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CHAPITRE 1 AMOUR ET SEXUALITÉ : QUÊTE D’UNITÉ ILLUSOIRE

1.3 Q UÊTE D ’ UNE UNITÉ MYTHIQUE

1.3.1 Le motif des âmes sœurs

La réminiscence d’une complétude mythique, prégnante dans l’œuvre de Bille, semble à l’origine de la quête amoureuse des personnages, de leur recherche d’une moitié leur étant destinée. Thématisée notamment dans le recueil Le Salon ovale98, publié en 1976,

soit deux ans après la première parution de La Demoiselle sauvage, la figure de l’âme sœur traverse les nouvelles étudiées de façon plus subtile, sous-jacente. Faisant converger les motifs du double, de l’inceste et de l’unité mythique, et leur rendant leur cohérence, le désir de retrouver l’âme sœur se manifeste dans l’évocation d’un regret, dans l’impression fugitive d’une parenté des amants.

Ainsi le désir inavoué des personnages de renouer avec la moitié qui leur est propre se révèle-t-il à l’approche de la mort, celle des personnages comme celle des recueils. En effet, les nouvelles « Un amant qui n’a pas existé » et « La Dernière Confession », qui closent respectivement les recueils La Fraise noire et La Demoiselle sauvage, sorte d’épilogue avant la fin pressentie99, précisent un désir jusque-là demeuré vague, celui de

96 Platon, « Discours d’Aristophane », dans Le Banquet ou De l’amour, Paris, Gallimard, 1987, p. 67-81. 97 Ibid., p. 79.

98 S. Corinna Bille, Le Salon ovale. Nouvelles et contes baroques, Albeuve (Suisse), Éditions Castella, 1987

[1976], 223 p.

99 Les passages métatextuels présents dans chacune de ces nouvelles font en effet écho aux textes qui les

précèdent, et témoignent d’un désir de rappeler certains éléments importants avant que ne s’achèvent les recueils. Ainsi, dans « Un amant qui n’a pas existé », un passage fait référence aux thématiques, récurrentes dans le recueil, de la sexualité, de la mort et du masque (lié au dévoilement) : « Il faut l’avouer, entre le film qui vient d’être décrit minutieusement et qui est clair, net, et le prochain il y a un entracte et, dans les ténèbres, d’autres images passent, vagues, fugitives, continuellement mouvantes, des visages, des corps se noyant sous une nappe de brouillard, des têtes de chouette, des masques, des choses pourrissantes. » (AE,

retrouver l’âme sœur. « [S]ous le jour si banalement cruel de la confession » (DC, 193), la demoiselle mourante dévoile son obsession pour le corps, le sien et celui des autres femmes, que la parenté de sexe érige en parfaits reflets de soi. Fabulation ou réalité jusque- là masquée, le récit d’une rencontre de formes féminines analogues évoque le désir d’une moitié semblable : « Je m’étais tant contemplée, palpée, que je reconnaissais en l’autre chaque frisson, chaque réponse vibrante. Elle était mon reflet. Je savais son plaisir, je savais ce qu’elle ressentait. Un homme ne sait pas le plaisir de la femme. Je m’étais trop caressée pour ne pas désirer l’être à mon tour par des mains semblables aux miennes. C’est l’onanisme qui crée l’homosexualité. C’est le jeu des miroirs. » (DC, 202-203) Envisagées comme une réunion des doubles, les amours saphiques impliquent une reconnaissance de soi en l’autre, une communauté du sentir réalisée dans le plaisir et la caresse. Les correspondances établies entre onanisme et homosexualité font en outre de l’union de corps semblables une autre forme de rapport à soi, qui évoque la conception mythique de l’amour selon laquelle chaque moitié regrette en l’autre la part de soi perdue.

Cet élan vers une âme sœur est également révélé dans « Un amant qui n’a pas existé », cette fois non pas dans la confession, mais plutôt dans l’expression intime d’un regret. Clouée au lit par la fièvre et appréhendant la mort, Mlle Elvire se remémore son seul amant, « un homme dur qui lui avait laissé de l’amour un souvenir si laid qu’elle n’avait pas voulu recommencer » (AE, 211). Ayant renoncé depuis longtemps aux hommes, Mlle Elvire éprouve cependant à la veille de la mort le regret d’une vie amoureuse : « Il y avait en mon cœur un sang très sain qui ne demandait qu’à bondir, et certainement il existait sur la terre un homme qui était à moi. Pourquoi ne l’ai-je pas rencontré? Pourquoi ai-je raté ma vie d’amoureuse? » (AE, 211) L’homme qui lui était destiné, et qu’en son refus de l’amour elle n’a pas su rencontrer, représente l’âme sœur, cette autre partie d’elle-même qui aurait su combler la solitude et apaiser la soif. Il est d’ailleurs significatif que l’amant imaginé fasse partie de la famille dans laquelle pénètre Elvire, qui devient en quelque sorte sa sœur adoptive. Dans ces liens de parenté rêvés avec l’amant, parfois fraternels, parfois paternels : « - Tu es mon petit papa. / - Je suis ton petit papa » (AE, 214), le personnage transpose son

216) Beaucoup plus vague, l’allusion métatextuelle présente dans « La Dernière Confession » semble dévoiler l’illusion référentielle du recueil, dans ces paroles de la demoiselle mourante : « Seul le faux est vrai. » (DC, 209)

désir à peine conscient d’une âme qui complèterait parfaitement la sienne. Ainsi les nouvelles finales, qui résument l’essentiel des recueils, dévoilent-elles dans la confession érotique ou le regret d’amour, dans la parenté des corps ou des âmes, un motif récurrent, celui d’une recherche de l’âme sœur.

Disséminée dans les nouvelles, l’impression d’une parenté des âmes et des corps avec l’aimé rappelle la « forte émotion d’amitié, de parenté, d’amour100 » qui frappe les

amoureux lorsqu’il leur arrive d’avoir commerce avec leur âme sœur. La nouvelle « L’Envoûtement » s’ouvre sur la première rencontre des amants, qui suscite chez Marine cette intuition d’une fraternité secrète : « Quand Théodore entra dans l’antique pharmacie, Marine n’entendit d’abord que sa voix. “C’est mon frère!” se dit-elle. Mais elle n’avait point de frère. Elle regarda le jeune homme. Il ne lui ressemblait pas; d’où venait cette évidente parenté qui la subjuguait? L’âme de cet inconnu, plus présente que son corps, avait bondi au-devant de la sienne et la bousculait. » (E, 117) L’étrangeté de ce sentiment de parenté est soulignée par la narration, qui mentionne l’absence de réels liens fraternels entre les amants, et écarte l’hypothèse d’une seule ressemblance physique. Singulière, l’impression qui s’impose à Marine semble due à une filiation secrète des âmes, qui s’appellent et se reconnaissent. Et c’est cette reconnaissance, à la fois signe et origine de l’amour, qui place Marine sous le charme de Théodore. Or, l’obstination avec laquelle la jeune fille imaginera ensuite l’amant comme son frère secret dévoile un manque, une absence de réciprocité amoureuse que l’amante cherche à masquer derrière la figure de l’âme sœur. Son caractère illusoire sera d’ailleurs reconnu, marquant un renversement dans le récit : « Il ne la regardait plus, elle, il l’avait déjà oubliée! Serait-elle toujours seule? Éternellement reniée, en face de celui qu’elle avait cru son frère. » (E, 134) Reléguée au passé, l’impression d’une parenté des âmes se dissipe à mesure que le sentiment amoureux se défait de ses illusions premières.

Cette impression de parenté qui subjugue les personnages dans l’amour semble en outre se manifester dans la ressemblance des corps, appréhendée d’un point de vue extérieur. Unis par le sentiment amoureux, les amants en viennent à se confondre en « un

tout uniforme101 », qu’illustre une apparence similaire. Privilégié dans l’imaginaire de Bille,

le couple isomorphe se trouve notamment décrit dans la nouvelle « La Fraise noire », où le narrateur, saisi par la ressemblance de jeunes amants rencontrés par hasard, observe :

Ils étaient tous très jeunes, à peine sortis de l’enfance, et l’amour qu’ils se témoignaient ostensiblement me troubla : je venais de leur découvrir, à tous, une ressemblance de frères et sœurs. De la même taille, presque du même visage, ils se tenaient enlacés et avançaient deux par deux en se suivant sur un rythme de procession. Était-ce l’amour et la joie, leur jeunesse qui donnaient à leurs traits, à leurs yeux, cet air de famille? cette arrogance? Étais-je jaloux? (FN, 48-49)

Semblables l’un à l’autre, les amants sont décrits conjointement, leur singularité étant occultée par l’amour, la joie et la jeunesse qui les unissent. Ce sentiment soudain d’une ressemblance fraternelle des amants traduit chez le narrateur une préoccupation prégnante, celle de son amour pour Jeanne. N’ayant jamais éprouvé le sentiment d’une parenté des âmes ou des corps avec l’amante, il semble transposer ce désir sur d’autres couples, ceux des jeunes gens, mais aussi celui de Jeanne et de son mari. En effet, les époux semblent partager une même lueur rousse, reflétée dans la barbe d’Anathase et les sourcils de Jeanne, qui fait dire à celle-ci : « Oui, nous nous ressemblons… » (FN, 25). Cette lueur qui confond les corps des amants dans une impression de parenté renvoie au narrateur les imperfections de son propre amour, et attise sa jalousie. Il semble donc que l’amour réciproque, ou pensé tel, pare les amants d’une apparence familière, enviée dans ce qu’elle suppose d’absolu. À la fois origine et symptôme du sentiment amoureux, la parenté des amants évoque le souvenir d’une moitié perdue, d’une âme sœur qu’il s’agit de retrouver pour reformer l’unité primordiale.

Le motif de l’âme sœur traverse ainsi les nouvelles, subtilement suggéré dans l’impression d’une parenté des amants, et plus nettement révélé dans les figures du double et d’une moitié pressentie. Or, les personnages sont confrontés à l’impossibilité de rejoindre cette autre partie de soi pour reformer avec elle une entité originelle. En effet, dans l’univers imaginaire de Corinna Bille, seuls les amants qui partagent de véritables liens de sang peuvent espérer accéder à l’unité.

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