewey, ainsi que de la discussion critique qu’en propose Louis Quéré.

L’espace public comme sphère de discussion et scène d’apparition

Les résultats qui viennent d’être esquissés présupposent quelques décisions sur la nature de l’espace public et les modalités de son appréhension. Une première orientation importante peut être ramenée aux travaux de Jürgen Habermas (1992 [1962]) sur les conditions sociales et politiques de l’émergence de l’espace public. En reconstruisant historiquement l’espace public qui émerge du siècle des Lumières, Habermas cherche à dégager un modèle d’espace de critique collective du pouvoir et d’usage public de la raison. Il propose ainsi une conception procédurale de la formation de l’accord par le biais d’une éthique de la discussion qu’il développera dans ses travaux ultérieurs (Habermas 1987). Adoptant et assumant une démarche descriptive et normative, Habermas présente notamment l’intérêt de faire ressortir un certain nombre d’attentes qui, à défaut d’être pleinement satisfaites, continuent d’animer les espaces publics contemporains. Il s’agit notamment du fait que la légitimation du processus de décision démocratique procède d’une confrontation discursive d’opinions:

2 Il ne s’agit pas ici de dire que tout problème doit devenir public, loin s’en faut. Il s’agit plutôt, en s’inspirant

des réflexions de Claude Lefort (1986), de dire que la distinction entre ce qui est ou non l’affaire du public pourrait résulter du débat plutôt que de le prédéterminer.

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« Sans controverses qui ouvrent sur la délibération, il devient en effet impossible de fonder en raison l’hypothèse selon laquelle le processus démocratique peut déboucher sur des résultats à long terme plus ou moins raisonnables. La formation démocratique de l’opinion a une dimension épistémique, car il s’agit à travers elle de critiquer des affirmations et des appréciations fausses. Tel est l’enjeu pour une sphère publique qui tire sa vitalité de la discussion. » (Habermas 2007)

Pour Habermas, la conduite de cette discussion publique et la préservation de son autonomie, sont constitutives des espaces publics modernes. Comme le souligne Quéré (1992) dans sa discussion d’Habermas, renoncer à de telles attentes reviendrait à abandonner le projet démocratique moderne:

« Dans l’horizon de sens où nos sociétés démocratiques se comprennent elles-mêmes, l’idéal d’un espace public autonome, garant de la liberté et de l’auto-détermination rationnelle des individus et des collectifs, représente quelque chose d’à la fois désirable et contraignant: il a le statut d’une exigence à laquelle nous ne pouvons nous soustraire, sans renoncer aux promesses de la démocratie et au projet de la modernité. Ce qui implique que nous ne puissions pas nous contenter de n’importe quel forme d’espace public: par exemple, un espace public entièrement organisé et vassalisé par le pouvoir politico-administratif, ou par le système économique, ne peut pas honorer nos attentes relatives à l’espace public. » (Quéré 1992: 78).

Admettre le caractère constitutif de cette dimension normative de l’espace public comporte un certain nombre de conséquences. Il s’agit notamment de distinguer une opinion publique formée dans et par la confrontation d’arguments de celle qui est quantifiée et mesurée en agrégeant des opinions individuelles. Pour une « sphère publique qui tire sa vitalité de la discussion » (Habermas 2007), l’enjeu réside dans

« l’écart qu’il y a entre, d’un côté, ce que produit en termes de discussion publique la concurrence d’«opinions publiques » divergentes et, de l’autre, la publication sous forme démoscopique d’un éventail des opinions. Les opinions publiques qui se créent à travers la discussion et la polémique sont, avec toutes leurs dissonances, déjà filtrées par des informations et des raisons qui leur donnent une pertinence sur le sujet qui les sépare, alors que la démoscopie d’opinions, qui dans une certaine mesure, ne sont encore que latentes ne fait que les livrer à l’état brut et inerte. » (ibid.)

Je reviendrai plus bas sur cette question importante3. Il convient à ce point, après avoir brièvement présenté l’intérêt de l’approche habermassienne, d’en pointer une limite importante. Pour Quéré, Habermas reste prisonnier de la « sémantique du discours démocratique » dans la mesure où il se limite à concevoir l’espace public comme une « idéalité normative […] à laquelle peut être mesurée la figure concrète d’un espace public historique », alors qu’il s’agit « d’abord et avant tout [d’] une réalité phénoménale, une réalité qui advient, et qui se manifeste comme un phénomène sensible à travers des

3 Cette conceptualisation de l’opinion publique renvoie dos à dos les enquêtes quantitatives, dont les

sondages sont la forme la plus prisée par les médias, et la perspective critique qui, ne l’envisageant que sous la forme d’une imposture, lui refuse l’existence (Bourdieu 1984).

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pratiques sociales » (ibid.: 80). La réflexion critique de Habermas présente ainsi une lacune importante:

« Dans un tel cadre de pensée, il n’y a pas de place pour s’interroger sur la façon dont un espace public émerge comme réalité sensible, et comme lieu effectif de discussion publique, en dehors de la conscience et de la volonté des sujets intentionnels, pas plus que sur la manière dont un problème ou une situation en viennent à retenir l’attention publique et à soulever des questions d’intérêt général, appelant une action collective, quel qu’en soit l’agent. » (ibid.).

Pour combler cette lacune, Quéré (1992) s’inspire des travaux d’Hannah Arendt (1972 [1954], 1994 [1958], 1995), et en particulier de leur orientation phénoménologique. Arendt dégage de ses réflexions sur la démocratie antique un modèle de l’espace public qui met l’accent sur sa dimension de scénarité, plutôt que sur l’usage de la raison. L’espace public apparaît avant tout comme une scène d’apparition: « Tout ce qui paraît en public peut être vu et entendu de tous, jouit de la plus grande publicité possible. » (Arendt 1994 [1958]: 89) Toutes sortes d’entités – acteurs, actions, événements – accèdent ainsi à la visibilité publique et sont dès lors offertes à la réception d’un public de spectateurs qui forment une opinion à leur sujet. En mettant ainsi l’accent sur la phénoménalité de la politique au travers de l’émergence d’une scène publique, Arendt pointe une dimension constitutive de l’espace public qui est absente de l’approche procédurale proposée par Habermas. Cet accent porté sur l’apparition d’entités sur une scène publique est associé chez Arendt à une ontologie spécifique que je serai amené à préciser plus bas.

Cette préoccupation pour le caractère scénique de l’espace public trouve une application féconde dans les travaux issus de l’école de Chicago et consacrés à l’analyse de problèmes publics. Sans s’inscrire explicitement dans le sillage d’une tradition phénoménologique, l’étude classique de Gusfield (1981) propose ainsi d’appréhender les problèmes publics comme des phénomènes dont l’ordre apparaît progressivement à un public: « Analyzing public problems as structured means finding the conceptual and institutional orderliness in which they emerge in the public arena » (ibid.: 8). S’inspirant de Burke et Goffman, Gusfield propose ainsi de traiter les actions qui constituent le problème public qu’il analyse, l’alcool au volant, comme des performances dramaturgiques: « I analyze documents and public presentations as performances – as materials which dramatize the drinking-driving phenomenon as both a cognitive and moral matter. » (ibid.: 18).

Cette approche dramaturgique présente le grand intérêt de considérer les problèmes publics non pas comme des conditions objectives ou données, mais comme le résultat d’activités pratiques4: « The existence of a « drinking-driving problem » is the result of a procedure by which the automobile and fatalities have been construed as a problem of societal concern, to be acted upon by public officials and agencies. » (ibid.: 3).

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Cette conception permet au passage d’expliquer pourquoi tous les problèmes sociaux ne deviennent pas des problèmes publics. L’accession à un statut public dépend en effet des performances accomplies sur une scène le plus souvent conflictuelle et des jugements du public des spectateurs. A cet égard, le terme d’arène prend tout son sens, au point de justifier, pour Daniel Cefaï, sa substitution à celui d’espace public:

« Nous adoptons le terme « arène », que l’on retrouve chez des auteurs comme […] Anselm Strauss et Joseph Gusfield […]. Ce concept d’arène a la double connotation d’un lieu de combats et d’une scène

de performances devant un public. Il se démarque du concept d’espace public, qui tend à être trop

statique, n’a pas toujours cette connotation dramaturgique et reste marqué en France par la lecture de J. Habermas. » (Cefaï 2001a: 53, n. 109).

L’approche dramaturgique de Gusfield présente le grand mérite de proposer un programme sociologique d’analyse empirique. Il s’agit en effet moins de disserter sur la modélisation théorique de l’espace public que de rendre compte de processus qui adviennent, se rendent observables à un public et analysables à un sociologue. L’approche de Gusfield n’est pour autant pas dénuée d’orientations théoriques. Je reviendrai d’ailleurs plus bas sur quelques-uns de leurs aspects problématiques, en pointant une limite très similaire du travail de Goffman. Je souhaite pour l’instant illustrer la fécondité du travail de Gusfield en reprenant très brièvement les éléments d’analyse du débat sur la fécondation in vitro introduits plus haut. Il s’agit globalement de rendre compte de la façon dont les performances d’un certain nombre d’acteurs construisent un phénomène comme problématique au point d’envisager, puis de mettre en place des mesures afin d’y remédier. Les critiques que je formulerai par la suite m’amèneront à appréhender ces processus en terme de constitution plutôt que de construction.

Construire une initiative comme un problème public

Dans la campagne qui précède le vote de mars 2000, les partisans de l’initiative cherchent à construire le problème en faisant voir la fécondation in vitro comme une technique incontrôlée et abusive. Les médecins sont désignés comme les coupables, et les citoyens suisses sont invités à user de leur pouvoir démocratique pour mettre fin à ces pratiques jugées problématiques. Gusfield y verrait en premier lieu une tentative de faire voir la fécondation in vitro comme un problème. Cette démarche irait de pair avec l’établissement de la responsabilité causale5 des médecins dans l’émergence de ce problème. Il s’agirait

dès lors de dessaisir les médecins de la propriété du problème, c’est-à-dire la capacité de

5 Pour Gusfield, établir la responsabilité causale revient à répondre à la question « comment en est-on arrivé

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créer et influencer sa définition publique et d’en appeler à la responsabilité politique6 du

citoyen pour restaurer l’ordre, qu’il soit présenté comme naturel, divin ou autre.

Comme on vient de le voir, l’approche dramaturgique appréhende l’espace public comme une arène sur laquelle s’affrontent plusieurs définitions d’une situation. Sous cet angle, les opposants à l’initiative ont proposé une tout autre définition du problème et des mesures visant à y remédier. Les interventions des opposants ont en premier lieu contesté le caractère problématique de la fécondation in vitro. Cette démarche a consisté d’une part à multiplier les témoignages de parents insistant sur le caractère « normal » de leurs enfants, et sur la compétence de l’assistance fournie par le corps médical. Ce contre-discours a construit un problème strictement médical, la stérilité, dont la responsabilité causale a été attribuée à des mécanismes exclusivement physiologiques, désignant ainsi les médecins comme propriétaires du problème. En présentant les médecins comme capables de résoudre le problème, les opposants à l’initiative ont rendu inutile l’attribution de responsabilité politique.

Les opposants à l’initiative ne se sont toutefois pas contentés de contester le problème construit par leurs adversaires. En dramatisant les conséquences potentielles de la stérilité pour la vie du couple, ils ont construit l’initiative elle-même comme un problème public. La responsabilité causale du problème a été attribuée à l’action des partisans de l’initiative, et en particulier à leurs motivations jugées fondamentalistes, voire obscurantistes. L’enjeu étant défini en terme de maintien d’un traitement thérapeutique présenté comme un droit et un bien commun, c’est le citoyen suisse qui a été désigné comme doté de la responsabilité politique de préserver le statu quo par son vote. Les nombreux témoignages de parents ont mis l’accent sur l’illégitimité des partisans de l’initiative à définir le problème, indiquant ainsi que la propriété du problème devait être réservée aux couples stériles et au corps médical. Ce confinement du problème au colloque singulier revenait donc à le soustraire au regard du public.

Cette brève application de la démarche de Gusfield vise à illustrer tout le profit d’une appréhension de l’espace public par le biais d’une analyse empirique des controverses qui l’animent. Il est ainsi possible de rendre compte de la campagne de mars 2000 en indiquant que c’est la construction du problème avancée par les opposants à l’initiative qui s’est imposée. Les médias ont ainsi largement présenté l’initiative comme la publicisation intempestive et idéologiquement suspecte d’une technique médicale nécessaire et adéquate. Le rejet sans appel de l’initiative suggère de surcroît que les votants ont largement adhéré à

6 Définir la responsabilité politique consiste pour Gusfield à identifier ce qui doit être fait, et par qui, pour

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la construction dominante du problème7. En conséquence, la question de la procréation assistée a disparu de l’agenda politique suisse8.

Cette analyse montre donc que les médias ont activement contribué à contester la publicité de l’enjeu soulevé par l’initiative. Une telle observation peut à son tour fonder une réflexion critique, inspirée de la démarche de Habermas. On peut en effet s’interroger sur l’autonomie d’un espace public dans lequel la propriété d’une forme de procréation est attribuée, voire réservée au corps médical. La construction alternative n’est guère plus satisfaisante, dans la mesure où elle revient à tenter de rétablir la transcendance d’un ordre naturel, qui ne peut être qu’extérieur à l’espace de discussion.

Il ressort des paragraphes qui précèdent que l’approche dramaturgique de Gusfield fournit des instruments efficaces pour l’analyse empirique de controverses. Les remarques qui viennent d’être formulées indiquent que cette démarche empirique n’implique pas de renoncer à un questionnement sur la dimension normative constitutive des espaces publics modernes. Pour ces raisons, l’approche dramaturgique constitue une inspiration centrale de la recherche qui sera rapportée dans ce travail. Elle souffre néanmoins d’une faiblesse majeure qui me semble justifier une réorientation théorique. Je présenterai d’abord cette dimension problématique avant d’esquisser ce qui apparaît comme une alternative.

Deux conceptions de la scénarité9

Gusfield fait sienne la recommandation de Malcolm Spector et John Kitsuse (1973, cité in Gusfield op. cit.: 4): « the process by which members of groups or societies define a putative condition as a problem – is the distinctive subject matter of the sociology of social problems. » En appréhendant le traitement collectif des problèmes en terme de drame public, Gusfield nous permet de comprendre notamment pourquoi de nombreux problèmes dont la réalité est pourtant incontestable n’accèdent pas au statut de problème public. De fait Gusfield indique explicitement que la réalité ne constitue pas sa préoccupation première:

« The issue is not entirely, or even primarily, the reality of situational actions – the extent to which the mirrored image is a fictional account of a real world or not. The public order has a life of its own. […] It is in this fashion that versions of social structure become taken as reality. We become prevented from seeing our own experience through our own eyes but wear instead the glasses of cultural categories that gain life in public acts. Thus the proliferation of youth culture through the mass media

7 Une telle adhésion est certes fréquente, mais n’est en aucun cas automatique. Il arrive régulièrement que des

votes prennent le contre-pied du discours médiatique dominant. Il s’agit donc d’une question empirique.

8 L’élaboration ultérieure d’une Loi sur la procréation médicalement assistée a suscité quelques empoignades

parlementaires, qui n’ont toutefois pas débouché sur une controverse publique.

9 Cette section est largement inspirée de la critique proposée par Cédric Terzi (2004: 43-186) de l’approche

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becomes the backdrop of normalcy through which parents and adolescents judge their own typicality. […] The separation of the immediate world of direct experience and the world constructed and created in public ceremonies, rituals, and dramas is sustained. » (ibid.: 182-183)

Les drames publics construisent donc des versions de la réalité qui peuvent finir par s’imposer aux acteurs sociaux eux-mêmes. Gusfield se soucie ainsi de maintenir la distinction entre un phénomène et sa construction publique, en soulignant que c’est de l’ordre public qu’il se préoccupe. Il n’est dès lors que peu surprenant que Gusfield conclue son ouvrage par un chapitre intitulé « The perspective of sociological irony ». Il y défend plus particulièrement la position de l’ironie dite « olympienne », qui consiste à faire preuve de détachement et de scepticisme à l’égard des constructions dégagées par l’analyse, par opposition à une ironie dite « utopique », qui prendrait position en faveur d’une des constructions.

Pour tenter d’exposer le plus clairement possible le problème que peut poser cette idée, je m’inspirerai de la discussion que propose Quéré (1989) de la question de la scénarité chez Goffman et Garfinkel. Dans ses premiers travaux, Erving Goffman (1963, 1973a [1959], 1973b [1972]) développe une analyse naturaliste des comportements en public. Rompant avec la presque totalité de la tradition sociologique, préoccupée par les moyens d’accéder à la conscience cachée des acteurs, Goffman cherche à rendre compte de la coordination des partenaires d’interaction. Pour ce faire, il traite la « vie sociale comme une scène » (Quéré 1989: 54), c’est-à-dire un espace de visibilisation mutuelle, une mise en scène qui détermine profondément le développement de l’interaction. Ce qui est en jeu dans le drame qui se joue est l’attribution d’identités aux participants:

« les partenaires d’interaction laissent transpirer dans leurs contacts et rencontres leurs propres rapports à eux-mêmes et à autrui: c’est-à-dire essentiellement des définitions de soi et des définitions d’autrui. Il s’agit, pour Goffman, de « définitions virtuelles », de « suppositions », d’« hypothèses » sur soi et sur les autres qui, pour devenir actuelles, exigent une approbation, une ratification. […] Dans cette perspective, l’interaction apparaît comme une confrontation de revendications et d’attributions portant sur la définition réciproque des partenaires, revendications et attributions qui peuvent être défaites comme une accusation dans un procès. » (ibid.: 59-60)

Goffman met ainsi en œuvre ce que Quéré qualifie de « théorie expressive de la signification », dans la mesure où l’analyse vise à dégager les conventions qui ordonnent le flux expressif des comportements en public, permettant ainsi un contrôle de la présentation de soi. Ces quelques éléments font ressortir les racines goffmaniennes des travaux de Gusfield. Alors que Goffman cherche à dégager les conventions qui permettent aux partenaires de l’interaction de proposer, soutenir et parfois rétablir des définitions et revendications spécifiques, Gusfield vise la « culture des problèmes publics », c’est-à-dire les conventions par lesquelles des définitions de situations et des revendications sont portées, mises en scènes, dramatisées et maintenues dans l’espace public.

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La spécificité et le caractère problématique de cette position commune à Gusfield et Goffman ressortent mieux si on les confronte avec la conception de la scénarité proposée par l’ethnométhodologie de Harold Garfinkel (1967).

Garfinkel place la scénarité au centre de ses préoccupations, mais il s’éloigne considérablement d’une approche dramaturgique. Pour Garfinkel, le fait de partager une scène ne contraint pas les acteurs à contrôler les impressions qu’ils transmettent. Comme le précise Quéré, il s’agit bien plus fondamentalement de l’action, de son ordre et de l’intelligibilité de cet ordre:

« Pour Garfinkel, dont l’intérêt va d’abord à l’action pratique et aux méthodes du raisonnement pratique, dès que des individus se trouvent en présence l’un de l’autre, ils ne peuvent pas ne pas agir. Car agir c’est traiter, ordonner, maîtriser une situation. Or la moindre rencontre crée une situation qu’il faut définir en faisant émerger le sens d’une réalité commune qu’il faut traiter en prenant des décisions d’action « dans des situations de choix de sens commun », qu’il faut maîtriser en exhibant des conduites appropriées, intelligibles et assignables. Bref, la coprésence confronte immédiatement les acteurs aux tâches inévitables de l’action pratique. » (Quéré 1989: 67)

Il ne s’agit donc pas d’exprimer des identités par le biais de signes mais de produire le caractère intelligible de la situation par une action appropriée. Garfinkel développe ainsi la notion d’accountability pour désigner le caractère observable, intelligible et descriptible que les pratiques des membres de la société assignent aux actions et aux situations. Rendre des actions et des situations accountable ne relève pas d’un choix, d’une stratégie ou d’un jeu. Il s’agit d’une tâche constante, inexorable et moralement requise. Tout en retenant de Goffman la dimension fondamentalement scénique de la vie sociale, Garfinkel congédie toute l’ontologie dualiste qui oppose une réalité à sa mise en scène10.

A cet égard, le traitement de l’identité sexuelle par les deux auteurs est particulièrement révélateur: alors que Goffman (2002 [1977], 2004 [1976]), en éthologue du comportement humain, s’intéresse aux parades par lesquelles l’identité sexuelle est jouée ou revendiquée, Garfinkel (1967) apprend d’Agnes, une transsexuelle, comment son identité de femme est produite à chaque seconde, comme un « natural fact of life ». Garfinkel précise à ce sujet à l’endroit de Goffman qu’Agnes n’est pas une « game-player » (Garfinkel 1967: 166). Tirant la conséquence de l’accountability, Garfinkel a insisté sur l’inadéquation d’une posture ironique qui consisterait à pointer des écarts ou des différences entre les pratiques des acteurs et ce que le sociologue percevrait comme la réalité ou des modélisations de cette réalité. Sur ce point, la fameuse première phrase de la préface des Studies est on ne peut plus claire: « In doing sociology, lay and professional, any reference to the « real world » even where the reference is to physical or biological events, is a reference to the organized activities of everyday life. » (Garfinkel 1967: vii)

10 Cette question a suscité un débat d’une ampleur considérable autour des approches constructivistes en

général (cf. Hacking 2001), et de la sociologie interactionniste des problèmes sociaux en particulier (cf. Holstein et Miller (1993)). J’y reviendrai au terme de la première partie.

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Qu’elle soit « utopique » ou « olympienne », l’ironie revendiquée par Gusfield pose de nombreux problèmes si l’on admet la position de Garfinkel. Pour ce dernier, le sociologue n’a pas à manifester son adhésion ou son scepticisme à l’égard des constructions avancées par les acteurs. Il ne s’agit d’ailleurs pas de « constructions », mais de pratiques par lesquelles est produite l’accountability d’une situation11.

Il faut donc tenter de préserver l’accent porté par Gusfield sur les performances au travers desquelles un problème accède à une visibilité publique. L’enjeu consiste toutefois à définir une approche rompant avec l’ontologie dualiste qui oppose la réalité à sa mise en scène. C’est l’occasion de revenir sur un aspect des travaux d’Arendt qui a été laissé en suspens plus haut.

J’ai indiqué qu’Arendt met l’accent sur la phénoménalité de la politique. L’espace public est appréhendé comme une scène d’apparition d’acteurs et d’événements, dont la réception permet à un public de spectateurs de former une opinion. Arendt précise en effet que « l’apparence – ce qui est vu et entendu par autrui comme par nous-mêmes – constitue la réalité. […] C’est la présence des autres, voyant ce que nous voyons et entendant ce que nous entendons qui nous assure de la réalité du monde et de nous-mêmes. » (Arendt 1994 [1958]: 89-90). Cet accent sur la constitution d’un monde commun dans et par les circonstances de son apparition – par opposition à son appréhension en terme de construction dont les limites viennent d’être signalées – permet pour Quéré de combiner la prise en compte de la scénarité avec une ontologie non dualiste:

« L’ontologie sous-jacente à ce modèle […] donne une autre valeur à la scénarité de la vie sociale (thématisée à travers la problématique de l’apparaître), et une autre fonction au jugement du public (sans ce jugement, il n’y a pas de scène d’apparition pour la politique, donc pas d’espace public). L’apparaître n’est plus une manifestation secondaire et facultative d’entités déjà déterminées, mais le moment de leur détermination: ces entités (personnes actions, événements, etc.) acquièrent leur individualité et leur socialité dans le mouvement même où elles apparaissent pour ce qu’elles sont, à un public capable de juger, de former des opinions et de répondre par des actions. » (Quéré 1992: 81) Il convient de préciser que cette forme de constitution phénoménologique ne concerne pas seulement les entités qui sont visibilisées mais également les espaces dans lesquels elles adviennent. L’espace public apparaît dès lors non pas comme une enveloppe préexistante mais comme un phénomène qui advient, notamment au travers des événements, controverses et actions qui à la fois présupposent et produisent l’accountability des espaces publics démocratiques. Pour préciser ce point, je me tournerai vers la conception du public politique avancée par John Dewey.

11 C’est le cas aussi bien lorsque la définition de la situation fait l’unanimité que lorsqu’elle est violemment

controversée. L’accent sur l’accountability ne revient donc pas à adopter une conception irénique de la vie sociale ou publique. Si l’espace de discussion prend la forme d’une arène de combat, c’est qu’il est produit de telle sorte qu’il soit visible et intelligible comme tel. Ajoutons qu’il est ainsi rendu descriptible d’abord par les acteurs, et dans un second temps par le sociologue.

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L’expérience, la situation et le problème du public chez Dewey

Les considérations de Dewey sur le public politique sont indissociables de sa théorie de l’enquête (Dewey 1993 [1938]). Il convient donc d’en indiquer les principaux aspects avant d’aborder la question du public. La perspective pragmatique de Dewey met l’accent sur les relations entre un organisme et son environnement. A partir du moment où un environnement fait l’objet d’une expérience par un organisme, il s’agit d’une situation. Voici comment Quéré présente la transformation d’un environnement en situation par le truchement de l’expérience.

« On passe de l’environnement à la situation par une orientation de l’expérience – ce qui n’est pas le cas de l’environnement. Celui qui est désorienté se trouve encore dans un environnement, qu’il structure d’une certaine façon en rapport avec son corps; mais il ne peut pas fixer de directions en introduisant des relations d’ordre entre des positions. Dans une perspective phénoménologique, on considérera que le passage de l’environnement à la situation se fait par la production de configurations, qui implique qu’une figure soit distinguée de son fond, cette figure étant composée à partir des éléments pertinents sélectionnés dans l’environnement en fonction d’un point de vue pragmatique. » (Quéré 1997: 184)

Dire d’une action qu’elle est située ne se limite pas à constater son ancrage spatio-temporel. Il s’agit au contraire de relever qu’elle est orientée et dirigée par la configuration dont fait l’objet l’environnement. Cette configuration de l’environnement par l’expérience dote la situation d’une structure d’intrigue. La situation ne peut dès lors être réduite à une succession d’épisodes isolés et indépendants12. Ceci permet notamment à l’organisme de résoudre des situations vécues comme problématiques en prenant conscience des conséquences d’actes et de faits antérieurs et en réorientant sa conduite en conséquence13. L’articulation étroite entre expérience et situation est également au fondement des réflexions de Dewey sur la constitution d’un public politique.

Dewey part du principe que les activités humaines, les transactions, ont des conséquences, positives ou négatives, qui peuvent affecter – directement – ceux qui y participent ou – indirectement – ceux qui n’y participent pas. Les individus ou groupes indirectement affectés par des conséquences négatives ou positives ont intérêt à concevoir et à mettre en place des mesures destinées à prévenir ou à maintenir ces conséquences. Dans les termes de Dewey (2002 [1927]: 63), « [l]e public consiste en l’ensemble de tous ceux qui sont tellement affectés par les conséquences indirectes de transactions qu’il est jugé nécessaire de veiller systématiquement à ces conséquences ». En d’autres termes, il est possible de parler de public, dès lors que ce dernier vit une expérience qui transforme un

12 Cette conception doit beaucoup aux explorations fondatrices de Paul Ricœur (1983, 1984, 1985) sur la

médiation narrative qui est placée au fondement de l’expérience temporelle.

13 « L’expérience est donc la conduite qui prend naissance dans la subordination de l’action à la conscience

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environnement en une situation, jugée problématique. Encore faut-il préciser en quoi consiste cette expérience.

Dewey ramène le processus de constitution du public à une enquête, en précisant que celle-ci doit être libre et publique. La situation problématique doit en effet être soumise à une investigation, qui, sur le modèle de l’enquête scientifique, doit se réorienter au fil de son développement. Il s’agit donc d’éviter de prédéfinir l’objet de l’enquête, ou les modalités de son déroulement. Une telle conception de l’enquête constitue une alternative salutaire aux apories des ontologies dualistes qui ont été dégagées plus haut. Il ne s’agit en effet pas de distinguer un phénomène et sa mise en scène publique, mais de relater le développement par lequel un phénomène est progressivement identifié, individualisé et problématisé, ainsi que, dans certains cas, de rendre compte de la façon dont des éventuelles solutions sont conçues et mises en œuvre.

L’exigence de liberté de l’enquête interdit en particulier de clore prématurément le processus sur la base de principes normatifs qui lui préexistent. Cela n’implique cependant pas qu’il faille écarter toute forme de jugement. En effet, l’expérience d’une situation problématique ne peut pas ne pas procéder par des jugements, qu’il s’agisse d’identifier ce qui pose problème ou de choisir des solutions selon une hiérarchisation de finalités. Cependant, « les fins ou les valeurs prises en compte dans l’enquête sur un problème sont déterminées « dans et par le processus de l’enquête », et non pas données d’avance » (Quéré 2002a: 145).

La liberté de l’enquête porte donc de manière importante sur les normes et institutions de la vie sociale, dont la nécessité et la validité sont mises en suspens. Cette posture réflexive accorde de facto une importance centrale au discours, dans la mesure où la conduite de l’enquête consiste à thématiser et à expliciter des éléments de la situation qui peuvent ordinairement rester tacites. L’importance du discours découle également de la seconde contrainte, à savoir celle de la publicité de l’enquête et de ses résultats, qui apparaît comme une condition nécessaire de la constitution du public. Dewey signale ainsi que « [l]a communication des résultats de l’enquête sociale est la même chose que la formation de l’opinion publique» (Dewey 2002 [1927]: 176). Il ne s’agit cependant en aucune façon de vulgariser un savoir expert:

« la publicité des enquêtes, la « dissémination » des résultats dans des termes qui puissent être compatibles avec ceux du sens commun, n’ont pas pour fonction de faire acte d’une compétence devant laquelle chaque profane aurait le sentiment de devoir s’incliner, encore moins d’endoctriner, mais (1) de fournir au public les outils d’enquête sans lesquels il ne pourrait parvenir à identifier ses intérêts, et donc sans lesquels l’enquête ne pourrait être conclue, et (2) de soumettre à l’appréciation du public un discours à caractère hypothétique. » (Zask 1999: 280)

L’importance du discours et de la communication indique encore une fois que la constitution du public se rapporte à une expérience collective. Le public politique ne peut ainsi être réduit à une substance, à un principe ou à des institutions. Il doit être accompli, et

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est en quelque sorte toujours à refaire. La notion d’expérience de Dewey implique en effet un rôle actif, qui ne se limite pas à la phase de délibération, mais porte aussi bien sur l’identification du problème que sur la conception et la mise en place de solutions (Zask 2002: 124).

Cette approche véritablement pragmatique permet de définir ce que Dewey considère comme le problème du public. Une société moderne complexe se compose d’innombrables collectifs qui, en tant que tels, ne constituent pas des publics. C’est seulement la prise de conscience d’un problème par ceux qui en sont indirectement affectés et l’enquête engagée pour le résoudre qui sont à même de faire émerger le public.

Dans le cas de la démocratie suisse, il convient donc de distinguer la collectivité des citoyens suisses, que la Constitution dote d’un certain nombre de droits civiques, du public de tel problème particulier. En d’autres termes, il ne suffit pas de disposer d’institutions garantissant la participation politique de chacun pour faire émerger une démocratie14. Le travail démocratique de constitution d’un public ne peut donc jamais être achevé. Il peut seulement être amené à des clôtures provisoires. C’est ce statut très particulier qui conduit Dewey à parler de « problème du public ».

Il est temps à présent de faire le bilan des différentes approches de l’espace public afin de préciser ce qui sera retenu dans la suite de ce travail. La discussion de l’approche dramaturgique a fait ressortir la nécessité d’une prise en compte de la scénarité. Il a toutefois semblé nécessaire d’opter pour l’approche garfinkelienne de la scénarité qui dépasse l’opposition de la réalité à sa mise en scène pour se concentrer sur la production de l’accountability. Cette conception peut être rapportée à la constitution d’un sens commun dans le modèle phénoménologique de l’espace public proposé par Arendt. Le jugement formé par le public engendre un sens commun qui ne porte pas seulement sur l’action politique considérée, mais participe d’un monde en commun, sur lequel les différents intervenants sont susceptibles de s’accorder. Dans ce sens, l’espace public ne doit pas être appréhendé comme le cadre rigide dans lequel s’inscrivent événements et controverses, mais comme ce qui est à la fois présupposé et ce qui résulte des controverses publiques. Cette perspective est en quelque sorte radicalisée chez Dewey qui, plutôt que de s’attaquer à des abstractions de la philosophie politique telles que l’Etat ou la démocratie, se concentre sur la constitution du public politique, conçue comme l’expérience collective d’une situation problématique. Les différentes prises de position dans une controverse publique peuvent être appréhendées comme des contributions à l’enquête sur les conséquences d’une transaction. Le souci de la scénarité peut être pris en compte, dans la mesure où il s’agit d’interventions publiques concourant à produire le caractère intelligible et descriptible de la situation, à en faire apparaître des causes, conséquences ou autres dimensions jusque-là ignorées ou négligées, etc.

14 De telles institutions ne sont pas suffisantes à l’avènement de la démocratie, mais elles y sont

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Il convient d’ajouter ici que les exigences de liberté et de publicité de l’enquête posées par Dewey dirigent l’attention vers le rôle crucial du discours, et en particulier du discours médiatique, dans le processus de constitution du public politique. Le discours médiatique constitue en effet une documentation de l’enquête en train d’être conduite. Pour atténuer l’abstraction du bilan qui vient d’être dressé, je tenterai à nouveau un bref exercice d’application au débat de mars 2000 sur la fécondation in vitro.

La clôture précoce d’une enquête

Lors de la campagne de mars 2000, l’action des opposants à l’initiative, largement relayée par les médias, a consisté à mener une enquête très spécifique sur la fécondation in vitro. Celle-ci a été définie comme une transaction entre des couples stériles et des médecins. La réussite de l’action des opposants a avant tout résidé dans le fait de limiter l’enquête au témoignage et à l’expertise des parties prenantes de la transaction, et à ce titre directement concernées, à savoir les parents et les médecins. Ces derniers ont publiquement établi le caractère non seulement non problématique mais également souhaitable de la fécondation in vitro et de sa disponibilité.

Les démarches des initiants ont donc totalement échoué. Pour ces derniers, il s’agissait en effet moins de faire passer l’initiative que de faire reconnaître publiquement le caractère problématique de la fécondation in vitro. Leur ambition consistait à faire apparaître le recours à la fécondation in vitro comme une transaction problématique, notamment en la présentant comme permettant de contrevenir à l’ordre naturel. Une telle transaction aurait débouché sur la constitution d’un public politique de la fécondation in vitro, comme l’ensemble de ceux qui se seraient jugés indirectement affectés par ses conséquences problématiques, au point de faire en sorte de les prévenir en acceptant l’interdiction de cette technique.

L’insistance de Dewey sur le caractère indirectement affecté du public politique prend ici tout son sens. L’échec des initiants apparaît en effet comme l’incapacité à amener ceux qui ne participaient pas directement à la transaction à se reconnaître comme étant affectés par ses conséquences. Par conséquent, le public politique de la fécondation in vitro ne s’est pas formé, du moins au cours de cette campagne.

Il ne faudrait pas en conclure que la campagne n’a produit aucun public politique. La campagne a en effet fait émerger ce que l’on pourrait qualifier de public de l’initiative, c’est-à-dire l’ensemble de ceux qui se sont jugés indirectement affectés par les conséquences d’une éventuelle interdiction de la fécondation in vitro. Constituée comme un instrument thérapeutique nécessaire, la fécondation in vitro est en effet apparue comme un bien collectif, dont la préservation appelait la constitution et la mobilisation d’un public politique.

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Cette brève reprise de l’analyse par le biais de l’approche du public politique chez Dewey permet de préciser un point important. Il n’est pas question d’adopter une attitude ironique qui consisterait à opposer la réalité de la fécondation in vitro à sa construction au cours de la campagne. Il s’agit au contraire de noter le caractère limité, et en particulier la clôture précoce, de l’enquête sur les conséquences indirectes de la transaction en question. Cette observation ne revient pas à adopter l’une ou l’autre des constructions en présence, ni à marquer son scepticisme à leur égard, mais à rendre compte de particularités observables du déroulement de la campagne. La nature de l’enquête menée permet ainsi de comprendre pourquoi la campagne de mars 2000 n’a pas pris la forme d’un forum hybride, selon la définition de Callon introduite plus haut.

Les développements théoriques et analytiques qui précèdent fournissent donc des instruments permettant de rendre compte de l’échec relatif de ma quête d’une controverse socio-technique. Le public politique qui s’est formé à l’occasion de la campagne de mars 2000 a été celui de la préservation du statu quo plutôt que celui de la problématisation collective d’une technologie de la reproduction15.

L’enquête sur le génie génétique

J’ai indiqué plus haut que la campagne sur la votation de mars 2000 m’est apparue dans un premier temps comme un candidat potentiel pour mener une recherche sur le développement d’une controverse socio-technique. Pour les raisons qui viennent d’être évoquées, ce candidat s’est avéré décevant, en particulier du fait de l’interruption précoce de l’enquête suscitée par la votation. Ne pouvant attendre indéfiniment l’avènement d’une controverse socio-technique plus aboutie, je me suis interrogé sur l’émergence de tels débats dans l’histoire récente de la Suisse16. La thématique du génie génétique s’est immédiatement imposée pour un certain nombre de raisons.

Il s’agissait d’abord d’une thématique qui, si elle n’était pas inscrite à l’agenda politique suisse immédiat, faisait l’objet de nombreuses discussions souvent fort animées, aussi bien en Suisse qu’à l’étranger17. Deuxièmement, de nombreux articles de presse consacrés à différents aspects des biotechnologies mentionnaient la campagne précédant une votation de juin 1998 sur le génie génétique comme un tournant dans l’histoire des rapports entre science, politique et société en Suisse. Une consultation de la littérature semblait enfin confirmer ce point, puisque de nombreuses publications consacrées aux débats sur le génie génétique en Suisse, et à cette campagne en particulier, étaient disponibles.

15 Cette remarque pointe en passant une explication du caractère conservateur de la politique issue de la

démocratie directe suisse. J’y reviendrai dans la conclusion générale.

16 Je me suis donc résolu à renoncer le cas échéant à une controverse dont je suivrais le développement au

jour le jour. Je reviendrai plus bas sur les circonstances qui m’ont permis de ne pas y renoncer.

17 Sur ce point particulier, le génie génétique se distinguait nettement de l’énergie nucléaire qui, au début des

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