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CHAPITRE 1 AMOUR ET SEXUALITÉ : QUÊTE D’UNITÉ ILLUSOIRE

1.3 Q UÊTE D ’ UNE UNITÉ MYTHIQUE

1.3.2 Les amours incestueuses

Les amours incestueuses, motif récurrent des nouvelles, en particulier de celles qui composent La Demoiselle sauvage, semblent transposer dans l’ordre du réel l’image idéelle de l’âme sœur. À la parenté métaphorique des amants, affichée et reconnue, se substitue en effet une parenté réelle, cette fois secrète et dissimulée. Si l’inceste ne se révèle qu’à la fin des nouvelles, certaines impressions des amants laissent toutefois entrevoir une entente inhabituelle, une complémentarité parfaite. À travers cette extraordinaire plénitude pressentie dans la rencontre de l’autre se dévoile une harmonie des âmes et des corps, destinés à se confondre dans le sentiment amoureux et l’union sexuelle. En cela, les amants incestueux se présentent comme deux moitiés d’un être unique, que seule la transgression, cet écho de la faute première, pourra espérer reformer.

La force d’attraction qu’exercent les amants incestueux l’un sur l’autre, distincte de leurs précédentes expériences amoureuses, lorsqu’elles sont évoquées, mais aussi des amours relatées dans les autres nouvelles, trouvent leur expression la plus achevée dans les textes « Ma forêt, mon fleuve » et « Carnaval »102. Liées par les relations incestueuses

qu’elles mettent en scène, par la violence du désir et le dévoilement final de la parenté des amants, les deux nouvelles se font écho et participent à tisser entre les recueils un réseau d’appels et de renvois. D’inégale longueur et présentant d’importantes variations de focalisation, elles se complètent mutuellement et rendent sensibles différents aspects de la relation incestueuse imaginée par Corinna Bille. Le déplacement par lequel l’amour filial devient érotique est abordé de façon très succincte dans « Carnaval », la brièveté de l’énonciation venant refléter « l’extrême violence » (C, 86) du désir. Malgré les masques portés, les amants devinent en l’autre une âme sœur, avec laquelle ils cherchent à se confondre. La singularité de ce désir, « tellement inattendu, d’une extrême violence, d’une extrême douceur » (C, 86), occulte chez l’homme tout ce qui a déjà pu avoir de l’importance : « Même la femme, l’épouse, qu’est-ce que c’était à côté de ça? Et les enfants et la famille, et les affaires et les constructions et tout, qu’est-ce que c’est à côté de ça? Qu’est-ce que c’est? Rien. » (C, 86) La gradation des comparants utilisés pour rendre compte de cet amour, qui supplante les précédentes relations amoureuses et, plus

généralement, toute expérience vécue, tend à l’instituer en un sentiment d’exception, en un achèvement de l’amour. Excédant toute comparaison, située au-delà des mots et du sens, cette émotion puissante semble réduite à l’indicible. Par peur peut-être d’altérer la perfection d’une entente mythique, l’homme n’ose pas la nommer, il la circonscrit à peine dans le vague de cette désignation : « ça ». Et c’est d’ailleurs le mystère entourant les amours incestueuses qui sera à l’origine de leur force et de leur pouvoir « réassembleur103 », son dévoilement révélant l’interdit transgressé et marquant la

dissolution de l’unité reformée.

Cet amour se rapproche en outre de la plénitude et de la perfection espérées par la communauté de sentiments qu’il suppose avec l’amante. La narration, qui oscille entre le point de vue de l’homme et celui de la jeune fille, laisse en effet entrevoir un amour partagé, un désir identique, ce qui constitue une variante significative dans l’ensemble des nouvelles. Après avoir révélé les pensées de l’homme, la narration cède la parole aux amants dans le dialogue amoureux, qui opère un changement de focalisation. Brèves paroles échangées d’une voix contrefaite, ce dialogue présente l’aveu masculin d’une folie d’amour, d’un amour premier parce qu’inégalé, qui trouve en l’amante une résonance parfaite. Au « Menteur! » proféré coquettement par la jeune fille s’oppose en effet une vérité amoureuse inscrite à même les corps, qui déborde la parole et la rend inadéquate : « Mais elle le croit, elle croira tout ce qu’il dit, jusqu’au petit matin. Parce que pour elle aussi, c’est tellement inhabituel cette entente, cette émotion qui la terrasse, cette confiance. Et ce désir. » (C, 87) À la peur de nommer que l’on retrouvait chez l’homme se substitue ici une prolifération de la parole, l’énumération traduisant un désir de cerner cet amour si particulier qu’il anéantit toute résistance. Mais chaque terme de cette accumulation manifeste finalement son inadéquation au référent, et relègue encore une fois l’amour incestueux à l’ineffable, à l’indicible. Le mutisme masculin et la parole féminine se confondent ainsi dans le soupir amoureux, en une complémentarité idéale des corps et des âmes.

Cette relation privilégiée du père avec sa fille trouve des résonances dans l’amour incestueux entre le frère et la sœur de « Ma forêt, mon fleuve », bien que ce dernier soit

décrit de façon beaucoup plus détaillée. La longueur et la focalisation interne de la nouvelle permettent en effet une incursion plus profonde dans les pensées du personnage, alors que la forme du journal intime, ici calquée sur la procédure catholique de l’aveu104, suppose une

analyse consciencieuse du désir et du trouble qu’il suscite. Les étapes de l’initiation amoureuse et sexuelle y sont donc à la fois remémorées, relatées et décortiquées dans leurs moindres détails, comme si la narratrice cherchait, par l’écriture, à se rapprocher de l’amant. Plusieurs structures de phrases, par leur symétrie, tendent ainsi à faire de l’amant une moitié parfaite, qui accueille le sentiment amoureux et le reflète : « Je lui appartiens. Il m’appartient. » (MF, 166); « Christofer, Christofer, tu entends, je t’appelle! Je t’écoute, tu me réponds. » (MF, 148). Si la voix de Christofer se perd ici dans celle de la narratrice, elle se manifeste parfois de façon directe, comme dans cet aveu : « Je t’aime trop, dit-il. […] Il va falloir se revoir souvent… et rester cachés. » (MF, 164), qui vient confirmer la réciprocité amoureuse, et qui dit à la fois la violence de l’amour et la peur qu’il suscite. La complémentarité des amants se trouve également thématisée dans la parfaite symétrie de leur identité sexuelle. De fait, la finesse et la féminité de l’amant viennent compenser la masculinité de la narratrice, et réciproquement, chacun des amants accédant par l’autre à ce qui manque à leur être : « Malgré lui, existe en Christofer une bizarre douceur, justement cette douceur qui me manque à moi. On m’a toujours répété que j’étais un garçon. » (MF, 158-159) L’harmonie idéale des corps laisse croire à une complétude retrouvée dans l’union sexuelle, qui confond alors deux moitiés destinées l’une à l’autre. Dès lors, les amants « deviennent l’un pour l’autre l’être essentiel en l’absence duquel leur existence ne peut accéder à la plénitude tant recherchée105. » La complémentarité parfaite du frère et de

la sœur, à la fois identiques et différents, leur confère une proximité plus grande que celle que nous retrouvions dans la nouvelle « Carnaval ».

La dualité des amants s’estompe en effet dans la figure du double, qui fait de deux enfants issus d’un même père les reflets semblables d’une image originelle. C’est d’ailleurs la reconnaissance de soi en l’autre, et l’intuition d’une parenté secrète qui fera naître le sentiment amoureux. Le regard insistant d’un jeune homme opérant chez la narratrice « une

104 Telle qu’elle est décrite par Michel Foucault dans Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris,

Gallimard (Coll. Tel), 2012 [1976], p. 27-30.

105 Sylvie Mullie-Chatard, La gémellité dans l’imaginaire occidental. Regards sur les jumeaux, Paris,

métamorphose étrange » (MF, 127), un dédoublement de soi dans le souvenir, elle est amenée à se remémorer une rencontre « extraordinaire », celle de son double : « Et soudain ce fut tellement extraordinaire : je crus voir mon double avancer vers moi, oui, je crus que l’eau, devenue miroir ou mirage, me renvoyait mon image. Mais ce corps nu, aussi blanc que le mien et que l’onde déformait à peine, n’était pas le mien. Cette tête non plus n’était pas la mienne, cette tête coupée sur le plateau de l’onde. » (MF, 130-131) Si la répétition du verbe « croire » et l’intertexte biblique laissent envisager la désillusion finale, associée à la mort, ce passage évoque avant tout la reconnaissance de la moitié perdue, reflet de soi dont la subtile déformation révèle l’altérité. Et c’est dans la rencontre de cet autre semblable que la narratrice, dédoublée dans le souvenir, accède à l’unité perdue, d’une part parce que cette rencontre met fin au souvenir et renvoie la narratrice à la complétude réelle, d’autre part parce qu’elle marque la découverte du sentiment amoureux. De fait, l’impression singulière de retrouver en l’autre une part de soi fait naître en la narratrice « une incompréhensible tendresse » (MF, 131) pour le jeune garçon, reflet de l’amour irrationnel qu’elle éprouvera pour Christofer : « Et tout à coup je sais. Ce jeune homme assis, là-bas, qui vient de disparaître et qui m’a tant regardée, c’est lui! C’est le garçon qui se baigna nu, avec moi, dans un trou d’eau sulfureuse, il y a dix ans. Je l’aime. J’ignore pourquoi. Je l’aime, je l’aime… » (MF, 132-133). La reconnaissance de l’amant, due à une impression de parenté et faisant naître un inexplicable amour, semble l’instituer en une moitié mythique avec laquelle il s’agira de renouer. Or, si l’intuition d’une origine commune est confirmée à la fin du récit, elle se révèle non pas mythique, mais bien biologique, ce qui entraîne la désillusion du personnage.

Il apparaît ainsi que les amants incestueux, par leur complicité inhabituelle et leur complémentarité idéale, parviennent à confondre leurs corps et consciences en un nouvel être qui les dépasse. Si la parenté pressentie des amants permet de reformer autour d’eux l’unité désirée, son dévoilement à la fin des nouvelles est cependant synonyme de désillusion, puisqu’il révèle la faute à l’origine de l’unité recréée. Les amours incestueuses reproduisent en cela le schéma du mythe de l’androgyne, dans lequel l’unité primordiale est dissoute suite à l’inconduite des premiers hommes, et laissent supposer que la complétude mythique ne peut être atteinte. Un seul couple semble échapper à cette désillusion, le couple gémellaire, qui opère de façon exemplaire le passage de la dualité à l’unité.

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