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Oubli de soi au profit de l’autre : tentative factice de parvenir à l’Un

CHAPITRE 1 AMOUR ET SEXUALITÉ : QUÊTE D’UNITÉ ILLUSOIRE

1.1 L’ UNITÉ DANS LA RÉCIPROCITÉ DU SENTIMENT AMOUREUX

1.1.3 Oubli de soi au profit de l’autre : tentative factice de parvenir à l’Un

Reproduisant l’attitude masochiste décrite par Sartre81, certains personnages

projettent de réaliser l’unité avec l’aimé en se perdant dans la subjectivité de l’autre, en s’absorbant en lui. L’assimilation de soi et d’autrui dans l’entité du couple suppose alors la suppression de soi au profit d’autrui, instaurant ainsi un rapport d’inégalité entre les amants. Il apparaît cependant que cette inégalité est le symptôme de la disproportion des sentiments éprouvés par les amants. Le dévouement de l’un semble ainsi viser à compenser la relative indifférence de l’autre; l’amour offert, à combler les lacunes de l’amour reçu. Or, si la suppression de l’une des consciences dans le couple réalise effectivement un retour à l’unité, celle-ci ne correspond pas à la communion espérée avec l’autre. La rencontre, dans ce qu’elle suppose de réciproque, est donc manquée.

L’oubli de soi prend dans la nouvelle « L’Envoûtement » la forme d’une soumission aveugle aux désirs de l’amant. Sous l’emprise du charme étrange exercé par Théodore82,

Marine sent qu’elle lui appartient « jusqu’à la mort et au-delà » (E, 135). Obsédée par la pensée de celui qu’elle aime, la pharmacienne passe ses journées à attendre sa visite et ce, même lorsqu’il disparaît de la ville pendant onze mois. Cette attente, déjà, traduit l’inégalité du sentiment amoureux, puisque « [l]’autre, lui, n’attend jamais83 ». Sans égards pour celle

qui lui voue un amour absolu, Théodore ne lui fait signe que lorsqu’il a finalement besoin de son aide, sachant, à l’instar de Marine, « qu’elle lui obéirait en tout aveuglément » (E, 134). En effet, l’envoûtement amoureux et la fascination éprouvée pour l’amant placent Marine en position de sujétion face à l’autorité et à l’indifférence de Théodore. Cherchant à susciter chez celui qu’elle aime un amour réciproque, Marine se soumet aux exigences de l’amant, malgré la répulsion que lui inspirent ses projets : « Marine achevait de comprendre. Elle eut envie de s’enfuir, de ne plus jamais le revoir, mais elle demeurait assise, pétrifiée en son amour. » (E, 137)

Cette soumission à l’autre apparaît également dans l’attente déçue d’une marque de tendresse et dans la résignation qu’elle engendre. Avide de caresses refusées, de paroles

81 Jean-Paul Sartre, « Troisième partie. Chapitre III : Les relations concrètes avec autrui », loc. cit., p. 417. 82 Le charme de Théodore sera d’ailleurs souligné dans la comparaison avec Orphée : « Cette nuit, j’ai rêvé

que votre nom était Orphée Orphelin. » (E, 118)

douces inexistantes, Marine oublie ses propres désirs pour se satisfaire de ce que lui offre l’amant. Le tutoiement devient ainsi le signe d’une proximité espérée, dans lequel se subliment les désirs inassouvis : « Ce tutoiement nouveau, inespéré, remplaça pour la jeune fille le mot de tendresse qu’elle avait tant attendu. » (E, 125) Face à l’horreur du projet de Théodore, c’est d’ailleurs le tutoiement qui aura raison des dernières résistances de Marine, « ce tutoiement qui était encore plus cher à la jeune fille que les bras de Théodore autour de sa taille » (E, 134). Ainsi le désir d’une réciprocité amoureuse entraîne-t-il la soumission de l’un des amants à l’autre, vouant paradoxalement cette réciprocité à l’échec. D’emblée consciente de la disproportion de ses sentiments par rapport à ceux de l’amant, Marine consent à s’oublier dans les désirs de l’autre. Or, certaines nouvelles ne présentent cette prise de conscience que tardivement, et font de l’oubli de soi une tentative ultime de reformer l’unité avec autrui.

Ainsi, soudainement confronté à la distance de l’amante, le narrateur de « La Fraise noire » cherche à combler l’écart qui les sépare en niant son individualité, ses préoccupations propres. Cette distance s’instaure dans la révélation d’un amour non exclusif, qui rompt l’illusion précédemment entretenue de la réciprocité du sentiment amoureux. Devant la solitude douloureuse que fait émerger ce constat, le narrateur tend à s’oublier dans la présence de l’amante, à dissoudre sa tristesse en elle : « Rien n’existait que sa présence. Malgré ma tristesse, un subtil bien-être me pénétrait. Je sentais mon corps et mon âme se liquéfier, se dissoudre; ma volonté propre était annihilée. Je regardais battre imperceptiblement le poignet bleu de Jeanne. J’avais envie d’elle. Non pas… c’était plus : j’aurais voulu supprimer le monde et qu’elle fût le monde. » (FN, 45) Par le regard posé sur l’amante, le narrateur circonscrit le monde à sa seule présence, et relègue ce qui la dépasse au néant. Lui-même extérieur à Jeanne, il s’anéantit dans le monde qu’elle forme à ses yeux, tentant de se fondre en elle en sacrifiant sa volonté propre. Ayant réalisé que ses sentiments sont plus forts que ceux de Jeanne, le narrateur désire s’oublier en son amour, se perdre dans l’unité du monde récréée en l’amante. Si le sacrifice suscite chez le narrateur « un subtil bien-être », celui-ci est cependant terni par la tristesse d’un amour qui n’est pas parfaitement partagé. L’oubli de soi n’est donc bienfaisant que dans la mesure où il entraîne l’oubli de la détresse, où il conjugue la « douceur » au « désarroi » (FN, 45).

Or, cet oubli de soi en présence de l’amante persiste en l’absence de celle-ci, et devient même plus douloureux. Anéanti en l’autre, le narrateur envisage l’absence comme un déchirement, une perte de soi, que traduit l’attente obsédante de l’autre : « Où que j’aille, quoi que je fasse, j’attendais. Je n’étais plus qu’une attente. » (FN, 46) La métonymie par laquelle le sentiment d’attente se substitue à l’individualité du personnage souligne le sacrifice de soi au profit de l’autre, mais également le caractère irrémédiable de ce sacrifice. Une fois perdu en l’amante, le personnage ne peut se retrouver qu’en elle. L’attente se présente ainsi comme une forme de négation de soi, l’existence du personnage se résumant alors au seul désir de combler l’absence de l’être aimé. Faisant suite à la déception d’un amour non exclusif, mais précédant la désillusion finale, l’oubli de soi semble constituer pour le personnage une dernière tentative de reformer l’unité avec l’autre, après avoir pris conscience de l’inégalité des sentiments, et de l’impossible communion des amants dans la réciprocité amoureuse.

Pressentie dans la nouvelle « La Demoiselle sauvage », nous l’avons vu, cette impossible communion suscite chez l’amante le désir de s’oublier complètement, de s’anéantir non pas cette fois dans l’autre, mais pour l’autre. Le sacrifice se pose ainsi comme seule issue à l’inégalité des rapports entre les amants, la Demoiselle sauvage cherchant à libérer l’homme de l’amour excessif qu’elle lui voue : « Je veux m’effacer pour toi, mon amour. Et pour moi-même je ne tiens pas à exister. Personne ne comprendra. Ce sera ma façon de t’aimer. Une oblation? Non. N’être rien, ce n’est pas souffrir. » (DS, 43) Vivant pour les rares présences de l’amant, et s’oubliant dans l’attente, la Demoiselle sauvage fait dépendre son existence de l’homme qu’elle aime. Au contraire, l’homme considère la Demoiselle sauvage comme une « distraction » (DS, 26), qui à la fois vient combler la solitude impliquée par la surveillance du barrage, et menace la vie qu’il mène en plaine avec sa femme et ses enfants. Consciente des difficultés qu’elle impose à l’amant, la Demoiselle sauvage souhaite s’effacer, s’oublier pour lui. Cette intention traduit une soumission absolue à l’amant, érigé par la narration en figure d’autorité religieuse et paternelle. Soulignant le décalage des pronoms utilisés par les amants pour s’adresser l’un à l’autre, ou rapprochant les gestes de l’homme de ceux du père et du prêtre, la narration reflète l’ascendant que l’amant exerce sur la Demoiselle sauvage, soumise et offerte en son amour, témoignant plus de respect qu’elle n’en attend, donnant plus d’amour qu’elle

n’espère en recevoir. Cette profonde inégalité fait naître le désir de s’effacer pour le bonheur de l’autre, de reformer autour de l’amant, grâce au sacrifice de l’amante, une unité amoureuse. L’unité ainsi recréée suppose toutefois l’échec d’une communauté de sentiments dans le couple, et traduit l’impossibilité d’une véritable rencontre dans l’oubli de soi.

Loin de reformer la communion espérée avec l’aimé, l’oubli de soi entraîne plutôt un sentiment de manque perpétuel, une impression de perte que mimera Barthes dans l’un de ses Fragments : « je me suis projeté dans l’autre avec une telle force que, lorsqu’il me manque, je ne puis me rattraper, me récupérer : je suis perdu, à jamais84 ». Cette perte de

soi se traduit notamment par l’attente lancinante de l’aimé, que nous retrouvons dans les nouvelles « L’Envoûtement », « La Fraise noire » et « La Demoiselle sauvage », pour ne nommer que celles-ci. Ainsi la quête d’unité dans la réciprocité amoureuse, ancrée dans un manque douloureux, marquée par le pressentiment obscur d’un amour illusoire et par l’inégalité des sentiments, porte en elle les traces de sa désillusion future. Ces présages d’illusion se trouvent également disséminés dans la quête d’une unité physique.

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