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Amour et sexualité dans La fraise noire et La demoiselle sauvage de Corinna Bille

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Academic year: 2021

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Amour et sexualité dans La Fraise noire et La

Demoiselle sauvage de Corinna Bille

Mémoire

Amélie Michel

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Amour et sexualité dans La Fraise noire et La

Demoiselle sauvage de Corinna Bille

Mémoire

Amélie Michel

Sous la direction de :

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Résumé

Ce mémoire s’intéresse au traitement des thèmes de l’amour et de la sexualité dans les recueils La Fraise noire et La Demoiselle sauvage, de Corinna Bille. Privilégiant une approche thématique, inspirée de la démarche de Jean-Pierre Richard, l’analyse vise à montrer que les nouvelles inscrivent les thèmes de l’amour et de la sexualité dans la perspective plus vaste d’une quête d’unité, qui à la fois leur donne forme et les dépasse. Amour et sexualité seraient ainsi pensés en fonction d’une communion idéale de conscience et de corps avec l’aimé, qui permettrait aux personnages de renouer avec une unité d’avant la faute. L’échec de cette tentative, manifesté par la désillusion amoureuse et la mort finale des amants, amène à interroger les rapports entre innocence et connaissance, fantasme et désillusion, origine et fin, qui structurent l’ensemble des nouvelles. L’hypothèse démontrée au fil du travail est que la quête d’unité reproduit une logique cyclique : confrontés dans le monde terrestre à l’impossibilité de rejoindre l’autre, les personnages tendent vers une mort pensée non seulement comme fin, mais également comme possibilité de renouer avec l’unité primordiale.

Dans un premier temps, l’analyse se concentre sur les présages de la désillusion amoureuse disséminés à même la quête d’unité des personnages, et révèle que l’idéal poursuivi porte en lui son propre échec. Dans un deuxième temps, le mémoire s’efforce de relever les diverses réappropriations textuelles de la chute chrétienne, pour montrer comment la désillusion amoureuse s’articule autour de la dichotomie biblique entre innocence et connaissance, et comment les personnages parviennent à la dépasser dans leur quête d’un au-delà terrestre ou céleste.

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Table des matières

RÉSUMÉ ... III TABLE DES MATIÈRES ... IV ABRÉVIATIONS ... V REMERCIEMENTS ... VI

INTRODUCTION GÉNÉRALE ... 1

1.INTÉRÊT ET MOTIVATION DU SUJET ... 1

2.PROBLÉMATIQUE ET HYPOTHÈSE DE RECHERCHE ... 2

3.ÉTAT DE LA QUESTION ... 4

4.CONSIDÉRATIONS THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES ... 10

5.GRANDES ARTICULATIONS DU TRAVAIL ... 13

CHAPITRE 1 - AMOUR ET SEXUALITÉ : QUÊTE D’UNITÉ ILLUSOIRE ... 15

1.1L’UNITÉ DANS LA RÉCIPROCITÉ DU SENTIMENT AMOUREUX ... 16

1.1.1 De la solitude du personnage à celle du couple ... 16

1.1.2 Sentiment inavoué du caractère illusoire d’un amour partagé ... 19

1.1.3 Oubli de soi au profit de l’autre : tentative factice de parvenir à l’Un ... 25

1.2L’UNITÉ DANS L’UNION DES CORPS ... 28

1.2.1 La soif et la faim ... 29

1.2.2 Le motif du sang : entre désir et souffrance ... 32

1.2.3 Désir et appréhension ... 36

1.3QUÊTE D’UNE UNITÉ MYTHIQUE ... 39

1.3.1 Le motif des âmes sœurs ... 40

1.3.2 Les amours incestueuses ... 44

1.3.3 Le couple gémellaire ... 48

CHAPITRE 2 - DÉSILLUSION : UNE LOGIQUE DE LA CHUTE ... 51

2.1LA FAUTE ... 52

2.1.1 Entre amoralité et immoralité ... 56

2.1.2 Le Verbe pour échapper à la faute ... 61

2.2DÉSILLUSION : FIN DE L’IDÉAL AMOUREUX ET CHÂTIMENT ... 65

2.2.1 Chute des masques : dévoilement et déchéance ... 65

2.2.2 Fondements illusoires de l’amour ... 70

2.2.3 Une altérité irréductible ... 75

2.3LA MÉTAPHORE DE LA MORT ... 79

2.3.1 La connaissance sexuelle et la mort ... 79

2.3.2 Mort finale ... 83

2.4QUÊTE D’UN AU-DELÀ ... 88

2.4.1 Un paradis terrestre recréé ... 89

2.4.2 Fin et commencement se confondent ... 94

CONCLUSION ... 97

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Abréviations

Voici les abréviations des nouvelles de Corinna Bille convoquées dans ce mémoire. Elles seront placées entre parenthèses dans le corps du texte, suivies du numéro de la page.

La Fraise noire :

FN pour « La Fraise noire »

BP pour « Bouche pleine de terre » TV pour « Toute la vie devant moi » CV pour « Café des voyageurs » MF pour « Ma forêt, mon fleuve » ET pour « L’enfant tué »

PF pour « La petite fille et la bête » AE pour « Un amant qui n’a pas existé »

La Demoiselle sauvage :

DS pour « La Demoiselle sauvage » N pour « Le Nœud »

C pour « Carnaval »

JF pour « La Jeune Fille sur un Cheval blanc » R pour « Le Rêve »

FC pour « La Petite Femme des Courges » E pour « L’Envoûtement »

LL pour « Le lieu »

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Remerciements

Je tiens à remercier tout d’abord ma directrice de recherche, Olga Hel-Bongo. Sa confiance, ses encouragements et sa présence bienveillante ont accompagné mon parcours universitaire, et m’ont toujours amenée à me dépasser. Je lui suis infiniment reconnaissante pour les opportunités qu’elle m’a offertes, qui m’ont permis de me familiariser avec le domaine de la recherche et de l’enseignement, ainsi que pour son dévouement auprès de ses étudiantes. J’ai trouvé dans son érudition et sa rigueur intellectuelle une source d’inspiration, et je lui sais gré des nombreuses suggestions de lecture, et des commentaires dont a profité mon travail.

Je remercie également le professeur Richard Saint-Gelais, pour sa disponibilité, son appui et ses conseils, qui m’ont été précieux. Je remercie les professeurs Kasereka Kavwahirehi et Fernando Lambert pour avoir généreusement accepté d’évaluer ce mémoire.

Je souhaite remercier mes collègues et amies de la Chaire de recherche du Canada en littératures africaines et Francophonie, dont la présence, le sourire et l’assiduité au travail ont fait de la Chaire un lieu agréable et propice à la recherche.

Je remercie ma famille pour son soutien et ses encouragements renouvelés, en particulier ma petite-grande sœur Myriam, qui a toujours été disponible et a su trouver les mots qu’il me fallait. Je suis reconnaissante à mes amis, pour leur écoute et leur support, tout spécialement à Catherine, Yasmina, Raphaëlle et Louis, avec qui j’ai partagé mes joies et à qui j’ai pu faire part de mes doutes.

Merci Benoit, pour ta présence réconfortante, ta patience d’ange et ta délicatesse. Je ne saurai jamais te dire à quel point je te suis reconnaissante d’être là, à mes côtés.

Je remercie également le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH), le Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC), et la Faculté des lettres et des sciences humaines pour les bourses qui m’ont été octroyées, et qui m’ont permis de mener à bien mes recherches.

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Introduction générale

1. Intérêt et motivation du sujet

Encore aujourd’hui, la nouvelle intéresse peu la critique, qui lui préfère le genre romanesque1. Edgar Allan Poe le soulignait déjà en 1847 : « Il a longtemps existé en

littérature un préjugé fatal et sans fondement, que notre époque aura pour mission d’abattre – c’est l’idée que la simple épaisseur d’un texte doive être un élément important dans notre jugement de son mérite2. » Cette idée infondée persiste cependant de nos jours, ce dont

témoigne l’intérêt limité suscité chez la critique par la production de récits courts d’un auteur3.

L’œuvre de Corinna Bille représente à cet égard une exception, sa production romanesque et théâtrale ayant été occultée par la critique au profit de ses nombreux contes, nouvelles et petites histoires. « Grande dame des lettres romandes4 », Corinna Bille a

façonné un univers empreint de rêve et de poésie, dont la beauté contraste cruellement avec la souffrance qui y est dépeinte. Ses récits de forme brève apparaissent les plus achevés, en ce qu’ils confèrent aux instants captés ou aux intrigues une acuité et une violence rares, et prêtent aux personnages une profondeur mêlée de mystère qui traduit la complexité humaine. Les récompenses attribuées à l’écrivain, outre le prix Schiller, à elle décerné en 1974 pour l’ensemble de son œuvre, viennent d’ailleurs souligner le mérite de ses nouvelles. Bille obtient ainsi en 1938 le Prix de la Nouvelle de l’Institut genevois pour « La

1 Ce constat traverse l’ouvrage de René Godenne consacré à la nouvelle. Godenne affirme notamment

qu’« une comparaison entre le roman et la nouvelle se fera toujours au détriment de la seconde », et souligne l’importance d’envisager la nouvelle en soi : « […] il faudrait se décider à perdre cette habitude de poser toujours l’étude de la nouvelle en termes d’une opposition avec le roman. Il y a un univers et une technique de la nouvelle qui ne sont pas ceux du roman, et qu’il convient d’étudier en soi avant de les confronter ensemble. » La nouvelle, Paris, Honoré Champion Editeur, 1995, p. 14, 18.

2 Edgar Allan Poe, « L’Art du conte. Nathaniel Hawthorne », dans Contes, Essais, poèmes, Paris, Robert

Laffont, 1989, p. 1000-1001.

3 Cette tendance s’est manifestée historiquement de deux façons : soit en occultant les nouvelles d’un auteur

au profit de ses autres écrits, soit en les ramenant à l’œuvre complète. René Godenne mentionne ainsi à propos de Nodier, Vigny, Stendhal et Musset que leurs recueils de récits courts ont été « rejet[és] dans l’ombre des romans, pièces de théâtre ou poésies qu’ils composèrent ». La critique consacrée à l’œuvre de Mérimée, Balzac ou Aymé équivaut plutôt « à envisager leurs récits courts en corollaire aux romans ou autres textes qu’ils ont composés ». La nouvelle, Paris, Honoré Champion Editeur, 1995, p. 22, 17.

4 Christiane Makward, « Nouvelles… au fil des eaux… de l’écriture de Corinna Bille », dans Yolande HELM

[dir.], L’Eau : Source d’une écriture dans les littératures féminines francophones, New York, Peter Lang, 1995, p. 77.

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Sainte », parue dans le recueil Douleurs paysannes, et, en 1975, la première Bourse Goncourt de la Nouvelle pour La Demoiselle sauvage.

Une remarquable cohérence se dessine dans l’œuvre de Corinna Bille, dont les thèmes privilégiés du corps, de l’amour, de la folie et de la mort sont traités avec une « très sensible continuité de ton5 » malgré les variations et modulations qu’ils connaissent dans

chaque texte. Cette cohérence a mené plusieurs critiques à étudier l’univers imaginaire de l’auteur ou certaines de ses ramifications, en sollicitant des textes épars, disséminés dans l’œuvre. Nous nous concentrerons plutôt sur deux recueils de nouvelles qui nous semblent représentatifs de l’imaginaire érotique de Corinna Bille, ce qui nous permettra, d’une part, de tenir compte de la cohérence interne de chaque recueil et, d’autre part, d’aborder certaines nouvelles négligées jusqu’ici en raison de leur originalité. Les recueils La Fraise

noire6 et La Demoiselle sauvage7, parus respectivement en 1968 et en 1974, accordent une

large place aux thèmes de l’amour et de la sexualité, qu’ils déclinent en motifs semblables, tels l’innocence, l’inceste, la faute, mais dont la récurrence varie. Ainsi les amours incestueuses sont-elles plus fréquentes dans La Demoiselle sauvage, alors que la notion de faute apparaît surtout dans La Fraise noire. La comparaison des recueils semble alors éclairer les textes d’une lumière nouvelle, et conférer aux différents motifs une épaisseur faite de répétition et de variations. C’est pourquoi chaque aspect de l’analyse sera appuyé par des éléments sémantiques, formels ou narratifs tirés des deux recueils.

2. Problématique et hypothèse de recherche

Les recueils La Fraise noire et La Demoiselle sauvage suscitent chez le lecteur un trouble étrange, fait de plaisir et d’appréhension, qui semble corrélé à la façon particulière dont Corinna Bille aborde les thèmes de l’amour et de la sexualité. Une fatalité diffuse pèse, en effet, sur les amours dès leur commencement, venant subtilement altérer le sentiment amoureux, et corrompre les premiers frémissements du désir. Annoncée par certaines impressions obscures des personnages, qui recouvrent leur pleine signification dans la chute du récit, cette fatalité prend la forme de la désillusion amoureuse, et mène les

5 Pour reprendre les termes de Jean-Paul Paccolat dans sa préface « Écrire : la respiration essentielle », dans

Corinna BILLE, Nouvelles et petites histoires, Lausanne (Suisse), Éditions L’Âge d’homme, 2011, p. 7.

6 S. Corinna Bille, La Fraise noire, Paris, Gallimard, 2007 [1968], 218 p. 7 S. Corinna Bille, La Demoiselle sauvage, Paris, Gallimard, 1992 [1974], 211 p.

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amants à une mort effective ou métaphorique. Prélude à la souffrance et à la mort, la plénitude amoureuse apparaît alors « entamée […] par une ironie intérieure » (N, 65), et révèle rétrospectivement son caractère illusoire. Cherchant à comprendre cette fatalité et à en retracer l’origine, nous nous sommes penchée sur l’idéal amoureux poursuivi dans les nouvelles, et sur l’inévitable échec de la rencontre espérée avec l’autre.

L’idéal vers lequel tendent les personnages semble être celui d’une complétude mythique, d’une unité parfaite reformée dans l’amour et la sexualité avec l’âme sœur. Recherchant en l’autre la moitié qui leur est destinée, les personnages espèrent renouer avec une partie manquante de soi, perdue lors de la faute originelle. L’intertexte biblique et païen se dessine ici avec netteté, la communion recherchée évoquant à la fois celle du premier couple avec Dieu dans le mythe biblique8, et celle de l’humanité primordiale décrite dans le

mythe de l’androgyne9. La nostalgie de cette complétude perdue apparaît à l’analyse

intimement liée à l’innocence des personnages, laquelle entraîne un sentiment de solitude et de manque ressassé dans les nouvelles. Amour et sexualité sont alors envisagés comme moyens de rompre avec la solitude, et de combler le manque douloureux creusé par le désir. Or, pour rejoindre l’être aimé, en vue de reformer avec lui une unité de corps et de conscience, les personnages font l’expérience de la faute, qui prend dans les nouvelles les formes récurrentes de l’inceste, du meurtre et de l’adultère. Celle-ci inscrit alors l’initiation amoureuse et sexuelle dans le schéma chrétien de la chute, lequel suppose la perte irrémédiable de l’unité désirée, et implique fatalement la mort des personnages. Le motif de la chute acquiert en outre une valeur particulière dans l’œuvre de Corinna Bille, puisqu’il en vient à illustrer, par un déplacement subtil, la perte de l’illusion amoureuse, la chute des masques par laquelle l’amour révèle son caractère fautif ou non réciproque.

Il est paradoxal que l’union amoureuse et sexuelle, qui vise à reformer avec l’être aimé une unité originelle, implique nécessairement la perte de cette unité, vouant les personnages à l’affliction et au désenchantement. Dans cette perspective, il convient de nous interroger sur les liens que tissent les recueils La Fraise noire et La Demoiselle

sauvage entre la quête d’unité des personnages, et la désillusion amoureuse qui semble en

8 Société Biblique de Genève, « Genèse 1-2 », dans La Bible Segond 21 avec notes d’études, 2009, p. 5-9. 9 Platon, « Discours d’Aristophane », dans Le Banquet ou De l’amour, Paris, Gallimard, 1987, p. 67-81.

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être le corollaire. Le questionnement qui orientera notre recherche peut donc se formuler ainsi : la tentative des personnages de retrouver l’unité est-elle à l’origine de leur désillusion, ou en est-elle plutôt la conséquence? En dégageant des thèmes de l’amour et de la sexualité, mais aussi des motifs qui s’y rattachent – notamment l’inceste, la faute, l’illusion, l’origine et la mort –, un parcours commun aux personnages, nous chercherons à montrer qu’il convient d’envisager la quête d’unité dans une perspective cyclique. Il apparaît en effet que la recherche d’une unité parfaite qui anime les amants est confrontée dans le monde terrestre à une impossibilité de parvenir à l’autre. Cela entraîne une mélancolie des origines qui fait tendre les personnages vers une mort pensée non seulement comme fin, mais également comme possible recommencement, permettant de renouer avec l’unité primordiale.

En nous intéressant, dans un premier temps, aux présages de la désillusion amoureuse disséminés à même la quête d’unité des personnages, nous pourrons montrer que l’idéal poursuivi porte en lui son propre échec, et apparaît par essence inatteignable. La recherche d’une unité précédant la faute est en effet confrontée dans les nouvelles aux réminiscences du péché originel, qui soulignent le caractère illusoire de cette quête. Dans un deuxième temps, nous relèverons les diverses réappropriations textuelles de la chute chrétienne, pour montrer comment la désillusion amoureuse s’articule autour de la dichotomie biblique entre innocence et connaissance, et comment les personnages parviennent à la dépasser dans leur quête d’un au-delà terrestre ou céleste.

3. État de la question

Si peu d’études critiques ont été consacrées à l’œuvre de Corinna Bille, les travaux recensés témoignent cependant d’une richesse de la réflexion et d’une profondeur dans l’analyse, qui nous ont permis d’éclairer certaines intuitions de lecture, et serviront à étayer ponctuellement notre démonstration. La critique existante s’est surtout réclamée d’une approche thématique, au sein de laquelle s’esquissent deux tendances. D’une part, nous retrouvons une approche phénoménologique, de type bachelardien, chez Maryke de Courten10 et Pia Brunner11, qui s’intéressent à la rêverie des éléments dans l’imaginaire de

10 Maryke De Courten, L’imaginaire dans l’œuvre de Corinna Bille, Boudry-Neuchâtel (Suisse), les Éditions

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Corinna Bille. L’ampleur, l’exhaustivité et la qualité des analyses de Maryke de Courten, conjuguées à la diversité des textes convoqués font de sa monographie une référence incontournable pour quiconque souhaite aborder l’œuvre de Bille.

D’autre part, plusieurs études s’articulent autour d’un thème privilégié, dont elles révèlent la complexité et les nuances. Pensons à l’aliénation et à la révolte abordées par Emmanuelle Praplan dans son mémoire12, au symbolisme de la forêt traité par Monique

Moser-Verrey13, au vertige dont George Anex signale les manifestations dans La Fraise

noire14, ou encore à l’étrange, auquel Jean-Paul Paccolat a consacré deux articles15. Notre

mémoire rejoint cette seconde tendance, puisqu’il cherche à rendre compte du traitement particulier des thèmes de l’amour et de la sexualité dans l’œuvre de Corinna Bille, mais s’en distingue cependant par l’importance qu’il accorde dans l’analyse à la démarche de Jean-Pierre Richard. Pour mieux situer notre recherche par rapport à la critique existante, nous voudrions en retracer les principales orientations et les points de convergence, qui nous semblent représentatifs de l’univers imaginaire de Corinna Bille.

Les études s’intéressent notamment à la présence du rêve et de l’imaginaire dans l’œuvre de l’écrivaine. Maryke de Courten16 et Jean-Paul Paccolat17 considèrent d’abord le

rêve comme une source d’inspiration, une origine de la nouvelle chez Corinna Bille, et s’appuient sur les carnets de rêves tenus par l’auteur pour expliquer la présence de l’étrange

Maryke de Courten, « L’Écriture onirique de Corinna Bille », dans Peter André BLOCH [dir.], La Suisse

romande et sa littérature, Poitiers (France), la licorne, publication de L’URF de langues et littératures de

l’Université de Poitiers, 1989, p. 287-298. ; et « La rêverie de l’intimité terrestre », dans Écriture, n33 (Automne 1989), p. 162-170.

11 Pia Brunner, « L'oeuvre de Corinna Bille: la rêverie intime des éléments : du corps saisi, projeté au

corps-dévorateur », mémoire de licence de lettres françaises modernes, Genève, Université de Genève, 1998, 122 f.

12 Emmanuelle Praplan, « Un manichéisme transcendé, étude des recueils de nouvelles : Le Torrent d'Anne

Hébert et Douleurs paysannes de S. Corinna Bille », mémoire de maîtrise en études littéraires, Université Laval, 2000, 104 f.

13 Monique Moser-Verrey, « Les Forêts de Corinna », dans Études Romandes, vol. 1, n°1 (mai 1980), p.

16-33.

14 Georges Anex, « S. Corinna Bille : La Fraise noire », dans L’Arrache-plume : chroniques de la littérature

romande 1965-1980, Lausanne et Genève, L’Aire et Journal de Genève, 1980, p. 26-29.

15 Jean-Paul Paccolat, « L’étrange à la lettre : de Corinna Bille à Leonor Fini », dans Écriture, n33 (Automne

1989), p. 193-200. ; et « Postface. La séduction de l’étrange », dans S. Corinna BILLE, Le Salon ovale.

Nouvelles et contes baroques, Albeuve (Suisse), Éditions Castella, 1987, p. 183-195.

16 Maryke de Courten, L’imaginaire dans l’œuvre de Corinna Bille, op. cit.; et « L’Écriture onirique de

Corinna Bille », art. cit.

17 Jean-Paul Paccolat, « S. Corinna Bille à la source des rêves », dans RITM. Recherches interdisciplinaires

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et du fantastique dans ses textes. Si la dernière partie de l’ouvrage de Maryke de Courten s’intéresse à l’influence du rêve dans le processus d’écriture, les deux premières s’attardent plutôt aux manifestations textuelles du fantastique et de l’onirisme. De Courten parvient à rendre compte de la complexité et de la richesse de l’univers poétique de Corinna Bille à travers une étude des rêveries matérielles, et des différentes significations qui leur sont rattachées dans l’ensemble de l’œuvre.

Les articles de Paccolat18 se fondent également sur l’empreinte thématique et

formelle du rêve dans l’œuvre de Bille, mais pour déceler l’étrange et ses diverses expressions. Ainsi, la postface19 du recueil Le Salon ovale cherche à cerner l’ « esthétique

du brouillage » qui contribue à créer l’effet d’étrangeté, par l’analyse de procédés textuels tels la rupture, l’ambiguïté, l’oxymore. Ces travaux tendent à mettre en évidence un mélange inextricable de l’imaginaire et du réel au sein de l’œuvre et, de là, un refus de tout manichéisme, trait fondamental de la poétique de Bille. Notre mémoire abordera lui aussi les rapports entre le réel et l’imaginaire, mais en les déplaçant sur un plan davantage métaphysique. Nous considérerons ainsi que l’au-delà vers lequel tendent les personnages participe d’un certain imaginaire, entendu ici comme ce qui relève de l’invisible et de l’indicible, et chercherons à montrer que cette quête ne peut être envisagée que par rapport à l’échec des personnages de rencontrer l’autre dans le monde terrestre.

Maryke de Courten20, Pia Brunner21, Jacques Chessex22 et Monika Giacoppe23

s’intéressent, en outre, aux rapports des personnages avec la nature et les éléments (terre, eau, feu). Ils soulignent ainsi le lien intime entre les personnages féminins et la végétation, celle-ci étant parfois personnifiée. Alors que « l’osmose entre l’héroïne et la végétation24 »

18 Jean-Paul Paccolat, « L’étrange à la lettre : de Corinna Bille à Leonor Fini », dans Écriture, nº33 (Automne

1989), p. 193-200. ; et « S. Corinna Bille à la source des rêves », art. cit.

19 Jean-Paul Paccolat, « Postface. La séduction de l’étrange », dans S. Corinna BILLE, Le Salon ovale.

Nouvelles et contes baroques, Albeuve (Suisse), Éditions Castella, 1987, p. 183-195.

20 Maryke de Courten, L’imaginaire dans l’œuvre de Corinna Bille, op. cit. ; et « L’Écriture onirique de

Corinna Bille », art. cit.

21 Pia Brunner, « L'oeuvre de Corinna Bille: la rêverie intime des éléments : du corps saisi, projeté au

corps-dévorateur », mémoire de licence de lettres françaises modernes, Genève, Université de Genève, 1998, 122 f.

22 Jacques Chessex, « Une lecture de Corinna Bille », art. cit.

23 Monika Giacoppe, « Women at the Ends of the Earth in the fiction of Anne Hébert and Corinna Bille »,

dans Janis L. PALLISTER [dir.], The Art and Genius of Anne Hébert : Essays on Her Works : Night and the

Day Are One, Londres, Fairleigh Dickinson University Press, 2001, p. 289-304.

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vise, selon De Courten, à renouer avec « la boue primordiale » des « temps immémoriaux25 », Jacques Chessex l’envisage à partir de sa signification sexuelle. En

fondant son analyse sur le « Journal de Cécilia26 », Chessex considère les éléments, arbres

et plantes auxquels les héroïnes solitaires « livrent leurs corps » comme « autant d’amants infatigables et innocents27 ». Pia Brunner relève elle aussi le fantasme de l’amant-arbre

dans l’œuvre de Bille, qu’elle associe à la valeur érotique conférée à la forêt28. Si cette

valeur semble, pour Brunner, rattachée au caractère foisonnant de la forêt, et à la croissance qu’elle symbolise29, nous sommes d’avis que les actes d’amour répétés en son sein

participent à en renforcer le caractère érotique. Le lien étroit que l’on peut établir entre la nature et le désir féminin30, cette communion de la femme avec les éléments, témoigne d’un

imaginaire édénique prégnant chez Corinna Bille que de nombreux critiques ont d’ailleurs relevé31.

Par l’ingénuité, la liberté et le pouvoir d’abandon qu’elle prête à ses héroïnes32

Corinna Bille parvient à recréer, selon Maryke de Courten, un « paradis biblique d’avant la chute33 ». Les héroïnes, « éprises de sensualité primitive, mues par l’instinct34 »

apparaissent ainsi singulièrement amorales parce qu’antérieures à toute morale, ce qui semble les inscrire dans « un monde d’avant l’apparition de l’homme35 », à un niveau

« infra-humain » où, nous dit Marguerite Saraiva-Nicod, « la notion même de faute est

25 Ibid., p. 294.

26 S. Corinna Bille, « Journal de Cécilia », dans Juliette éternelle, Lausanne, La Guilde du livre, 1971, p.

99-116.

27 Jacques Chessex, « Une lecture de Corinna Bille », art. cit., p. 108.

28 Pia Brunner, « L'oeuvre de Corinna Bille: la rêverie intime des éléments : du corps saisi, projeté au

corps-dévorateur », op. cit., p. 34-35, 40-41.

29 Ibid., p. 29.

30 Souligné par Monika Giacoppe dans son article « Women at the Ends of the Earth in the fiction of Anne

Hébert and Corinna Bille », art. cit., p. 301. ; et par Monique Moser-Verrey dans « Les Forêts de Corinna », dans Études Romandes, vol. 1, n°1 (mai 1980), p. 28.

31 Pensons notamment à Maryke de Courten, L’imaginaire dans l’œuvre de Corinna Bille, op. cit. ; et

« L’Écriture onirique de Corinna Bille », art. cit. ; Jacques Chessex, « Une lecture de Corinna Bille », art.

cit. ; Monika Giacoppe, « Women at the Ends of the Earth in the fiction of Anne Hébert and Corinna Bille », art. cit. ; Jean-Paul Paccolat, « L’imaginaire édénique dans l’œuvre de Maurice Chappaz et de Corinna

Bille », art. cit. ; Marguerite Saraiva-Nicod, « Postface. Corinna Bille et le bonheur terrestre », dans S. Corinna BILLE, Le Salon ovale. Nouvelles et contes baroques, Albeuve (Suisse), Éditions Castella, 1987 [1976], p. 205-221.

32 Maryke de Courten, « L’Écriture onirique de Corinna Bille », art. cit., p. 294. 33 Maryke de Courten, L’imaginaire dans l’œuvre de Corinna Bille, op. cit., p. 223. 34 Maryke de Courten, « L’Écriture onirique de Corinna Bille », art. cit., p. 294.

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totalement incongrue36 ». Ce monde primordial évoque l’« infra-monde37 » de Paccolat, qui

précède les partages dualistes entre réel et imaginaire, profane et sacré, érotisme et métaphysique38. Paccolat se démarque des autres critiques en soulignant le caractère

transgressif de la quête d’un « infra-monde », le passage du monde dit « réel » à celui d’un paradis originel ne se faisant pas sans heurt. Sa conception de l’imaginaire édénique apparaît, de surcroît, rattachée à l’intertexte biblique traversant l’œuvre de Bille, alors que De Courten ou Saraiva-Nicod appréhendent le mythe paradisiaque davantage en fonction d’un chaos primordial. Notre étude se rapproche de celle de Paccolat, en ce qu’elle s’intéresse à un paradis fortement connoté religieusement, et restitue à la transgression son importance dans les recueils à l’étude. La temporalité de cet Eden retrouvé, où le corps et l’âme, l’homme et la femme ne sont pas encore séparés39, semble, par ailleurs, intimement

liée à l’Un.

Quelques critiques ontfait état de la quête d’unité qui anime les personnages. Chez Brunner40, Chessex41 et De Courten42, l’unité désigne avant tout la communion des

personnages avec la nature. Si l’unité réfère également, chez De Courten, aux couples isomorphes et au mythe de l’androgyne, dont l’hermaphrodite constitue l’une des figures emblématiques, elle semble ne pas s’appliquer aux simples amants. Notons cependant que De Courten est la seule à inscrire les amours incestueuses dans une quête plus vaste d’unité et ce, malgré l’importance accordée par la critique au thème de l’inceste. Paccolat43, qui se

penche sur plusieurs nouvelles à l’étude, place, quant à lui, la recherche de l’Un « sous le signe d’Éros44 », mais entendu au sens large de ce qui « unit et rassemble ». La quête

36 Ibid., p. 217.

37 Jean-Paul Paccolat, « L’imaginaire édénique dans l’œuvre de Maurice Chappaz et de Corinna Bille », art.

cit., p. 310.

38 Id.

39 Monika Giacoppe, « Women at the Ends of the Earth in the fiction of Anne Hébert and Corinna Bille », art.

cit., p. 291.

40 Pia Brunner, « L'oeuvre de Corinna Bille: la rêverie intime des éléments : du corps saisi, projeté au

corps-dévorateur », op. cit.

41 Jacques Chessex, « Une lecture de Corinna Bille », art. cit.

42 Maryke de Courten, L’imaginaire dans l’œuvre de Corinna Bille, op. cit. ; et « L’Écriture onirique de

Corinna Bille », art. cit.

43 Jean-Paul Paccolat, « L’imaginaire édénique dans l’œuvre de Maurice Chappaz et de Corinna Bille », art.

cit.

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d’unité est donc envisagée davantage comme un dépassement du manichéisme, plutôt que comme tentative de rejoindre l’autre.

La critique45 a également relevé dans l’œuvre de Corinna Bille la forte présence des

thèmes de la sexualité, de l’amour et de la mort, sans pour autant leur consacrer une étude étoffée. De même, si certains articles établissent une corrélation entre ces thèmes, celle-ci n’est souvent qu’évoquée. Ainsi, Chessex46 pressent dans sa conclusion le lien entre

sensualité et mort, alors que Giacoppe47 lie, à la toute fin de son article, la mort à l’amour.

Dans un article48 portant sur la nouvelle « La Fraise noire », Bertrand Pannatier affirme que

« l’amour a très souvent partie liée avec la mort49 » dans l’œuvre de Bille, mais son analyse

se concentre davantage sur le thème de la mort que sur les liens qu’il entretient avec celui de l’amour. Seule Judith Morganroth Schneider50 montre que le désir féminin est

intimement lié à la mort. Si la distinction proposée entre désir féminin et désir masculin51

nous semble intéressante dans le cadre d’une étude portant sur l’ensemble de l’œuvre, elle apparaît cependant réductrice pour notre mémoire, qui s’intéresse à deux recueils dans lesquels hommes et femmes sont pareillement confrontés à la désillusion amoureuse. C’est pourquoi nous envisagerons la quête amoureuse des personnages masculins et féminins dans une même perspective, sans toutefois négliger certains aspects propres au désir féminin, comme le motif du sang sur lequel nous reviendrons. Nous retrouvons, de surcroît, de rares allusions aux motifs de la transgression et de la chute dans les travaux de

45 Jacques Chessex, « Une lecture de Corinna Bille », art. cit. ; Monika Giacoppe, « Women at the Ends of the

Earth in the fiction of Anne Hébert and Corinna Bille », art. cit. ; Judith Morganroth Schneider, « S. Corinna Bille : Exploring the Feminine Labyrinth », dans Folio : Papers on Foreign Languages and Literature, n° 11 (1978), p. 136-148. ; Jean-Paul Paccolat, « L’imaginaire édénique dans l’œuvre de Maurice Chappaz et de Corinna Bille », art. cit. ; Bertrand Pannatier, « L’amour de la mort. Motif de la mort dans “La Fraise noire” », dans Écriture, n°33 (Automne 1989), p. 182-192.

46 Jacques Chessex, « Une lecture de Corinna Bille », art. cit., p. 110.

47 Monika Giacoppe, « Women at the Ends of the Earth in the fiction of Anne Hébert and Corinna Bille », art.

cit., p. 302.

48 Bertrand Pannatier, « L’amour de la mort. Motif de la mort dans “La Fraise noire” », dans Écriture, n°33

(Automne 1989), p. 182-192.

49 Ibid., p. 182.

50 Judith Morganroth Schneider, « S. Corinna Bille : Exploring the Feminine Labyrinth », art. cit.

51 Cette distinction est ainsi résumée : « The women of Bille’s first narrative similarly partake of the divine

and the infernal. Their passionate stories similarly link love and death in a fatal dance. The fatality generally arises from the fondamental opposition of pragmatic, intelligent men and idealistic, intuitive women. » ; « In fact, the fatality revealed as a counterpart of eroticism usually results from the discordancy between an elevating (feminine) and a debasing (masculine) desire. » Ibid., p. 138 et 145.

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Giacoppe52, Morganroth Schneider53 et Paccolat54 qui, si elles viennent appuyer nos

intuitions de lecture, demeurent trop minces pour rendre compte de la complexité des relations qui se nouent entre les personnages.

4. Considérations théoriques et méthodologiques

Pour rendre compte de l’imaginaire érotique de Corinna Bille, et en restituer à la fois la fécondité et la cohérence, nous ferons appel à une approche thématique, inspirée des travaux de Jean-Pierre Richard55. Si la terminologie de la critique thématique demeure

relativement pauvre56, et la notion de thème, assez vague57, Richard en propose une

définition à la fois riche et circonscrite dans son ouvrage L’univers imaginaire de

Mallarmé : « un thème serait […] un principe concret d’organisation, un schème ou un

objet fixes, autour duquel aurait tendance à se constituer et à se déployer un monde. L’essentiel, en lui, c’est cette “parenté secrète” dont parle Mallarmé, cette identité cachée qu’il s’agira de déceler sous les enveloppes les plus diverses58 ».

Signalé par sa récurrence et ses variations, le thème traverse l’œuvre de façon sous-jacente et en forme « l’invisible architecture59 ». Il incombe donc au critique de repérer le

thème dans l’œuvre, puis d’en montrer les diverses modulations et déclinaisons au sein des textes. Celles-ci font à leur tour émerger d’autres thèmes et motifs, qui s’associent entre eux sous forme de constellations, ou de réseaux signifiants. Cette approche des textes nous amènera à relever dans l’œuvre de Corinna Bille les occurrences sémantiques des thèmes de l’amour et de la sexualité pour en dégager un certain rapport à l’autre et, de là, un parcours commun aux personnages. Notre lecture des recueils La Fraise noire et La

Demoiselle sauvage cherchera à provoquer des échos entre les personnages et les intrigues

52 Monika Giacoppe, « Women at the Ends of the Earth in the fiction of Anne Hébert and Corinna Bille », art.

cit., p. 292.

53 Judith Morganroth Schneider, « S. Corinna Bille : Exploring the Feminine Labyrinth », art. cit., p. 140. 54 Jean-Paul Paccolat, « L’imaginaire édénique dans l’œuvre de Maurice Chappaz et de Corinna Bille », art.

cit., p. 310.

55 Notamment L’univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Éditions du Seuil, 1961, 653 p. ; et Poésie et

profondeur, Paris, Éditions du Seuil, 1955, 249 p.

56 Comme le souligne Wilfried Smekens dans son article « Thématique », dans Maurice DELCROIX et

Fernand HALLYN, Méthodes du texte, Introduction aux études littéraires, Paris-Gembloux, Éditions Duculot, 1987, p. 100.

57 Voir à ce propos l’article de Shlomith Rimmon-Kenan, « Qu’est-ce qu’un thème? », dans Poétique, n°64

(novembre 1985), Du thème en littérature, p. 397-406.

58 Jean-Pierre Richard, L’univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 24. 59 Id.

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au-delà des nouvelles qui leur donnent forme, à « lier des gerbes de convergence60 » dans

l’œuvre pour découvrir les « grandes significations unifiantes61 » qui la sous-tendent. Des

motifs ressassés de la faute, de la désillusion et de la mort, nous ferons ainsi apparaître une logique de la chute qui ne s’avoue pas explicitement comme telle, mais qui permet d’appréhender l’œuvre dans sa complexité.

Nous nous rapporterons, en outre, aux écrits théoriques62 qui s’intéressent à la

nouvelle pour être sensible aux stratégies d’écriture propres à la poétique et à la rhétorique du genre. Forme narrative brève, la nouvelle est souvent appréhendée en fonction du roman, dont elle représenterait une version courte et condensée. Ce rapprochement n’est pas étranger à l’évolution du genre : aux dix-septième et dix-huitième siècles, la nouvelle avait une ampleur qui rappelait celle d’un « petit roman », et débordait largement l’anecdote63. Cette comparaison a suscité plusieurs jugements négatifs à l’égard de la

nouvelle, parfois considérée comme ébauche d’un roman à venir64, ou « résidu d’un roman

avorté65 », et reléguée à « un aimable divertissement, un passe-temps dilettante pour

écrivains paresseux et lecteurs pressés66 ». De telles idées ont laissé peu de place à l’étude

d’une poétique du récit bref, à laquelle se sont pourtant intéressés Godenne, Aubrit et Poe. Leurs écrits théoriques visent, d’une part, à restituer au genre sa légitimité et, d’autre part, à en dégager les structures narratives. Ils relèvent ainsi certaines constantes formelles de la nouvelle, notamment sa brièveté, l’idée de totalité et d’unité qui s’en dégage67, le

resserrement de l’intrigue et la tension narrative qui en résulte68.

60 Jean-Pierre Richard, Poésie et profondeur, op. cit., p. 10.

61 Jean-Pierre Richard, L’univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 18.

62 Jean-Pierre Aubrit, Le conte et la nouvelle, Paris, A. Colin, 1997, 191 p. ; Victor Chklovski, « La

construction de la nouvelle et du roman », dans Théorie de la littérature, traduit du russe par T. Todorov, Paris, Éditions du Seuil, 1965, p. 170-196. ; René Godenne, La nouvelle, Paris, Honoré Champion Éditeur, 1995, 178 p. ; Edgar Allan Poe, « L'art du conte, Nathaniel Hawthorne », dans Contes, Essais, poèmes, Paris, Robert Laffont, 1989, p. 995-1004.

63 René Godenne, La nouvelle, op. cit., p. 38-46. Voir également à ce propos la conclusion de l’ouvrage,

p. 144.

64 Ibid., p. 15.

65 Jean-Pierre Aubrit, Le conte et la nouvelle, op. cit., p. 82. 66 Ibid., p. 81.

67 Chklovski évoque également cette idée de totalité dans son article « La construction de la nouvelle et du

roman », art. cit., p. 175.

68 Ces constantes sont décrites chez Jean-Pierre Aubrit au chapitre 11, « Les bénéfices éternels de la

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Si ces écrits font émerger une forme et une structure communes69 aux nouvelles de

notre corpus, l’approche thématique nous permet, quant à elle, de lier les textes à partir des différents motifs et variations qu’ils offrent d’un même thème et, plus généralement, d’un même réseau signifiant. Ainsi, notre analyse prendra en compte, d’une part, les ressemblances thématiques et sémantiques qui organisent les recueils et, d’autre part, les variations et spécificités proposées par chacune des nouvelles. Ces modulations viendront inversement enrichir le thème, le corréler à de nouveaux motifs, et finalement lui conférer une portée plus vaste. Notre analyse s’articulera sur le couple innocence et connaissance qui structure les nouvelles, et de là, procèdera par approfondissement, en dégageant les constellations thématiques qui se déploient autour de ce couple, les diverses valeurs associées à ces thèmes et, enfin, les motifs qui s’y rattachent. Pour chacun de ces niveaux d’analyse, nous nous intéresserons à la fois aux répétitions et aux variations thématiques proposées dans les nouvelles. En cela, notre approche se distingue quelque peu de la « rêverie vagabonde70 » de Jean-Pierre Richard, qui opère plutôt par association, en

insérant, « dans la série première, d’autres séries qui la complètent ou l’enrichissent71 ». En

raison des contraintes d’espace, mais aussi de la problématique restreinte sur laquelle nous souhaitons nous pencher dans ce mémoire, nous devrons plutôt nous en tenir à la seule série première, à laquelle viendront se greffer des motifs de moindre ampleur.

Cette perspective d’ensemble sera complétée et enrichie par une analyse textuelle, qui nous aidera à appréhender les mécanismes discursifs des nouvelles de Bille, ainsi que leur apport au réseau signifiant qui sous-tend le texte. La narratologie de Gérard Genette72

et les travaux de Dominique Maingueneau sur la linguistique appliquée aux études littéraires73 nous fourniront les outils nécessaires à l’analyse des changements de narration,

conclusion de son ouvrage La nouvelle, op. cit., p. 141-146. ; chez Poe, dans son article « L'art du conte, Nathaniel Hawthorne », art. cit., p. 1002-1003.

69 Notamment l’art de la chute, abordé par Jean-Pierre Aubrit dans son ouvrage Le conte et la nouvelle, op.

cit., p. 75-77.

70 Claude Abastado, « La trame et le licier. Des thèmes au discours thématique. », dans Revue des langues

vivantes, vol. XLIII, nº 3 (1977), Thématique et thématologie, p. 486. À propos de la critique de Jean-Pierre

Richard.

71 Ibid., p. 485.

72 Gérard Genette, Figures III, Paris, Éditions du Seuil (poétique), 1972, 288 p.

73 Dominique Maingueneau, Les termes clés de l’analyse du discours, Paris, Éditions du Seuil, 1996, 93 p. ;

Linguistique pour le texte littéraire, Paris, Nathan, 2003, 243 p. ; et Pragmatique pour le discours littéraire,

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de focalisation et de discours dans l’œuvre de Bille, changements fréquents et significatifs que nous rapporterons à l’univers imaginaire de l’auteur. Ces altérations seront donc étudiées en fonction de ce qu’elles traduisent de la relation à l’autre, et comme signes d’un impossible retour à une unité parfaite. La pluralité des voix narratives et leur intrication dans les nouvelles, par exemple, signalent un brouillage énonciatif et tendent à faire du même un ensemble hétérogène. En effet, la part d’altérité de chaque voix narrative demeure, dans leur coexistence comme dans leur superposition, ce qui manifeste une impossibilité d’atteindre à une énonciation homogène et totalisante. Cette altérité formelle nous semble refléter l’échec de la quête d’unité des personnages, dont l’initiation amoureuse et sexuelle ne parvient pas à abolir les frontières physiques et métaphysiques qui séparent les êtres. De surcroît, la linguistique nous permettra d’analyser les changements de pronoms par lesquels les amants s’adressent l’un à l’autre dans les nouvelles, ces variations signalant un jeu complexe de proximité et de distance dans le couple, que nous considérons pertinent en regard de notre problématique.

5. Grandes articulations du travail

Notre travail s’articulera autour de deux chapitres, qui visent à illustrer la distinction dans les nouvelles entre innocence et connaissance, illusion et désillusion, origine et mort, mais aussi à montrer comment ces notions se rejoignent et se recoupent finalement, l’une ne pouvant être pensée sans l’autre. Le premier chapitre sera consacré aux diverses facettes de la quête d’unité des personnages, et aux présages d’illusion qui leur sont associés. Dans les deux premières parties de ce chapitre, nous définirons les notions d’amour et de sexualité en fonction du manque qu’elles cherchent à combler, et de la forme de plénitude (physique ou métaphysique) à laquelle elles aspirent. Cela nous permettra de relever à même l’initiation amoureuse et sexuelle certaines associations textuelles ou craintes inavouées des personnages qui viennent altérer l’unité désirée, et annoncer la désillusion. La dernière section s’intéresse, quant à elle, au caractère mythique et, par conséquent, fantasmatique de l’unité originelle recherchée. À partir de la notion d’âme sœur, nous aborderons l’un des motifs récurrents de l’œuvre : les amours incestueuses, seules capables, semble-t-il, de fusionner les amants en une entité unique.

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La transition du premier au second chapitre marque dans le parcours amoureux des personnages le passage de l’innocence à la connaissance. Ce deuxième chapitre s’intéresse à la désillusion amoureuse, qu’il inscrit dans la logique plus vaste de la chute. À partir de cette perspective chrétienne, il appréhende les motifs de la faute, de la désillusion et de la mort, pour montrer que la quête d’unité des personnages est d’emblée placée sous le signe de la fatalité et du châtiment. Les trois premières sections du chapitre s’intéressent aux variations que connaissent ces divers motifs dans les nouvelles, et cherchent à dégager les liens qui se tissent entre amour, sexualité et mort. La dernière partie constitue plutôt une ouverture, et s’intéresse à la quête d’un au-delà qui traverse les recueils. En montrant comment les personnages aspirent à un paradis d’avant la chute, elle replace la mort dans le schéma d’une élévation, et lui confère non plus seulement la valeur d’une fin, mais aussi celle d’un commencement.

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Chapitre 1

Amour et sexualité : quête d’unité illusoire

Quel procédé pour obtenir, grâce à une inextricable fusion, de ne plus faire qu’un avec l’objet adoré, à la façon des eaux qui se confondent dans un vase? Le corps peut-il y réussir? Ou l’esprit, opérant ses mélanges subtils dans les défilés compliqués du cerveau? Ou le cœur?74

La Promenade au phare, Virginia Woolf

La naissance du sentiment amoureux et du désir sexuel chez les personnages des recueils La Fraise noire et La Demoiselle sauvage est étroitement liée à une quête d’unité qui l’englobe et la dépasse. Ancrée dans un manque, une absence, cette quête aspire à renouer avec une unité mythique, à la fois par l’union des corps réalisée avec l’aimé et par celle des âmes. Pourtant, ce manque même semble inscrire l’illusion au sein de la recherche d’unité, le fantasme dans la perception du réel75, ce dont témoignent certaines impressions

diffuses des personnages et diverses associations textuelles. Il s’agira pour nous de rendre compte, en premier lieu, de la part d’illusion qui marque l’espoir d’une unité retrouvée dans la réciprocité du sentiment amoureux et l’union des corps. De la solitude vécue douloureusement au sentiment d’un amour illusoire, du désir conçu comme privation à l’appréhension de l’union sexuelle, les personnages subissent l’aveuglement dû au manque, mais pressentent la désillusion inhérente à la connaissance amoureuse et sexuelle. En cela, la quête d’unité apparaît d’emblée liée à la désillusion des personnages. Nous nous intéresserons, en deuxième lieu, au caractère mythique de l’unité recherchée, vouée à dévoiler son inadéquation au réel. La complétude primordiale vers laquelle tendent les amants semble en effet irrémédiablement perdue depuis la faute première, reléguant l’idéal amoureux à un monde d’avant la chute. Si les diverses facettes de cette quête d’unité se recoupent dans les nouvelles, amour métaphysique et amour charnel étant inextricablement mêlés, nous les séparerons toutefois dans l’analyse, pour montrer d’une part la spécificité

74 « What device for becoming, like waters poured into one jar, inextricably the same, one with the object one

adored? Could the body achieve it, or the mind, subtly mongling in the intricate passages of the brain? or the heart? » Virginia Woolf, To the lighthouse, London, The Hogarth Press, 1963, p. 82. Pour la traduction française, se référer à La Promenade au phare, traduit de l’anglais par M. Lanoire, Paris, Le Livre de poche, 2003, p. 75.

75 Il est à noter que nous employons le terme « réel » pour référer à la réalité textuelle mise en scène par le

récit. Nous l’opposerons dans ce chapitre à l’illusion, ce qui nous permettra de mieux montrer les jeux de masque et de dévoilement à l’œuvre dans les nouvelles.

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de l’unité recherchée dans chacun de ces amours, d’autre part les présages de la désillusion qui lui sont associés.

1.1 L’unité dans la réciprocité du sentiment amoureux

L’unité recherchée dans l’amour repose essentiellement sur la réciprocité des sentiments qu’éprouvent les personnages l’un pour l’autre. Ceux-ci aspirent en effet à retrouver une entente parfaite entre leurs deux subjectivités, l’une se posant dans l’amour comme le reflet absolu de l’autre, et vice versa. Cette entente prend la forme d’une communauté de sentiments visant à faire émerger, de deux consciences, une nouvelle entité qui se présente comme leur fusion : le couple. Or, si la solitude du personnage fait place à celle du couple, et laisse croire à une unité retrouvée, celle-ci est rapidement ternie par l’angoisse et l’impression obscure d’un amour illusoire. Devant l’unité qui se dérobe, les personnages adoptent une nouvelle attitude envers l’aimé et, plutôt que de tenter d’assimiler la conscience de l’autre et la leur dans l’entité du couple, ils projettent de se perdre dans la subjectivité de l’autre, de s’oublier au profit de l’aimé76. Cette tentative de

retrouver l’unité dans le couple par la suppression de l’une de ses moitiés est cependant illusoire, et relègue la communauté espérée à un idéal hors d’atteinte.

1.1.1 De la solitude du personnage à celle du couple

Les nouvelles s’ouvrent, le plus souvent, sur un manque, une absence, que traduit un douloureux sentiment de solitude. Celui-ci, presque exclusivement lié au désir insatisfait d’un amour, demeure dans certains cas jusqu’à la fin du récit, qui se clôt alors sur une souffrance immuable. Dans d’autres cas, cette solitude est apaisée par l’apparition de l’être aimé, et le texte opère un déplacement par lequel la solitude vient se nouer autour de l’unité plurielle du couple, « enfermant [les] deux corps [des amants] dans son cercle » (FN, 52). Cette solitude métaphorique des amants face au monde suppose une communion dans le couple, une unité retrouvée, à laquelle aspirent les personnages.

La carence d’amour se présente comme un manque obsédant, un espoir déçu dont les personnages ne peuvent se détacher tout à fait. Ainsi en va-t-il de Mag dans la nouvelle « Le Lieu », jeune fille dont la solitude est sans cesse confrontée aux amours d’autrui.

76 Jean-Paul Sartre, « Troisième partie. Chapitre III : Les relations concrètes avec autrui », dans L’être et le

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Partie en voyage avec une amie dans le Lieu, Mag aperçoit ou imagine des hommes « qu’elle aurait pu aimer toute sa vie » (LL, 174), sans que cet amour ne soit cependant reçu ou partagé. L’élan amoureux se perd en effet dans l’indifférence, ce qui contraste douloureusement avec les amours présentes ou passées de l’amie, et l’attention que sa beauté suscite. Leurs expériences respectives, mais aussi leur apparence, creusent ainsi l’écart entre les personnages, l’amie étant « très belle » et Mag, « plutôt laide » : « Elle, jamais ne serait mangée par les yeux des hommes. » (LL, 171); « Elle ne se mariera sans doute jamais, elle. » (LL, 172); « Elle, Mag, n’a personne… » (LL, 183). L’emphase qu’on lit à travers l’apposition répétée du pronom « elle », qui souligne chaque fois la différence entre Mag et l’amie, va de pair avec un manque ressassé, une absence sensible que l’adverbe « jamais » pose comme immuable. La nouvelle se clôt d’ailleurs sur cette absence, alors que Mag vient de quitter l’amie, et attend seule à la gare : « Jamais elle ne s’était sentie aussi seule. De quoi ne pouvait-elle pas se consoler? Il y a dans sa vie quelque chose dont elle ne pourra jamais se consoler. » (LL, 192) La souffrance dont le personnage ne peut se départir concerne certes sa laideur77, mais aussi, et peut-être surtout, la solitude à

laquelle cette laideur la condamne.

Si quelques nouvelles reproduisent la circularité de l’attente ou du regret, la majorité des textes étudiés présentent une initiation à l’amour qui met fin au manque. Ce dernier est alors abordé différemment, et acquiert une valeur nouvelle. La rapide initiation amoureuse présente à la fois au niveau de l’histoire et du récit de « La Fraise noire » implique ainsi une description rétrospective de la solitude précédant l’amour : « D’avoir enfin reçu l’amour d’une femme, moi qui désespérais d’être aimé, me faisait oublier tout le reste. La douceur existant au fond de moi-même, étouffée jusque-là par une maladresse native, s’épanouissait en une force qui me grisait. » (FN, 27) Le désespoir associé à la solitude, et l’adverbe « enfin » traduisent dans le discours du personnage une pénible attente, celle d’un amour « reçu ». Mais, une fois accueilli, cet amour semble détaché de son origine, ce dont témoigne la seconde phrase, centrée sur le sujet masculin. La femme y est en effet occultée au profit des effets de son amour, qui engendre chez l’homme l’épanouissement d’une douceur déjà existante, mais cachée, « étouffée », et la transmue en une force exaltante.

77 Comme le soutient Dominique Aury dans son article « À propos de la Demoiselle sauvage », dans La

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Jeanne, l’amante, se présente ainsi comme seul lieu de passage entre l’homme et celui qu’il désire être, ce que viendra confirmer la fin du récit, lorsque le personnage pense éprouver la nostalgie de l’amour perdu, et réalise que la femme n’était qu’un prétexte : « c’était moi seul que je regrettais en lui » (FN, 64). C’est donc l’amour et ses effets enivrants qui se posent rétrospectivement comme objets de manque, et non pas l’être aimé dans son individualité. Le reproche formulé à l’égard de l’amante : « Elle n’aimait pas un homme ou les hommes, elle n’aimait que l’amour » (FN, 44), pourrait tout aussi bien être adressé à l’amant. Nous constatons ainsi que la douleur liée à la solitude dans les nouvelles concerne essentiellement l’absence d’amour, en ce qu’elle prive les personnages d’une part d’eux-mêmes. Dévoilée dans l’amour, cette partie secrète est intimement associée à l’être aimé, jusqu’à ce que s’estompe l’illusion amoureuse. La solitude qui se noue autour des amants, pensés comme des moitiés complémentaires, semble en cela n’être qu’un mirage voué à se dissiper.

La nouvelle « La Fraise noire » distingue un autre type de solitude, cette fois enivrante par l’éloignement qu’elle suppose avec la société. Pierre, le narrateur, éprouve un grand bien-être lors de ses promenades solitaires sur les alpages : « La solitude m’exaltait, me donnait un sens plus aigu de ma personne, la vivifiant au lieu de l’annihiler. » (FN, 19) C’est cette solitude vivifiante face au monde que les amants adultères tenteront de retrouver, dans le lieu mythique de la forêt notamment. Éloignée des interdits du village, la forêt mêle le vertige et l’exaltation des promenades à ceux des rencontres amoureuses. Mais cet isolement physique, certes nécessaire, ne peut résumer à lui seul la solitude qui se noue autour des amants, les séparant du reste du monde. S’y ajoute la solitude psychique d’une unité reformée dans l’amour, qui participe à rejeter, voire à détruire métaphoriquement, toute réalité extérieure au couple : « L’amour que Jeanne me donnait, détruisait, pour moi, toute réalité extérieure à nous. » (FN, 52) Seuls dans leur amour, indifférents à tout ce qui déborde le « nous », les amants en viennent à s’exposer sans en avoir conscience à certains dangers, dont celui d’être découverts : « Et dans notre amour nous étions déjà tellement seuls, que nous entrâmes dans le village sans même songer que les gens pouvaient nous voir. » (FN, 26-27) Le « nous » représentatif de l’idéal amoureux se substitue donc au « je », au « moi », pour former une entité amoureuse détachée du monde.

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La coupure séparant le couple du monde sensible est particulièrement manifeste dans la nouvelle « Ma forêt, mon fleuve », qui prend la forme d’un journal intime. Centré sur l’initiation amoureuse de la narratrice avec Christofer, à laquelle les premiers fragments servent d’introduction, le récit oscille entre la souffrance et le bonheur, l’attente et la rencontre. La description du monde faite par la narratrice, dont l’existence est intimement liée à celle de son amant, semble en effet refléter l’absence ou la présence de ce dernier. Le couple acquiert ainsi une importance démesurée par rapport au réel qui le borde, et se constitue en un microcosme fermé : « Oui, je deviens démesurée de bonheur mais sourde aussi, aveugle à tout ce qui n’est pas Christofer et moi. Je ne soupçonnais pas la puissance de l’amour. Il m’angoisse, me déconcerte. » (MF, 161) L’aveuglement et la surdité du personnage à ce qui est extérieur au couple creuse la solitude des amants face au monde, solitude désirée bien que marquée par l’angoisse. Englobant deux êtres en son sein, la solitude reformée autour des amants suppose une communion des consciences, une unité reformée dans le couple, que la narratrice évoquera d’ailleurs explicitement : « C’est la première fois que j’ai un amour. Et il est tellement fort, je le sens, cela est plus solide que le roc, cela durera toujours, parce qu’il est impossible qu’il en soit autrement. […] Comment avons-nous fait pour vivre jusqu’ici une existence parallèle, sans nous voir? À présent notre existence est une. » (MF, 148) Chacun des amants se présente dès lors comme la moitié incomplète d’un tout, que seule l’unité amoureuse peut reconstituer.

Ainsi avons-nous observé que les nouvelles associent la solitude initiale des amants à l’absence cruelle d’un amour partagé. Alors que certaines se closent sur l’invariabilité du manque, d’autres présentent un élan amoureux accueilli, voire reflété par l’être aimé. Ce partage amoureux confond les consciences des amants en une unité impénétrable, et les isole du monde. Or, la solitude retrouvée dans le couple, si elle est exaltante, suscite également un sentiment diffus d’angoisse, une impression obscure du caractère éphémère de l’union amoureuse.

1.1.2 Sentiment inavoué du caractère illusoire d’un amour partagé

Le pressentiment obscur d’un amour illusoire traverse les nouvelles, et vient altérer de façon subtile l’unité reformée dans le couple. L’émergence du doute et de l’angoisse corrompt ainsi la communion des amants, qu’un certain mirage avait instituée en idéal

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atteint. Conscience rétrospective d’un aveuglement, ou impression prospective d’une désillusion, le récit dissémine les traces de l’illusion amoureuse, auxquelles seule la chute saura restituer la cohérence. C’est donc dans une logique de l’après-coup que trouvent à s’inscrire les angoisses réprimées des personnages, en fonction d’une unité dont le caractère irréalisable est pressenti avant d’être révélé.

L’aveuglement amoureux se dévoile ainsi relativement tard chez la narratrice de « Ma forêt, mon fleuve », dans un fragment qui prend place après le premier baiser échangé par les amants, et avant leur initiation sexuelle. Datées du « 14 novembre », les pensées de la narratrice traduisent une certaine inquiétude quant aux conséquences de cet amour aveugle : « J’ai remercié Dieu de m’avoir donné cet amour, de m’avoir permis de retrouver cet amour que je croyais perdu. Mais je m’y précipite avec une telle hâte voulue, un tel aveuglement, que je ne vois guère où il aboutira. Je ne puis croire en une vie heureuse… » (MF, 162). Le personnage, qui dit ignorer comment « aboutira » son amour, semble pourtant envisager une fin tragique, en avouant ne pas croire à une vie heureuse. La hâte et la précipitation caractéristiques de cet amour apparaissent ainsi comme une force qui court à un terme implacable, celui d’une unité perdue. Nous observons en outre dans cet extrait un déplacement significatif par lequel l’aveuglement en vient non plus à occulter le monde entourant les amants, mais bien à définir le manque de discernement de la narratrice dans la relation amoureuse. L’illusion semble donc inscrite à même l’unité reformée autour du couple, laissant présager le caractère éphémère de celle-ci. Appréhendé dans ce cas juste avant l’initiation sexuelle, l’aveuglement peut toutefois se révéler beaucoup plus tardivement.

La narration ultérieure de « La Fraise noire » laisse ainsi supposer que Pierre ne prend conscience de son aveuglement qu’après-coup. Cette distance des événements racontés par rapport au présent de l’énonciation implique chez le narrateur un point de vue rétrospectif sur l’amour vécu avec Jeanne, un regard plus critique parce qu’ultérieur à la désillusion finale du récit. Le narrateur évoque en ces termes son aveuglement face au mystérieux pouvoir de séduction de Jeanne : « Sa séduction devait venir de cela, d’un mélange si rare à dose égale de tendresse et de sang, féminité si humble et si puissante à la fois. Peut-être en effet s’y mêlait-il un peu de folie? Une tare imperceptible qui en altérait la

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beauté? Je refusais de me heurter à ces questions, j’arrachais de moi l’inquiétude qui tentait d’y prendre racine. » (FN, 27) La forme interrogative et l’adverbe « peut-être » laissent croire à des hypothèses formulées ultérieurement, auxquelles s’oppose le refus passé de toute inquiétude. Celle-ci est sciemment évitée, « arrachée » dès l’origine, le personnage préférant conserver la beauté de l’amour intacte, aussi illusoire soit-elle.

À la prise de conscience rétrospective d’un aveuglement vient parfois se substituer une impression plus nette, parce qu’inscrite à l’origine même de l’amour, d’une réciprocité illusoire des sentiments. La Demoiselle sauvage, qui reconnaît très vite en elle « le bourdonnement d’amour » (DS, 20), est ainsi tourmentée par le sentiment que l’amour éprouvé à son égard est moindre. Pour se rassurer, elle s’en remet au hasard des pétales d’une marguerite : « Elle arracha, un jour, d’un geste brusque, une grosse marguerite et se mit à en tirer les pétales : un peu, beaucoup, passionnément; elle s’aperçut en faisant virer la tige, qu’elle oubliait le pas du tout! Tant pis. Le dernier pétale disait : il m’aime un peu. “C’est ça, il m’aime un peu. Tandis que moi…” L’excès d’amour la rendait farouchement réservée, presque hautaine. » (DS, 21) Si l’issue du jeu est d’emblée biaisée par l’oubli du « pas du tout », elle constitue cependant un présage de la profonde inadéquation des sentiments qu’éprouvent les personnages l’un pour l’autre. Ce résultat a par ailleurs valeur de vérité pour la Demoiselle sauvage, puisqu’il fait écho à ses doutes en venant les confirmer : « C’est ça, il m’aime un peu ». Les pensées rapportées du personnage soulignent ainsi la disproportion entre l’amour excessif qu’elle voue à l’amant et le reflet terni, déteint, que celui-ci lui renvoie.

Or, ce présage d’illusion se perd dans les tentatives inavouées de la Demoiselle sauvage de rétablir l’équilibre amoureux. Sa frugalité amoureuse tend à compenser les absences de l’amant78, à combler les carences de l’amour en amplifiant un rien, un regard :

« Elle pouvait vivre en amour, elle, de très peu. Comme on dit d’un peuple qu’il est frugal, elle était frugale en amour. Un rien suffisait, un regard devenait un monde, rencontrait en

78 Ces absences, confrontées à l’attente de la Demoiselle sauvage, sont en elles-mêmes un symptôme de la

non réciprocité des sentiments, comme le souligne Barthes dans ses Fragments d’un discours amoureux : « L’absence amoureuse va seulement dans un sens, et ne peut se dire qu’à partir de qui reste, et non de qui part : je, toujours présent, ne se constitue qu’en face de toi, sans cesse absent. Dire l’absence, c’est d’emblée poser que la place du sujet et la place de l’autre ne peuvent permuter; c’est dire : “Je suis moins aimé que je n’aime.” » (Paris, Éditions du Seuil, 1977, p. 19)

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