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L’énonciation féminine dans les quatre premiers récits de François Rabelais

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Academic year: 2021

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L’ÉNONCIATION FÉMININE

DANS LES QUATRE PREMIERS RÉCITS DE

FRANÇOIS RABELAIS

par

Marie-Christine Cyr

Mémoire de maîtrise soumis à la

Faculté des études supérieures et de la recherche

en vue de l’obtention du diplôme de

Maîtrise ès Lettres

Département des littératures de langue française,

de traduction et de création

Université McGill

Montréal, Québec

Décembre 2019

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RÉSUMÉ

Les mythiques aventures des géants Pantagruel et Gargantua ont fait couler beaucoup d’encre chez les seiziémistes d’hier et aujourd’hui. L’œuvre de François Rabelais, illustre auteur de la Renaissance, est notamment bien connue pour l’aspect du rire, du renversement carnavalesque et de la polyphonie. Dans la foulée des études récentes sur la ventriloquie des femmes1, ce mémoire

propose un regard spécifique sur les multiples prises de parole des personnages féminins dans les quatre premiers récits de François Rabelais. Cette étude lève le voile sur les manifestations du genre féminin en répondant à plusieurs questions : comment la parole s’inscrit-elle dans le livre-objet ? Quels types de discours soutiennent les paroles féminines ? Qui sont ces femmes, et quels sont leurs rôles dans la progression des aventures ?

Deux premiers chapitres concernent la typographie et la terminologie du discours rapporté. Pour identifier les marqueurs entourant le discours, nous avons procédé à un dépouillement des premières œuvres imprimées par Claude Noury (Pantagruel, 1532), François Juste, (Gargantua, 1534), Chrestien Wechel (Tiers Livre, 1546), et Michel Fezandat (Quart Livre, 1552).

Dans un second temps, en considérant les débats entourant la Querelle des femmes ainsi que les clichés véhiculés sur l’incapacité (ou la capacité divine) des femmes entre le Moyen Âge et la Renaissance, nous faisons dialoguer les interactions des personnages féminins entre elles et avec les protagonistes masculins. D’abord dans le récit premier et ensuite dans les récits seconds, nous observons les différentes prises de parole en discours direct, indirect, monologue narrativisé, sommaire diégétique, etc. Nous défendons la thèse selon laquelle les femmes ne sont pas fondamentalement dévalorisées dans l’œuvre rabelaisienne. Leurs énonciations, aussi ponctuelles soient-elles, sont couramment liées à une capacité naturelle d’influencer l’avenir des autres personnages.

1 Diane Desrosiers, « La ventriloquie au féminin », dans Ventriloquie. Quand on fait parler les femmes (XVe-XVIIIe

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ABSTRACT

The legendary adventures of the giants Pantagruel and Gargantua have been the subject of several researches of the sixteenth century scholars of yesterday and today. The work of François Rabelais, famous author of the Renaissance, is particularly well known for the appearance of laughter, carnivalesque aspect and polyphony. In the wake of recent studies on the ventriloquism of women2,

this mémoire offers a specific look at the multiple speeches of female characters in the first four stories of François Rabelais. This study sheds light on the manifestations of the feminine gender by answering several questions: how does speech fit into the book? What types of speeches support female utterances? Who are these women, and what are their roles in the progression of adventures?

The first two chapters deal with the typography and terminology of the reported speech. To identify the markers surrounding the speech, we proceeded to an analysis of the first works printed by Claude Noury (Pantagruel, 1532), François Juste, (Gargantua, 1534), Chrestien Wechel (Third Book, 1546), and Michel Fezandat (Fourth Book, 1552).

In a second step, considering the debates surrounding “the woman question” as well as the clichés conveyed on the incapacity (or the divine capacity) of the women between the Middle Ages and the Renaissance, we study the interactions of female characters with each other and with male protagonists. Within the first narrative and then in the meta-narratives, we observe the different speeches in direct speech, indirect speech, narrative monologue, diegetic summary, etc. We defend the thesis that women are not fundamentally devalued in the Rabelaisian work. Their sayings, as punctual as they are, are commonly linked to a natural ability to influence the future of other characters.

2 Diane Desrosiers, « La ventriloquie au féminin », dans Ventriloquie. Quand on fait parler les femmes (XVe-XVIIIe

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REMERCIEMENTS

Mes premiers remerciements vont à ma directrice, Madame Diane Desrosiers, qui m’a prise sous son aile dès mon arrivée à McGill. Sa grande érudition, son écoute et son ouverture m’ont poussée vers l’aboutissement de cet audacieux projet. À travers les voyages et les colloques universitaires, elle m’a donné la chance d’échanger avec d’autres seiziémistes exceptionnels tels que Madame Mireille Huchon et Monsieur Claude La Charité, ce qui m’a fortement encouragée à me dépasser durant mes recherches.

Je dois également souligner l’immense appui de mes parents, Suzie et Pierre-Paul. Ils ont nourri cette passion si chère pour la lecture en mettant toujours plus de livres entre mes mains. Ils m’ont montré l’importance d’écouter mon cœur et de ne jamais abandonner. Sans eux, tout cela n’aurait pas été possible et je les remercie infiniment.

Ces années de travail ont été ponctuées de rencontres absolument formidables. Je tiens alors à remercier mes fidèles amies du baccalauréat, en particulier Myriam, qui m’a accompagnée dans cette extraordinaire aventure au pied de la montagne. Je salue également mes compagnons du Département : Pierre, Astrid, Fred, Gabriel, Juliette et bien d’autres.

Pour leur amour et leur grande aide dans la gestion du stress, je remercie tous ceux qui étaient présents aux bons moments : Joël, pour la complicité et les tutoriels ; Émilie, pour son immense sagesse ; Baron, pour sa couleur et ses expériences ; Richer, pour l’amitié sincère et Anthony, pour les encouragements et les heures incalculables de travail.

Finalement, je salue mes chers amis madelinots et mes collègues du Cégep de la Gaspésie et des Îles. Rencontrés au cœur de mes études, ils seront les prochains à m’accompagner dans la suite de cette belle histoire…

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TABLE DES MATIÈRES

Résumé ………2

Abstract ………..……….…3

Remerciements ………..…..4

Table des matières ………..……….……5

INTRODUCTION……….………7

i. L’œuvre rabelaisienne ………...…….…8

ii. Présentation de la problématique………...………12

PREMIER CHAPITRE : imprimerie et orthotypographie : l’encadrement à travers les âges……….………..16

1. L’imprimerie au XVIe siècle……….………..19

1.1 Regard sur la réforme orthographique……….21

2. Évolution de la typographie………..……..…23

2.1 La nature du guillemet : un aperçu historique……….…24

2.2 La représentation du discours direct dans l’œuvre rabelaisienne (Pantagruel, Gargantua, Tiers Livre et Quart Livre)……… ………29

3. Vue d’ensemble……….……...36

DEUXIÈME CHAPITRE : les modalités du discours rapporté………..………...39

1. Aux origines du discours rapporté……….41

1.1 Le discours direct……….42

1.2 Le discours indirect………..…43

1.3 Le discours indirect libre……….…44

2. Théoriciens du XXe siècle………..………..…46

2.1 Dorrit Cohn, La transparence intérieure : modes de représentations de la vie psychique dans le roman……..……….….………46

2.1.1 Le psycho-récit………46

2.1.2 Le monologue intérieur rapporté………47

2.1.3 Le monologue narrativisé………...………48

2.1.4 Synthèse………..48

2.2 Brian McHale, « Free Direct Discourse. A Survey of Recent Accounts »……….…..49

2.2.1 Le sommaire diégétique……….……….………49

2.2.2 Le sommaire moins purement diégétique………..……….…50

2.2.3 La paraphrase indirecte du contenu………...………….……50

2.2.4 Le discours indirect partiellement mimétique……….………50

2.2.5 Le discours indirect libre………...……….51

2.2.6 Le discours direct………..………..51

2.2.7 Le discours direct libre………51

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TROISIÈME CHAPITRE : les prises de parole féminines dans le récit premier……….…54

1. Études sur les femmes à la Renaissance……….…55

1.1 Dans l’œuvre rabelaisienne………..……57

2. Les différents niveaux d’un récit………...… 59

3. La prise de parole dans le récit diégétique……….………...…61

4. Le discours direct chez les personnages féminins du récit premier………61

4.1 Le Gargantua………...…………61

4.2 Le Pantagruel………..………68

4.3 Le Tiers Livre………...…74

4.4 Le Quart Livre……….78

4.5 Le discours direct dans la diégèse, une parole qui a du poids ? ………..………82

5. Autres types de prises de paroles féminines dans le récit premier………..…83

5.1 La reine Niphleseth : le cas particulier du long dialogue en discours indirect………83

5.2 Affects, groupes et promotion des héros………..…85

5.3 Prémonitions pour des personnages secondaires……….…87

5.4 Conclusion………...………88

QUATRIÈME CHAPITRE : les prises de parole féminines dans les récits métadiégétiques………...90

1. Les récits métadiégétiques………..………...…91

2. Le discours direct dans les récits métadiégétiques ……….………92

2.1 Le célibat : femmes de foi et femmes marginales………...……….………92

2.2.1 La communication par le biais de gestes…………..……….…..…...…93

2.2 Le cercle intime de la famille………...98

3. Autres types de prises de paroles féminines dans les récits métadiégétiques……….…………..………..101

3.1 L’anonymat………101

3.2 Personnages mythiques et affects à titre comparatif………..…………102

3.3 Conclusion……….……104

CONCLUSION……….………..………...105

1. Une parole pour changer le cours de l’histoire………..…………...…….………....110

1.1 La prophétie………..………...………..110

1.2 Un sexe dangereux : pouvoir de vie et de mort……….………111

2. Une autre représentation : Le Cinquiesme Livre………...……….112

BIBLIOGRAPHIE ………..………..………115

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INTRODUCTION

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Escoute mon petit bedon, mon caporal Xenomanes, de grace. Ces Hypocrites, Hermites, Marmiteux icy sont ilz vierges ou mariez ? Y a il

du feminin genre ? En tireroyt on

hypocriticquement le petit traict Hypocriticque ? — Vrayement, dist Pantagruel, voylà une belle et joyeuse demande3.

i. L’œuvre rabelaisienne

La matière des récits de François Rabelais est substantielle et complexe. Elle a inspiré maintes études au cours des cinq derniers siècles. D’innombrables chercheurs se sont penchés sur certains des éléments clés des aventures de Pantagruel et de Gargantua, tels que la langue4, la

mythologie5 ou la religion6. Mikhaïl Bakhtine, notamment, compte parmi les plus importants

commentateurs de Rabelais pour le XXe siècle. Dans son ouvrage intitulé L’œuvre de François

Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance7, traduit en français en 1970,

il s’intéresse à la notion du carnavalesque, où les multiples formes d’autorité politiques et sociales de la Renaissance française sont renversées dans une ambiance de fête. En mettant la lumière sur les différents aspects comiques de l’œuvre, Bakhtine a considérablement participé à redynamiser

3 François Rabelais, Quart Livre, dans Œuvres complètes, Mireille Huchon (éd.), Paris, Gallimard, coll.

« Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p. 690.

4 Lazare Sainéan, La langue de Rabelais, Paris, Boccard, 1922 ; François Rigolot, Les langages de Rabelais,

Genève, Droz, 1996.

5 Guy-Édouard Pillard, Le Vrai Gargantua : mythologie d’un géant, Paris, Imago, 1987 ; Walter Stephens, Giants in

Those Days: Folklore, Ancient History and Nationalism, Lincoln, University of Nebraska Press, 1989.

6 Michael Andrew Screech, Rabelais et le mariage. Religion, morale et philosophie du rire, Ann Bridge (trad.),

Genève, Droz, coll. « Études rabelaisiennes », no 28, 1992 ; Lucien Febvre, Le problème de l’incroyance au XVIe

siècle. La religion de Rabelais, Paris, Albin Michel, 1942.

7 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance,

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les études rabelaisiennes. La richesse de ces récits de l’Ancien Régime est telle que, encore aujourd’hui, de nombreux seiziémistes choisissent de revisiter ces ouvrages en suggérant de nouvelles avenues de lecture. La récente revue L’Année rabelaisienne est un exemple qui l’illustre bien. Deux volumineux numéros ont paru depuis 2017, rassemblant les contributions de trente-neuf auteurs. Ces chercheurs, professeurs et étudiants issus de divers horizons se sont unis avec le même objectif, à savoir repenser les études rabelaisiennes en présentant de courts articles innovateurs au sujet de François Rabelais et de son œuvre. La plus récente livraison de la revue contient des articles qui reflètent bien cette ligne directrice, telle qu’une étude sur l’influence de Rabelais au Canada8, une analyse de l’abbaye de Thélème dans le Gargantua9, un volet sur la

traduction de Rabelais vers l’espagnol10, etc.

Claude La Charité est l’un des principaux instigateurs de L’Année rabelaisienne. Il estime que l’œuvre de François Rabelais a toutes les raisons d’être encore d’actualité11. Par exemple, pour

Rabelais et ses contemporains, la connaissance de l’homme sous toutes ses formes, sans regard pour son groupe social ou son origine, était fondamentalement importante. C. La Charité considère qu’un rapprochement entre la Renaissance française et le XXIe siècle occidental ne serait pas

anodin, malgré leur écart temporel non négligeable, car en l’espace de quelques décennies seulement, ces deux périodes ont connu une transformation rapide de leur société et de leur accès à l’information. Ainsi, une relecture des classiques rabelaisiens serait pertinente pour saisir la dynamique sociale de notre époque.

François Rabelais compose les aventures de Pantagruel et Gargantua au tournant du XVIe

siècle, parallèlement au développement de la pensée humaniste en France. C’est sa correspondance avec Guillaume Budé, entretenue lors de ses années passées à Fontenay-le-Comte, qui « marque en 1521 sa naissance au monde des lettres12 ». Les deux géants à la nature joyeuse témoignent des

8 Diane Desrosiers, « Rabelais sur la scène canadienne », L’Année rabelaisienne, vol. 2, 2018, p. 377-399.

9 Olivier Séguin-Brault, « Thélème : parcours descriptif et mécanique rhétorique », L’Année rabelaisienne, vol. 2,

p. 283-293.

10 Alicia Yllera, « Quelques réflexions sur la traduction de Rabelais en espagnol », L’Année rabelaisienne, vol. 2,

2018, p. 355-375.

11 Lors de son passage à l’émission « Aujourd’hui l’histoire », diffusée le 6 novembre 2017 à la Première Chaîne de

Radio-Canada, Claude La Charité traite de la vision de Rabelais et de ses contemporains au sujet de l’humanisme. URL : http://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/aujourd-hui-l-histoire/segments/entrevue/45739/histo-rabelais-litterature-gargantua-renaissance, page consultée le 24 novembre 2017.

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bienfaits du rire, une caractéristique prédominante pour l’ensemble de l’œuvre.L’auteur manifeste donc son adhésion aux divers changements idéologiques portés par la Renaissance. Au moment où Rabelais prépare la publication de ses premiers récits, ses contemporains et lui sont confrontés à d’importantes vagues de censure commandées par l’Église catholique. De manière à se soustraire aux représailles de la Sorbonne, il choisit de se dissimuler derrière un pseudonyme. Lors de la parution du Pantagruel, en 1532, il se présente sous le nom de « Maître Alcofribas Nasier, abstracteur de quinte essence » pour « se moquer des alchimistes13 ». Il récupère ce nom vers 1534

au moment de la publication du Gargantua. En 1546, date de publication du Tiers Livre, il révèle son identité, à savoir « Maître François Rabelais, docteur en médecine ». Il conserve cette formulation pour le Quart Livre en 1552.

Selon Marie-Madeleine Fragonard, commentatrice de l’œuvre rabelaisienne, en signant les aventures de Pantagruel et Gargantua, Rabelais s’est employé à l’exercice du roman, « faute de mieux pour désigner un usage extraordinaire de la narration14 ». Son œuvre est remarquablement

riche, notamment sur le plan de la diversité linguistique, où le texte, rédigé en moyen français, contient à l’occasion des passages en latin, en grec ou en italien. Dans son ouvrage La langue de Rabelais, Lazare Sainéan se penche sur le vocabulaire de Rabelais, « qui résume […] tout le mouvement de la langue dans la première moitié du XVIe siècle15». Il souligne, entre autres, la

présence de mots savants d’origine latine reliés à la terminologie zoologique dans l’œuvre de Rabelais. Par exemple, c’est par le biais du mot Afriquanes que Rabelais « dénomme les félins qu’il avait vus à la ménagerie de Florence16 ».

Cette profusion est également notable sur le plan de l’hybridité au cœur du récit, alors que l’auteur fait couramment coexister plusieurs genres littéraires17. François Rigolot a d’ailleurs

13 André Belleau, Notre Rabelais, Montréal, Boréal, 1990, p. 21.

14 Marie-Madeleine Fragonard, « Préface », dans François Rabelais, Gargantua, Paris, Pocket Classique, 1992, p. 8.

Même si les aventures de Pantagruel et de Gargantua présentent d’importantes caractéristiques du roman, comme la

fiction, « il ne faut pas oublier que le XVIe siècle se soucie peu des normes des genres » (p. 9). Le roman moderne

connait des développements plus importants vers le XIXe, détails sur lesquels nous ne nous attarderons pas dans la

présente étude. Pour la suite, nous préférerons l’appellation « récit ».

15 L. Sainéan, La langue de Rabelais, ouvr. cité, p. 37. 16 Ibid., p. 38.

17 Voir la section consacrée aux « Hybridités génériques » dans Diane Desrosiers, Claude La Charité, Christian

Veilleux et Tristan Vigliano (dir.), Rabelais et l’hybridité des récits rabelaisiens, Genève, Droz, coll. « Études rabelaisiennes », no 56, 2017, p. 25-339.

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qualifié le travail de Rabelais de « livre fourre-tout18 », car les « contes populaires, les récits de

chevalerie, les allusions contemporaines, les souvenirs littéraires, tous ces éléments entrent dans la composition du livre, mais ils ne sont qu’un point de départ19 ».

L’œuvre rabelaisienne est également célèbre pour sa polyphonie. Au fil des pages, le narrateur cède régulièrement la parole à des personnages hétéroclites. André Belleau affirme que, tout au long des récits, il y a manifestement des « langages [qui] appartiennent également à tous et chacun. Ils circulent librement20 ». A. Belleau constate que Rabelais cherche à faire voir les

parleurs en amont des personnages, quels qu’ils soient. Néanmoins, on découvre que les protagonistes et les personnages secondaires des récits rabelaisiens sont en majorité des hommes. Des figures fortes et extravagantes telles que Gargantua, Pantagruel, Frère Jean et Panurge participent activement aux dialogues du récit, laissant peu d’espace aux femmes.

Selon A. Belleau, les quelques femmes présentes sont généralement vouées à la reproduction, « et sitôt leur enfant né, elles meurent ou disparaissent de la scène21 ». En plus d’être

presque absentes, les femmes de Rabelais seraient considérablement dépréciées. Dans le Tiers Livre, le populaire monologue du médecin Rondibilis au sujet de la faiblesse des femmes semble appuyer cette idée : « Quand je diz femme, je diz un sexe tant fragil, tant variable, tant muable, tant inconstant, et imperfaict, que nature me semble […] s’estre esguarée de ce bon sens, par lequel elle avoit créé et formé toutes choses, quand elle a basty la femme22 ».

Les observations de Madeleine Lazard abondent dans le même sens. Elle affirme que « du roman rabelaisien, la femme est étrangement absente. Dans cet univers exclusivement masculin, l’image de la femme est celle que s’en fait une société d’hommes. Les figures féminines sont très rares, et rarement individualisées23 ». Cette piste mérite d’être explorée, considérant le statut

d’infériorité attribué au genre féminin au Moyen Âge et à la Renaissance, périodes où la femme était perçue « comme un être imparfait, naturellement pervers, ignoble dangereux24 ». Une lecture

18 F. Rigolot, Les langages de Rabelais, ouvr. cité, p. 9. 19 Ibid.

20 A. Belleau, Notre Rabelais, ouvr. cité, p. 66. 21 Ibid., p. 45.

22 F. Rabelais, Tiers Livre, dans Œuvres complètes, Mireille Huchon (éd.), ouvr. cité, p. 453.

23 Madeleine Lazard, Images littéraires de la femme à la Renaissance, Paris, Presses universitaires de France,

1985, p. 140.

24 Marc Angenot, Les champions des femmes : examen du discours sur la supériorité des femmes, 1400-1800,

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attentive de l’œuvre rabelaisienne nous permet de relever un fait non négligeable pour le développement de cette étude, à savoir que l’auteur a composé ses récits dans la foulée des grands débats entourant la Querelle des femmes25, comme en témoignent les travaux d’Abel Lefranc dans

« Le Tiers livre du Pantagruel et la querelle des femmes ». Il aborde notamment les réactions à la publication du traité juridique d’André Tiraqueau, De legibus connubialibus et jure maritali, paru en 1513, désigné comme un « contempteur du sexe féminin26 » par Lefranc. Selon lui, « Érasme et

plus tard Rabelais lui firent plusieurs emprunts. Il n’est pas douteux qu’il contribua pour une large part […] à réveiller les polémiques de la question27 », en ce qui concerne les débats sur la noblesse

du sexe féminin.

ii. Présentation de la problématique

Chez Rabelais, les personnages féminins sont peu nombreux, mais ils sont bel et bien présents. Ils semblent inexistants, notamment parce que leurs interventions sont ponctuelles et brèves, mais notre hypothèse est qu’elles ont tout de même le pouvoir d’influencer la trame narrative des œuvres.

Qui sont les femmes chez Rabelais et comment pouvons-nous mesurer leur contribution au récit ? Les récents travaux28 touchant de près à ce sujet laissent entendre que les figures féminines

ne sont pas fondamentalement subordonnées aux personnages masculins et que leurs élocutions, aussi minces soient-elles, ont une incidence sur les œuvres dans leur globalité, tant sur le plan quantitatif que qualitatif.

Par conséquent, cette étude portera sur les paroles des différents personnages féminins dans les quatre premiers récits de François Rabelais29, c’est-à-dire le Pantagruel (1532), le Gargantua

25 Abel Lefranc, « Le Tiers livre du Pantagruel et la Querelle des femmes », dans Les Grands Écrivains français de

la Renaissance, Paris, Champion, 1914.

26 Ibid., p. 267. 27 Ibid., p. 267.

28 Diane Desrosiers-Bonin, « Rabelais et la nature féminine », dans Francis Métivier (dir.), Rabelais et la nature,

Genève, Droz, série « Études rabelaisiennes », tome XXXI, 1996, p. 31-47 ; Emilie M. Daniel Cersosimo,

« Quelques images de la femme au XVIe siècle dans le Tiers Livre de Rabelais », Revista de Lenguas Modernas,

no 16, 2012, p. 73-84 ; Thierry Vivier, « Rabelais et les femmes, misogynie ou volonté d’affranchissement ? »,

Bulletin des amis de la Devinière, 2018, p. 3–9.

29 Dans l’intérêt de rester près de l’œuvre romanesque composée par la main de François Rabelais, nous avons choisi

d’écarter ses œuvres diverses, telles que les Pronostications et les Almanachs, la Sciomachie, les Épîtres-dédicaces, les Lettres, ainsi que tous les prologues des romans. Aussi, le Cinquiesme Livre est la seule œuvre romanesque de l’auteur chinonais qui ne sera pas abordée dans la présente étude, et ce, en raison de son caractère posthume. À ce

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(vers 153430), le Tiers Livre (1542), ainsi que le Quart Livre, dans sa version complète parue en

1552. Il sera question de l’expression de leurs affects ainsi que de la façon dont ils prennent place dans le texte rabelaisien. Nous observerons l’énonciation en discours direct, indirect et indirect libre, mais également tous les éléments qui concernent l’actio des personnages, c’est-à-dire la performance oratoire. Cette dernière englobe tous les passages reliés à la prononciation rhétorique des femmes, que ce soit les silences, les lamentations, les caquètements, les soupirs, etc.

Un premier chapitre sera consacré à l’identification des méthodes servant à repérer le discours rapporté dans les récits rabelaisiens. Cette étude se fera à partir des imprimés originaux, c’est-à-dire les documents publiés durant l’Ancien Régime. Dans ce cas-ci, les conditions matérielles du texte rabelaisien nous intéressent particulièrement, étant donné que l’« on n’en possède pas de manuscrit autographe31 », selon les recherches de Laurence Rosier. Cette première

partie ne concerne pas directement le travail de l’auteur, car les mises en pages relèvent au premier chef de ses éditeurs. Ainsi, pour le Pantagruel, nous verrons des extraits provenant d’une édition réalisée par Claude Noury en 1532. Pour le Gargantua, nous nous appuierons sur l’édition imprimée par François Juste, en 1534, et pour le Tiers Livre, celle de 1546, développée par Chrestien Wechel. Finalement, nous nous pencherons sur l’édition de 1552 publiée chez Michel Fezandat pour le Quart Livre. Ce premier volet vise essentiellement à poser un regard sur la réforme orthographique et l’évolution des marqueurs typographiques servant à rapporter le discours. Il permettra de découvrir les diverses manières d’insérer le discours dans le livre-objet. Nous ferons notamment appel aux travaux de Nina Catach32, de Laurence Rosier33 ainsi qu’à ceux

d’Yves Citton et André Wyss34.

Le deuxième chapitre portera sur les différentes notions entourant les discours direct, indirect et indirect libre. Un premier volet théorique sur la grammaire traditionnelle sera suivi

sujet, voir Mireille Huchon, Rabelais grammairien : de l’histoire du texte aux problèmes d’authenticité, Genève, Droz, coll. Études rabelaisiennes, no XVI, 1981, p. 534.

30 L’année de parution du Gargantua (1534 ou 1535) n’a pas encore été établie avec certitude.

31 Laurence Rosier, Le discours rapporté — Histoire, théories, pratiques, Paris, Éditions Duculot, 1999, p. 69.

32 Nina Catach, L’Orthographe française à l’époque de la Renaissance, Genève, Droz, 1968.

33 L. Rosier, Le discours rapporté — Histoire, théories, pratiques, ouvr. cité.

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d’une étude sur les ouvrages de Dorrit Cohn35 et Brian McHale36. Ces théoriciens présentent des

variantes aux discours qui permettent d’élargir les possibilités pour un personnage de se manifester dans la diégèse. Ces angles nouveaux seront utiles pour mettre en lumière les discours privilégiés par le narrateur et les personnages lorsqu’ils cèdent la parole aux personnages féminins.

Finalement, c’est au cours des troisième et quatrième chapitres que nous identifierons les personnages féminins et la nature de leurs discours au fil des histoires. Nous verrons d’abord les différentes prises de parole dans le premier niveau du récit pour ensuite nous pencher sur les énonciations dans les récits métadiégétiques. Pour les deux chapitres, une distinction claire sera faite entre les discours directs et les autres types d’énonciation.

Cette démarche vise à montrer l’impact des paroles et de l’expression des affects sur la trame narrative. Nous établirons un parallèle avec la représentation des femmes dans la littérature et dans la société à l’époque de la Renaissance. Pour ce volet nous travaillerons, entre autres, à partir des ouvrages de Marc Angenot37, Michael Screech38, Diane Desrosiers39 et Marie-Claude

Malenfant40.

Durant une période où la pratique du débat était particulièrement encouragée, plusieurs contemporains de Rabelais se sont exercés à nuancer leurs opinions en contre-argumentant leurs propres idées. Par exemple, « si François de Billon défend, avec une allégorie militaire, l’inexpugnable honneur féminin contre Gratien Du Pont, […] le même auteur peut aussi entrer en lice tantôt pour un parti, tantôt pour l’autre, prouvant de la sorte sa virtuosité et son érudition41 »,

souligne Evelyne Berriot-Salvadore. Dans Argumentaires de l’une et l’autre espèce de femme, Marie-Claude Malenfant établit un constat similaire42, dans la mesure où une thèse en faveur de la

35 Dorrit Cohn, La transparence intérieure — Modes de représentations de la vie psychique dans le roman, traduit

de l’anglais par Alain Bony, Paris, Seuil, 1981.

36 Brian McHale, « Free Direct Discourse. A Survey of Recent Accounts», PTL: A Journal for Descriptive Poetics

and Theory of Literature, 1978, p. 249–287.

37 M. Angenot, Les champions des femmes : examen du discours sur la supériorité des femmes, 1400-1800,

ouvr. cité.

38 M.A. Screech, Rabelais et le mariage religion, morale et philosophie du rire, ouvr. cité. 39 D. Desrosiers, « Rabelais et la nature féminine », art. cité.

40 Marie-Claude Malenfant, Argumentaires de l’une et l’autre espèce de femme, Le statut de l’exemplum dans les

discours littéraires sur la femme (1500-1550), Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2003.

41 Evelyne Berriot-Salvadore, Les femmes dans la société française de la Renaissance, Genève, Librairie Droz,

1990, p. 45.

42 M.-C. Malenfant, Argumentaires de l’une et l’autre espèce de femme, Le statut de l’exemplum dans les discours

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15

femme pouvait couramment être employée pour appuyer les opinions contraires. Elle aborde l’exemplum d’Ève, la figure par excellence pour « effectuer l’inférence généralisante d’une femme à toutes les femmes43 ».

Tenant compte de ces pratiques répandues, pouvons-nous croire que Rabelais adhérait aux affirmations qu’il a choisi de mettre dans la bouche de certains personnages, tel que le médecin Rondibilis ? Selon André Belleau, le sujet de la Querelle des femmes est le moteur de l’écriture chez Rabelais, en particulier pour le Tiers Livre. Cette matière d’actualité particulièrement féconde aurait servi à alimenter les débats des voyageurs en quête de la femme idéale.

Cette étude sur la parole féminine permettra de voir s’il se dégage des écrits rabelaisiens une vision contrastée de la femme qui pourrait être liée à l’évolution de la condition féminine dans la première moitié du XVIe siècle, ainsi qu’à la pratique du débat rhétorique. Aussi, les volets

portant sur la typographie et le discours nous indiqueront si cette impression d’absence de personnages féminins relève de certaines considérations matérielles et stylistiques.

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16

PREMIER CHAPITRE

Imprimerie et orthotypographie :

l’encadrement à travers les âges

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Repérer le discours d’un personnage dans une œuvre littéraire ne peut se faire indépendamment de la considération matérielle d’un imprimé. Les lecteurs d’aujourd’hui connaissent bien les marqueurs typographiques qui servent à distinguer clairement la narration de l’énonciation. Avec la présence des tirets, par exemple, un seul coup d’œil est nécessaire pour détecter un dialogue au cœur d’une page. Il en va de même pour une parole rapportée en discours direct, couramment signalée par les deux-points suivis de l’ouverture et de la fermeture des guillemets.

Néanmoins, au fil des siècles, grâce aux diverses transformations techniques et orthographiques, faire voir une parole romanesque sur une page ne s’est pas toujours effectué selon ces mêmes modalités. Ainsi, lorsque les éditeurs d’aujourd’hui souhaitent renouveler des œuvres d’époque, ils sont confrontés à un important dilemme : est-il préférable de conserver la forme des textes anciens dans leur intégrité, ou bien de faire place à divers marqueurs typographiques et signes de ponctuation qui n’y figuraient pas à l’origine ? Dans le but de faciliter la lecture, la deuxième option l’emporte bien souvent sur la première.

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Roger Laufer, dans son ouvrage Introduction à la textologie : vérification, établissement, édition des textes, formule une vive critique de la ponctuation moderne dans les textes anciens. Selon lui, la « modernisation intempestive de la typographie dans les dialogues des siècles passés y introduit une redondance abêtissante. Elle constitue une opération sur le texte : permise, si on accepte délibérément de moderniser le texte, c’est-à-dire de le transposer ; illicite, si on prétend faire une édition savante et fidèle44 ». Plusieurs rééditions d’œuvres, notamment de l’Ancien

Régime, sont truffées de guillemets actuels et occupent la fonction qu’on leur connaît. Nous verrons que les récits de François Rabelais, dans les republications les plus récentes, n’échappent pas à ce constat.

Ce choix peut être compréhensible, si l’on considère que l’objectif premier de la réédition d’une œuvre ancienne est de rendre accessible la culture du passé à un vaste bassin de lecteurs d’aujourd’hui, qui ne sont pas accoutumés avec les mises en page d’autrefois. Il importe toutefois de se rappeler que « le discours direct a une histoire45 » et que les marques typographiques, ainsi

que leurs usages, ont connu d’importantes transformations pour parvenir jusqu’à nous. Ce premier chapitre permettra de « lutter contre un préjugé fort répandu, celui de l’absence de ponctuation des textes anciens46 ». Comme l’indique Laurence Rosier, « la paléographie et les études littéraires ou

linguistiques des médiévistes révèlent que signaler matériellement le discours d’autrui est une pratique ancestrale47 ».

Nous le soulignions plus haut, la présente étude s’appuie particulièrement sur le travail des éditeurs de François Rabelais, étant donné que l’on ne « possède pas de manuscrit autographe48 »

des récits. Toutefois, notons au passage que Rabelais aurait pu corriger et annoter certains ouvrages de ses éditeurs, comme le signale Mireille Huchon :

44 Roger Laufer, Introduction à la textologie : vérification, établissement, édition des textes, Paris, Larousse, 1972,

p. 70.

45 Marc Arabyan et Cunha Doris, « La ponctuation du discours direct des origines à nos jours », L’information

grammaticale, 2004, vol. 102, no 1, p. 36,

http://www.persee.fr/doc/igram_0222-9838_2004_num_102_1_2562?q=ponctuation XVIe siècle, page consultée le 20 novembre 2016.

46 Laurence Rosier, Le discours rapporté – Histoire, théories, pratiques, ouvr. cité, p. 67. 47 Ibid., p. 67.

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19 L’étude conjuguée des coquilles, des variantes de texte et des

divergences de ponctuation (avec quantification statistique des modifications d’une édition à l’autre) a permis de mettre en valeur certaines pratiques des ateliers et le rôle des correcteurs. Il a été possible de retrouver avec cette méthode les éditions dont Rabelais avait surveillé l’impression, de découvrir un exemplaire du Quart Livre à corrections manuscrites, d’imputer à l’auteur la présence d’accents et d’autres signes auxiliaires dans les éditions lyonnaises de 1534 et 1535, en un temps où, se réclamant de l’usage antique, ils faisaient leur première apparition en français49.

Nous aborderons alors les méthodes de travail des premiers éditeurs de Rabelais, qui s’efforçaient de rapporter les paroles romanesques par le biais de procédés qui diffèrent des nôtres. Ainsi, en nous appuyant sur les études menées par les théoriciens de la typographie à la Renaissance, nous verrons comment repérer les divers marqueurs dans les premiers récits de fiction imprimés de François Rabelais. Ensuite, à l’aide de quelques exemples, nous effectuerons des comparaisons avec le texte réédité par Mireille Huchon en 1994, qui constitue maintenant l’édition canonique moderne des œuvres complètes du Chinonais. Ce premier chapitre se terminera par la présentation d’un tableau synthèse qui englobe les marqueurs les plus fréquemment employés pour rapporter les discours des personnages féminins.

1. L’imprimerie au XVIe siècle

Divers événements ont contribué à l’apparition des guillemets et des signes de ponctuation qui servent aujourd’hui à rapporter le discours dans les œuvres romanesques. La diffusion de l’imprimerie en fait notamment partie.

Au milieu du XVe siècle, l’allemand Johannes Gutenberg met au point les caractères

mobiles de l’imprimerie. Les impacts économiques et sociaux de cette invention se font rapidement sentir. Dans la grande capitale, en particulier, la quantité d’impressions augmente considérablement en l’espace d’un siècle. À « Paris seulement, le nombre d’éditions passe à 25 000 environ de 1500 à 159950 ». Pour les artisans du livre, réussir à confectionner une multiplicité de

documents implique des transformations majeures de leurs méthodes de travail. Dominique

49 Mireille Huchon, « Rabelais grammairien. De l’histoire du texte aux problème d’authenticité », Bulletin de

l’Association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance, no 8, 1978, p. 47.

50 N. Catach, L’orthographe française à l’époque de la Renaissance : auteurs, imprimeurs, ateliers d’imprimerie,

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20

Maingueneau affirme que les nouvelles exigences en matière de fabrication font du livre un « objet rationnel, aux normes rigides, produit en série par des machines performantes51 ». En effet, la

conception d’un manuscrit ne nécessite pas les mêmes outils et compétences qu’un tapuscrit. Au Moyen Âge, tous les textes sont reproduits à la main. Cette tâche fastidieuse est notamment réalisée au cœur d’abbayes par des moines copistes. Leurs minutieux travaux comportent de multiples ornements, formes et calligraphies. Il en résulte des objets rares, singuliers et bien connus pour leur beauté… et pour leur prix ! Par conséquent, seule une élite restreinte composée d’ecclésiastiques et de laïcs lettrés et fortunés a pu bénéficier de ces textes. L’innovation de Gutenberg, en plus de rendre les livres imprimés plus accessibles et moins chers, a entraîné la disparition graduelle de la reproduction d’ouvrages par les mains de scribes.

C’est une révolution technologique qui permettra non seulement d’assembler des textes plus rapidement, mais qui sera aussi à l’origine d’un processus d’uniformisation majeur de la typographie et de la mise en page. Comme le soulignent Yves Citton et André Wyss, « au lieu qu’un copiste produise autant de manuscrits (spécifiquement) différents qu’il produit de copies, l’imprimeur créera quelques milliers d’exemplaires d’une même graphie52 ». Dans son ouvrage

intitulé The Printing Revolution in Early Modern Europe, Elizabeth L. Eisenstein s’est intéressée à cette importante période de transformations pour le monde de l’imprimerie. Selon elle, comprendre les nombreux impacts de l’invention de Gutenberg sur l’accès au savoir est un exercice très complexe :

It is one thing to describe how methods of books production changed after the mid-fifteenth century or to estimate rates of increased output. It is another thing to decide how access to a greater abundance or variety of written records affected ways of learning, thinking and perceiving among literate elites. Similarly, it is one thing to show that standardization was a consequence of printing. It is another to decide how laws, languages, or mental constructs were

affected by more uniform texts.53

Cette phase de transition touchera également la langue française, car les intellectuels humanistes seront de plus en plus nombreux à s’intéresser à sa standardisation : le mouvement de

51 Dominique Maingueneau, Le discours littéraire, Paris, Armand Colin, 2004, p. 171.

52 Y. Citton et A. Wyss, Les doctrines orthographiques du XVIe siècle en France, ouvr. cité, p. 23.

53 Elizabeth L. Eisenstein, The Printing Revolution in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University

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la Réforme se mettra alors graduellement en place. Il s’amorce en parallèle avec l’expansion de l’imprimerie et se donne notamment pour mission de « promouvoir la lecture des textes saints en langue vulgaire54 ».

Avant 1500, les textes disponibles étaient presque exclusivement composés en latin. Pour les imprimeurs et les artistes, la diffusion et la production à plus grande échelle représentaient une occasion d’affaires intéressante : s’ils étaient rédigés en français, les textes étaient plus susceptibles d’être achetés et lus par une grande quantité de lecteurs n’appartenant plus uniquement à l’élite sociale de l’époque. Pour y parvenir, de nouvelles normes techniques, linguistiques et orthographiques ont fait leur apparition, le latin laissant graduellement sa place au français dans les textes écrits.

1.1 Regard sur la réforme orthographique

L’ordonnance de Villers-Cotterêts, qui entra en vigueur sous le règne de François 1er en

1539, témoigne de cet intérêt grandissant pour le français comme langue d’écriture. Elle est préconisée « à la suite des édits royaux de 1490, 1510 [et] 153555 ». Elle a eu pour effet d’imposer

le français dans l’administration et le monde juridique. La langue vernaculaire se taillant une place dans la vie publique, diverses grammaires, traités de rhétorique et de « codifications orthographiques56 » émergent alors. La même année où paraît l’ordonnance, Robert Estienne

publie le premier dictionnaire du français, le Dictionnaire Francoislatin57. Il contient un total de

9 000 entrées avec des définitions en latin. Dix ans plus tard, en 1549, paraît l’ouvrage de Joachim Du Bellay, Deffence et illustration de la langue francoyse58, qui constitue un important plaidoyer

pour la langue française. Peu de temps après, en 1550, la toute première grammaire consacrée à la langue française, intitulée Tretté de la grammere françoeze59, est signée par Louis Meigret. Elle

54 Susan Baddeley, « L’orthographe de la première moitié du XVIe siècle : variation et changement », L’information

grammaticale, vol. 72, no 1, 1997, p. 24–31, www.persee.fr/doc/igram_0222-9838_1997_num_74_1_2916, page

consultée le 5 février 2017.

55 Mireille Huchon, Histoire de la langue française, Paris, Le Livre de poche, 2002, p. 131.

56 Id., Rabelais, ouvr. cité, p. 13.

57 Robert Estienne, Dictionnaire francois latin contenant les motz et manières de parler francois, tournez en latin

(reprod.), Paris, 1539, Bibliothèque nationale de France, http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34563360f, page consulté le 1er mars 2019.

58 Joachim Du Bellay, La deffence, et illustration de la langue françoyse [1549], Jean-Charles Monferran (éd.),

Genève, Droz, 2001.

59 Louis Meigret, Le traité de la grammere francoeze [1550], Paris (C. Wechel), Bibliothèque nationale de France,

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« inaugure les grammaires rédigées exclusivement en cette langue60 ». Cela représente une

nouveauté absolument décisive pour la sphère culturelle et sociale de la Renaissance française. Les motifs de la mise en marche de la réforme orthographique sont multiples. Selon Mireille Huchon, cette réformation du français et le souci d’attribuer une plus grande clarté à la langue sont intimement liés aux « efforts de codifications ou de mises en règles qui touchent l’ensemble des domaines de la parole61 ». À la Renaissance, l’écriture est au service de la

représentation de la parole. Toutefois, la graphie traditionnelle « s’acquitte imparfaitement de cette tâche (en tombant dans les vices de superfluité et d’usurpation)62 ». Dans le même ordre d’idées,

Nina Catach estime que cette standardisation de la typographie au cœur des ateliers d’imprimerie apparaît avant tout par un « besoin de clarté de communication63 ». Par exemple, l’utilisation des

apostrophes, des alinéas et des majuscules contribue à « une meilleure séparation des mots [et] groupes de mots64 ». Les usages de la typographie gagnent à être clarifiés pour une lecture optimale

des textes.

Ainsi, l’uniformisation de la graphie et de la typographie se mettent en place de manière progressive. Durant les premières décennies qui suivent l’invention de Gutenberg, les documents réalisés « présentent encore une orthographe qui s’inspire fortement des usages de l’écriture du siècle précédent65 ». À travers les nouveaux ouvrages imprimés, on constate que les habitudes

reliées à l’écriture manuscrite exercent toujours une influence persistante sur les techniques de l’imprimerie, ce qui conduit à un manque d’uniformité sur le plan de la mise en page et la façon d’interpréter les signes figurant sur les feuillets. Vers 1530, de même que dans les décennies qui suivent, un paradigme se dessine. Celui-ci « oppose l’adscription traditionnelle et manuscrite et la suscription des caractères mobiles et du changement66 », pour reprendre les termes de Bernard

Cerquiglini.

Selon Yves Citton et André Wyss, pour remédier à cette situation, il s’agissait « essentiellement de chercher à établir une certaine convention typographique instaurant quelque

60 M. Huchon, Histoire de la langue française, ouvr. cité, p. 148.

61 Ibid., p. 148.

62 Y. Citton et A. Wyss, Les doctrines orthographiques du XVIe siècle en France, ouvr. cité, p. 100.

63 N. Catach, L’orthographe française à l’époque de la Renaissance, ouvr. cité, p. 19.

64 Ibid., p. 246.

65 S. Baddeley, « L’orthographe de la première moitié du XVIe siècle : variation et changement », art. cit, p. 24–31.

66 Bernard Cerquiglini, La genèse de l’orthographe française (XIIe-XVIIe siècles), Paris, Honoré Champion, 2004,

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cohérence entre les usages d’imprimeurs67 ».Alors que les artisans du livre s’appuient sur des

méthodes de travail qui divergent les une des autres, aboutir à une seule et même ligne directrice sur la façon de les mettre à profit n’est pas une mince affaire. Les auteurs Cunha et Arabyan soutiennent que, durant cette période de changements dans l’imprimé, c’est un réel problème « de décider ce qu’il faut considérer comme la ponctuation pertinente pour […] faire entendre — et voir ! la circulation de la parole68 ». Par conséquent, nous observerons comment se dessine

l’évolution de certains signes typographiques. Nous verrons par le fait même quels ont été les principaux choix des imprimeurs les plus connus du XVIe siècle français en matière d’encadrement

du discours.

2. Évolution de la typographie

Dans la première moitié du XVIe siècle, les imprimeurs humanistes ont joué un rôle clé

dans l’émergence et l’usage des nouveaux signes auxiliaires. Grâce à leurs talents de « savants, de correcteurs, de grammairiens, d’artistes et de typographes69 », ils ont directement participé au

développement de la langue française et à sa codification. Les réalisations des imprimeurs lyonnais, notamment, sont incontournables pour notre étude. Plusieurs d’entre eux étaient « groupés autour de S. Gryphius, premier libraire lyonnais70 ». Les artisans lyonnais ont travaillé

de pair avec les artistes de renommée qui habitent la ville, tels que Clément Marot et Maurice Sève, en plus d’être au fait de la vague de changements apportée par les réformes orthographiques.

Nina Catach met en lumière quelques facteurs pouvant expliquer l’adoption rapide des nouveaux signes diacritiques dans les ateliers lyonnais. Par exemple, c’est entre autres grâce à « l’intense réseau de relations d’échanges qui les liaient depuis longtemps à l’Italie71 », un foyer

culturel important, que ces innovations techniques ont pu être diffusées rapidement auprès des artisans du livre. Aussi, N. Catach soutient que les imprimeurs lyonnais, contrairement aux imprimeurs parisiens, ne sont pas spécialement affectés par les mesures de censures draconiennes ordonnées par les autorités à la tête de la Sorbonne. Les Lyonnais ont la chance de jouir « d’une

67 Y. Citton et A. Wyss, Les doctrines orthographiques du XVIe siècle en France, ouvr. cité, p. 26. 68 M. Arabyan et C. Doris, « La ponctuation du discours direct des origines à nos jours », art. cité.

69 N. Catach, L’orthographe française à l’époque de la Renaissance, ouvr. cité, p. 246.

70 Ibid., p. 68. 71 Ibid., p. 67.

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vie, littéraire plus intense72 ». Leur intérêt pour l’érudition est particulièrement aiguisé. Ainsi, la

ville de Lyon tend à produire des ouvrages au goût du jour, et ce, jusque sur le plan matériel. Ceci nous conduit à aborder plus spécifiquement la démarche des artisans. Nous dresserons un portrait des divers signes employés pour rapporter la parole romanesque. Nous nous pencherons sur les ouvrages imprimés avant les récits rabelaisiens pour remonter graduellement jusqu’à leur parution.

2.1 La nature du guillemet : un aperçu historique

Comme nous le soulignions plus tôt, le discours rapporté est présent dans les textes manuscrits et imprimés depuis des siècles. Céder la parole à un personnage dans une œuvre romanesque était donc une pratique courante. Toutefois, il en va autrement pour l’emploi des guillemets tels que nous les connaissons, car ils n’ont pas toujours servi à encadrer un discours.

En plus des guillemets, certains signes auxiliaires ont joué diverses fonctions et connu différentes appellations à travers les époques, comme le point, la majuscule, la virgule et les deux-points. Il est important de souligner que « ces signes existaient depuis fort longtemps [entre les IIe

et IVe siècles] dans les textes juridiques et savants, avec certaines nuances phonétiques,

diacritiques et grammaticales qui les rapprochent parfois étrangement de ceux d’aujourd’hui73 ».

Par conséquent, certains marqueurs typographiques peuvent être interprétés à tort, ou simplement passer inaperçus pour les lecteurs du XXIe siècle, étant donné qu’ils ne remplissent pas la fonction

attendue. En ce qui concerne les guillemets, par exemple, plusieurs siècles s’écoulent avant qu’ils ne jouent leur rôle actuel. Avant ceux-ci, d’autres signes étaient chargés d’encadrer le discours ou de mettre en valeur certains extraits.

Avant l’Antiquité, les guillemets sont rares, mais il est possible d’en repérer quelques-uns. Selon N. Catch, s’il y en a, ils servent à indiquer « les passages importants ou fautifs (diplè), puis à partir du Moyen âge, toute idée générale sur laquelle on voulait attirer l’attention74 ». Ce que l’on

reconnaît comme étant un guillemet trouve donc sa place dans la marge. Il a ainsi pour objectif de préciser une notion ou un thème présent dans le texte. Plusieurs chercheurs ont choisi de se pencher

72 Ibid., p. 68. 73 Ibid., p. 72.

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sur la fonction des symboles et des signes iconographiques dans les manuscrits anciens. Les découvertes sont étonnantes et variées.

Par exemple, dans son ouvrage intitulé Le discours rapporté — Histoire, théories, pratique, Laurence Rosier identifie quelques signes présents dans les manuscrits avant l’invention de l’imprimerie, entre la période de l’Antiquité et le Moyen Âge. Elle aborde notamment le cas du codex du De civitate Dei de saint Augustin, un manuscrit datant du VIe siècle. Ce document prouve

que, dans un seul ouvrage, les méthodes pour citer un texte ou un auteur peuvent être considérablement diversifiées. En effet, à cette fin, « mise en retrait, emploi d’encre ou d’écriture différentes sont autant de signes de pratiques individuelles utilisées par les scribes75 ». À ce même

sujet, L. Rosier mentionne la présence de signes iconographiques dans divers textes médiévaux servant à souligner des formes de paroles ne provenant pas de la narration. Elle traite de « l’emploi de titulus, qui s’apparente aux phylactères de nos bandes dessinées actuelles76 ». Cette façon de

mettre en relief quelques passages n’est soumise à aucune norme stricte. Il en va de même pour le choix de l’orthographe et de la calligraphie. Dans ses travaux, L. Rosier constate que la lettre majuscule, combinée avec d’autres signes, tels que le point ou la virgule, est couramment (mais pas exclusivement) utilisée « pour marquer le début d’un énoncé rapporté77 ». La chercheure

Marie-Luce Demonet souligne cette divergence des systèmes entre 1530 et 1540. Par exemple, dans les textes rédigés en français, la ponctuation moyenne se présente selon diverses « associations inacceptables pour le lecteur moderne, comme virgule + majuscule ou deux points + majuscule78 ». Pour encadrer une parole en discours direct, les imprimeurs des éditions les plus

primitives de l’œuvre rabelaisienne ont recours à ces deux méthodes. Par le fait même, celles-ci témoignent de l’importante ambivalence qui plane durant cette période. Nous approfondirons ce point ultérieurement.

Aussi, dans la Bible d’Antoine Vérard, imprimée à la toute fin du XVe siècle, N. Catach

repère « l’antilambda, ou lambda renversé79 ». Ces marqueurs, semblables au chevron « < », ont la

75 L. Rosier, Le discours rapporté – Histoire, théories, pratiques, ouvr. cité, p. 67. 76 Ibid., p. 67.

77 Ibid., p. 68.

78 Marie-Luce Demonet, « Ponctuation et narration chez Rabelais et ses contemporains — Partie I », La Licorne :

revue de langue et de littérature française, Les Cahiers en ligne : littérature et esthétique, 2014, http://testjc.edel.univ-poitiers.fr/document.php?id=5852, page consultée le 23 novembre 2016.

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même nature que les guillemets employés au cours de l’Antiquité, dans la mesure où ils renvoient le lecteur à un commentaire de l’auteur, situé dans la marge du texte. Comparable aux guillemets anglais actuels « “…” », cet antilambda pouvait parfois être remplacé par deux virgules « ,, ».

La forme des guillemets telle qu’on la connaît apparaît pour la première fois dans le Champ Fleury de Geoffroy Tory, dans son édition de 152980. La figure suivante nous montre une série de

ces petits chevrons près de la marge intérieure du livre, alors que les limites extérieures laissent place à des commentaires de l’auteur.

Tory est reconnu comme étant un imprimeur humaniste innovateur et rigoureux. Il compose le Champ Fleury afin de faire rayonner la langue française, « vingt ans avant Du Bellay81 ». Cette réalisation lui vaudra, un an plus tard, le titre d’imprimeur du roi François 1er.

80 Geoffroy Tory, Champ fleury : au quel est contenu lart & science de la deue & vraye proportio [n] des lettres

attiques, quo [n] dit autreme [n] t lettres antiques, & vulgairement lettres romaines proportionnees selon le corps & visage humain..., Paris, G. Gourmont, 1529.

81 Lucia Manea et Eduard Frunzeanu, « Le Champ fleury (1529) de Geoffroy Tory. Imaginaire humaniste et

innovations dans l’art du livre », dans Le Livre médiéval et humaniste dans les collections de l’UQAM - Actes de la première Journée d’études sur les livres anciens, suivis du Catalogue et l’exposition « L’Humanisme et les

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Les signes qui figurent dans le Champ Fleury présentent une forme très semblable aux guillemets anglais contemporains82. Ils prennent place en marge du texte pour indiquer aux lecteurs où se

trouvent les citations et les passages en latin, qui sont encore fort nombreux à cette époque. De plus, notons que les mots-clés laissés par Tory dans la marge du texte permettent d’attirer « l’attention sur des propos notables83 », un choix judicieux pour un ouvrage à valeur didactique.

Les signes employés par Tory étant visibles au premier coup d’œil et positionnés de manière stratégique, nous pouvons déduire qu’ils ont pour objectif d’accompagner le lecteur au fil des pages.

Quelques années plus tard, en 1540, nous trouvons divers signes similaires au cœur de la Bible de Robert Estienne. Ils ont les mêmes qualités que l’antilambda utilisé par Antoine Vérard. N. Catach en identifie trois. Le premier est l’astérisque (*), un signe toujours employé de nos jours, servant à renvoyer le lecteur vers les extrémités du texte. Le deuxième est un petit triangle noir (▲), fort semblable à une flèche. Cette forme fait écho aux différents signes iconographiques couramment utilisés par les scribes avant l’invention de l’imprimerie. Le dernier symbole identifié dans la Bible d’Estienne est une double virgule accompagnée d’une troisième, qui doit clore la phrase (,,…,). Selon N. Catach, par son allure et sa fonction, ce signe est « le plus proche de nos guillemets actuels84 ».

Pour son époque, le travail d’Estienne ne représente pas un cas isolé. En effet, en 1528, le théologien Lefèvre d’Etaples mettait au point de nouvelles techniques d’imprimerie ainsi qu’une liste de caractères typographiques. Il y intégrait notamment ce que N. Catach qualifie d’« usage curieux de flèches et de petites pyramides de points85 ». Sa liste comprend divers signes tels que

le comma (virgule), le periodus (point-virgule), la parênthesis (parenthèse) et le colon (point). La présence, mais également l’absence de certains éléments, sont des indices importants quant à la vitesse à laquelle la connaissance et l’emploi des signes se popularisent chez les imprimeurs français. Lefèvre d’Étaples ne fait « aucune mention des guillemets, signe de ponctuation, ni du

Biron (dir.), Montréal, Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire. coll. « Figura », vol. 15, 2006, p. 59-92.

82 Voir la figure I dans l’annexe.

83 L. Manea et E. Frunzeanu, « Le Champ fleury (1529) de Geoffroy Tory. Imaginaire humaniste et innovations dans

l’art du livre », art. cité, p. 70.

84 N. Catach, L’orthographe française à l’époque de la Renaissance, ouvr. cité, p. 78.

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trait d’union, signe auxiliaire dont l’usage commence à se répandre précisément à cette époque86 ».

Est-ce l’ignorance de l’existence de ces signes ou une omission volontaire ? Rien n’est certain. Cela prouve tout de même que la mise en place de normes en matière de typographie s’effectue de manière inégale.

Quant à la Bible de Jean de Tournes, imprimée en 1554, elle comporte des doubles virgules ainsi que des traits redoublés, qui servent une fois de plus à diriger le lecteur vers la marge, pour préciser une idée énoncée dans le texte.

Ce survol des marqueurs typographiques employés pour encadrer un extrait nous permet d’ores et déjà de formuler deux observations. D’abord, à l’aide de divers signes, les citations et commentaires pénètrent abondamment la page dans la première moitié du XVIe siècle. Ensuite,

certains signes tels que les antilambdas renvoient couramment le lecteur dans la marge. Il importe alors d’analyser l’usage réel de tous ces signes, puisqu’ils varient à grande vitesse selon les époques et les connaissances des imprimeurs. Pour la plupart, « on s’aperçoit rapidement qu’il ne s’agit aucunement, comme on pourrait le croire, de citations ou de discours rapporté au style direct87 ». Pendant et avant le XVIe siècle, une foule de signes se popularisent et d’autres sont

recyclés. Néanmoins, dans cet amas de possibilités, quels sont les symboles les plus couramment employés par les imprimeurs pour mettre en lumière une parole romanesque ?

Marc Arabyan et Cunha Doris ont cherché à voir si une tendance a pris forme chez les imprimeurs français vers le milieu du XVIe siècle. Pour plusieurs de ceux-ci, dont Etienne Dolet,

Chrestien Wechel et Claude Nourry, lorsqu’un discours direct est intégré dans le texte, il peut être séparé de la narration de diverses façons : par le biais d’une majuscule, accompagnée d’une virgule ; à l’aide du « point et [de] la virgule ; ou par une paire de virgules (ou par sa variante apostrophe et virgule)88 ». De plus, Marie-Luce Dumonet signale qu’à l’époque d’Étienne Dolet,

les deux-points avaient fréquemment pour rôle de « marquer la construction fondamentale de la période [en plus de partager] avec le point et la barre oblique le rôle d’introduire le discours

86 Ibid., p. 78. 87 Ibid.

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direct89 ». De son côté, Nina Catach affirme que jusqu’au XVIIe siècle pour faire voir une parole

rapportée en discours direct, « on se contente, en général […] de la virgule ou du point90 ».

Le point, la virgule, la majuscule, la barre oblique et l’apostrophe sont donc tous des signes qui pouvaient être convoqués pour encadrer une parole rapportée en discours direct. Les phrases s’enchaînaient sans prévenir explicitement le lecteur de l’arrivée d’une prise de parole. Puisqu’il était jadis d’usage pour le discours de prendre place dans le texte à l’aide d’une virgule et d’une majuscule, entre autres, un lecteur d’aujourd’hui risquerait fortement de confondre une prise de parole avec une pause dans la narration ou bien avec le commencement d’une phrase. Voilà une réalité avec laquelle doivent jongler les lecteurs des récits rabelaisiens dans leurs versions imprimées datant du XVIe siècle. Pour éclaircir ce sujet, nous allons poursuivre avec quelques

exemples tirés des œuvres.

2.2 La représentation du discours direct dans l’œuvre rabelaisienne (Pantagruel, Gargantua, Tiers Livre et Quart Livre)

L’identification des différents marqueurs présents dans les imprimés du XVIe siècle est

nécessaire pour notre étude. Ce dépouillement nous permettra de tirer des conclusions sur la récurrence de certains signes ainsi que sur l’évolution des méthodes employées pour rapporter un discours féminin. Dans le cadre de ce dernier volet, nous commencerons par présenter des exemples ciblés en provenance des quatre récits, et ce, dans le but de préciser les points abordés ci-dessus. Nous exposerons finalement les résultats d’un travail de dénombrement des marqueurs les plus couramment employés par François Juste, Claude Nourry, Chrestien Wechel et Michel Fezandat.

Le premier extrait est tiré d’une édition de 1532 des Horribles et espoventables faictz et prouesses du très renommé Pantagruel, roy des Dipsodes, filz du grand géant Gargantua, procurée par l’imprimeur Claude Nourry91. À la fin du deuxième chapitre, intitulé De la nativite du

tresredoubte Pantagruel, la mère de Pantagruel, Badebec, vient de mettre au monde son enfant.

89 M.-L. Demonet, « Ponctuation et narration chez Rabelais et ses contemporains — Partie I », art. cité.

90 N. Catach, La ponctuation, ouvr. cité, p. 77.

91 François Rabelais, Les horribles et espoventables faictz et prouesses du très renommé Pantagruel, roy des

Dipsodes, filz du grand géant Gargantua, Claude Nourry, Lyon, 1532, Réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale de France, http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb311673938, page consultée le 23 novembre 2016.

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Au moment où des charriots de nourriture sont apportés, symbole de l’abondance, les gouvernantes présentes lors de l’accouchement offrent leur aide à la nouvelle mère. À cet instant, le narrateur cède la parole à ces femmes. À la vue d’une impressionnante quantité de vivres, certaines d’entre elles disent que cela signale un bon présage. Ensuite, le narrateur affirme qu’elles « caquetoyent de ces menus propos entre elles92 ». La parole en discours direct leur est cédée une seconde fois,

alors qu’une autre gouvernante anonyme fera un commentaire sur l’avenir du petit Pantagruel. Voici comment se présente la citation dans l’édition de Nourry93 :

D’emblée, on constate évidemment l’absence des guillemets pour encadrer les paroles rapportées. Dans cet extrait, nous observons des marques typographiques qui sont couramment convoqués dans les imprimés du début du XVIe siècle, soit les deux points, la barre oblique, le

point ainsi que la majuscule. À l’aide de ces signes, comment pouvons-nous différencier la parole féminine de celle du narrateur dans cet extrait ? A priori, l’emploi de la majuscule peut nous guider ; les termes « Voicy » et « Il » informent le lecteur du changement de locuteur.

Notons qu’il n’y a pas de signes constants sur lesquels il est possible de s’appuyer pour nous guider dans la lecture : les marqueurs entourant la première et la deuxième paroles rapportées sont les deux-points et le point. Pour la seconde, ce sont la barre oblique et le point qui encadrent la parole. En guise de comparaison, voyons comment l’extrait se présente dans l’édition de la Pléiade94 :

92 F. Rabelais, Pantagruel, dans Œuvres complètes, Mireille Huchon (dir.), ouvr. cité, p. 224.

93 Pour la référence complète, voir la figure II dans l’annexe.

Figure

Figure II
Figure III et IV
Figure VI et VII

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