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Études sur les femmes à la Renaissance

Les aventures de Pantagruel et Gargantua ont été composées durant une période déterminante pour les femmes de la Renaissance. Ce faisant, un survol historique de cette époque mouvementée est nécessaire avant de nous pencher sur la place des personnages féminins dans les récits rabelaisiens.

La Querelle des femmes s’étend sur une vaste période entre le Moyen Âge et la Renaissance, mais elle a suscité d’importants remous entre 1542 et 1550. Par le biais d’essais et d’œuvres romanesques, les partisans de la femme et les misogynes se sont affrontés au sujet du statut du genre féminin au sein de la société. D’après Éliane Viennot, ce « qui réémerge avec force à la fin du Moyen Âge, et se répète au fil des siècles, se remusclant ou se diluant selon les contextes, changeant ses références, ses tons […] c’est d’abord — décliné sérieusement ou non — un discours sur l’incapacité des femmes. C’est la vieille thèse, autrement dit, de l’imbecillitas sexus180 » telle

que développée par Aristote.

Le philosophe antique s’appuyait sur la physionomie de la femme pour revendiquer l’infériorité de celle-ci en comparaison avec le genre masculin, comme le souligne Ian Maclean

180 Éliane Viennot, Revisiter la « querelle des femmes » Discours sur l’égalité/inégalité des sexes, de 1750 aux

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dans The Renaissance Notion of woman : « Aristote’s general tendency to produce dualities in which one element is superior and the other inferior. The male principle in nature is associated with active, formative and perfected characterictics, while the female is passive, material and deprived, desiring the male in order to become complete181 ».

Cette phase de grands débats a eu pour effet de diviser « à la cour et à la ville, la presque totalité des écrivains français : poètes, conteurs et philosophes, aussi bien que leurs lecteurs182. »

Dans le même sens, quelques philosophes ont valorisé le genre féminin par le biais de « panégyriques183 » dans l’espoir de plaire aux dames nobles et influentes. Par exemple, c’est sous

la protection de Marguerite d’Autriche qu’Heinrich Cornelius Agrippa von Nettesheim compose en 1509 un traité intitulé De nobilitate et præcellentia fœminei sexus (De la noblesse et préexcellence du sexe féminin). Il a combiné sa lecture des Saintes Écritures aux textes d’Aristote et de Galien pour revendiquer une image positive de la femme, dont la supériorité serait indéniable selon lui. D’après Marc Angenot, c’est à partir d’un « blason d’un lyrisme baroque184 » qu’il

manifeste son « enthousiasme mystique pour la féminité, une féminité nullement éthérée, mais incarnée dans un corps mystérieux et attirant185 ».

À l’époque de la Renaissance, « deux traditions littéraires médiévales aux logiques antithétiques186 » s’affrontent. D’un côté, la tradition courtoise qui a toujours cours idéalise

l’amour et la beauté de la femme. Cette dernière est « portée aux nues par le chevalier aimant, totalement dévoué à sa personne187 ». De l’autre, on retrouve la tradition populaire des fabliaux, la

littérature ecclésiastique qui rabaisse « les femmes dans la veulerie188 ». L’institution du mariage

et l’épouse violente sont vivement critiquées dans le cadre de ce courant. C’est dans ce contexte social tumultueux que Rabelais compose ses premiers récits. Thierry Vivier souligne avec justesse

181 Ian Maclean, The Renaissance Notion of Woman, Cambridge, Cambridge University Press, 1980, p. 8.

182 A. Lefranc, « Le Tiers livre du Pantagruel et la Querelle des femmes », dans Les Grands Écrivains français de la

Renaissance, ouvr. cité, p. 252.

183 M. Angenot, Les champions des femmes : examen du discours sur la supériorité des femmes, 1400-1800,

ouvr. cité, p. 20.

184 Ibid., p. 29. 185 Ibid.

186 T. Vivier, « Rabelais et les femmes, misogynie ou volonté d’affranchissement ? », art. cité, p. 6. 187 Ibid.

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que « le roman rabelaisien se fait l’écho de ces deux héritages littéraires légués par le Moyen Âge189 ».

1.1 Dans l’œuvre rabelaisienne

Plusieurs commentatrices, dont Évelyne Berriot-Salvadore190 et Madeleine Lazard, se sont

penchées sur la place occupée par la femme chez Rabelais et durant la période de l’Ancien Régime. Dans son ouvrage Images littéraires de la femme à la Renaissance, M. Lazard souligne que « c’est dans la littérature narrative que l’image de la femme mariée s’impose avec le plus de relief191 ».

L’auteur chinonais montre qu’il s’est intéressé à cette question, en particulier dans le Tiers Livre. Dans ce troisième récit, Panurge cherche coûte que coûte à prendre épouse. Toutefois, comme la plupart des personnages féminins dans l’œuvre rabelaisienne, cette femme convoitée est assez peu définie. Celle dont il rêve demeure innommable, car « il s’agit d’une femme abstraite192. » Ce

roman a souvent conféré à Rabelais un statut de misogyne, puisque Panurge, hanté par la peur d’être trompé, fait appel, « en compagnie de Pantagruel [,] à toute une série d’augures et de spécialistes des sciences humaines dont les réponses ne réussissent pas à le tirer de ses perplexités193 ». Ces consultations donnent parfois lieu à des images négatives du genre féminin.

En revanche, l’ambivalence demeure, car le personnage de Pantagruel semble considérer l’état conjugal sans passion :

– Je interprete (dist Pantagruel) avoir et n’avoir femme en ceste façon : que femme avoir, est l’avoir à usaige tel que nature la créa, qui est pour l’ayde, esbatement, et societé de l’home : n’avoir femme, est ne soy apoiltronner autour d’elle : pour elle ne contaminer celle unicque et supreme affection que doibt l’home à Dieu : ne laisser les offices qu’il doibt naturellement à sa patrie, à la Republicque, à ses amys : ne mettre en non chaloir ses estudes et negoces, pour continuellement à sa femme complaire. Prenant en ceste maniere avoir et n’avoir femme, je ne voids repugnance ne contradiction es termes194.

189 Ibid.

190 E. Berriot-Salvadore, Les femmes dans la société française de la Renaissance, ouvr. cité, p. 343.

191 M. Lazard, Images littéraires de la femme à la Renaissance, ouvr. cité, p. 115. 192 Ibid., p. 140.

193 Ibid.

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Selon M. Lazard, Pantagruel semble imaginer ici « le couple idéal uni en dévotion et amitié195 ». Ce faisant, elle soutient que l’accusation de misogynie à l’égard de l’auteur pourrait

être mise en doute, car son protagoniste soutient une vision du mariage s’éloignant d’une conception conventionnelle et simpliste. En effet, « l’image qu’il donne de l’épouse rêvée implique la reconnaissance de sa liberté et de sa dignité196 », ce qui représente une importante transformation

de valeurs pour la condition des femmes à l’époque.

Diane Desrosiers a également remis en question la réputation de misogyne de l’auteur. Dans un article intitulé « Rabelais et la nature féminine », elle soulève l’idée selon laquelle les œuvres de Rabelais, « loin de présenter une vision négative, univoque ou monolithique de la femme, en offrent au contraire une représentation beaucoup plus diversifiée, nuancée197 ». En effet,

certains personnages féminins posent de petits gestes ayant de grands impacts sur la construction du récit, et ce, tout en demeurant au cœur de la cellule familiale (donc, considérablement à l’écart de l’action), comme il est attendu de leur part à cette époque. Les cas de Badebec, mère de Pantagruel, et de Gargamelle, mère de Gargantua, sont intéressants à ce sujet : « liée au mouvement de la vie et de la mort, l’inscription textuelle de ces deux figures féminines se relève indispensable à la mise en marche du récit et à sa progression198 ». En engendrant les protagonistes, ces femmes

sont en quelque sorte à l’origine de toutes les quêtes à venir. Elles « prêtent donc vie aux héros, donnent l’impulsion première à leur geste, puis, leur mission procréatrice accomplie, elles s’évanouissent et retournent à la terre199 ». Tel un flambeau passé au prochain, le dénouement du

récit rabelaisien illustre des mères aux destins qui s’achèvent lorsque ceux des hommes commencent. Cela indique que certains personnages féminins peuvent détenir une importance ponctuelle, mais tout de même significative, dans la mise en place des quêtes centrales.

Thierry Vivier, dans son article intitulé « Rabelais et les femmes, misogynie ou volonté d’affranchissement ? », souligne d’emblée que l’illustre auteur « semble faire peu de cas de la gent féminine dans son œuvre200 », notamment en raison des réalités de son époque, qui concernent

avant tout les hommes. Lorsqu’il fait intervenir des femmes, le narrateur les présente « de façon

195 M. Lazard, Images littéraires de la femme à la Renaissance, ouvr. cité, p. 151. 196 Ibid., p. 143.

197 D. Desrosiers, « Rabelais et la nature féminine », art. cité, p. 45. 198 Ibid., p. 36.

199 Ibid., p. 37.

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peu avantageuse sous les traits de figures féminines caricaturales ou sous l’angle du mariage, où l’homme semble être présenté comme un être supérieur à sa compagne de vie tant sur le plan physiologique que sur le plan intellectuel201 ». Insistons sur le terme « semble » supérieur, car nous

aurons l’occasion de nous pencher sur des exemples qui suggèrent une position plus nuancée au sujet de l’image de la femme, que ce soit au sein du mariage ou dans l’ajout d’éléments du bas- corporel d’un point de vue médical. T. Vivier soulève l’idée selon laquelle « Rabelais a dépassé la misogynie ambiante du XVIe siècle pour défendre l’idéal de la femme cultivée202 ». Aussi, en

s’appuyant sur les études du spécialiste Verdun-Léon Saulnier, il souligne entre autres que le Tiers Livre de Rabelais ne se contente pas de reprendre « la controverse déjà ancienne de la querelle des femmes, entamée depuis deux siècles203 ». En réalité, « le débat engagé par Panurge sur le mariage

et la condition féminine s’inscrit dans une plus vaste réflexion sur la relation sur la relation homme/femme dans le cadre de l’éducation et de la nuptialité204 ».

Par ailleurs, comme l’a montré Mikhaïl Bakhtine dans L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, les corps des hommes et des femmes de l’œuvre rabelaisienne sont couramment déconstruits dans une fresque carnavalesque où le grotesque est à l’honneur. Il est alors ici question de moments bel et bien joyeux où les corps en mouvement, en symbiose avec l’univers, sont soumis à l’« exagération, l’hyperbolisme, la profusion [et] l’excès205 ».

À partir de ces quelques aspects sur la situation des femmes dans la littérature ainsi que dans la société française de la Renaissance, nous observerons de plus près la nature des prises de parole des personnages féminins dans les quatre premières œuvres de François Rabelais. Pour ce faire, nous déterminerons d'abord les paroles de femmes qui dialoguent directement avec les protagonistes dans le premier niveau du récit. Dans un deuxième temps, nous observerons les diverses énonciations féminines dans les récits seconds. Avant de débuter, voyons quelques notions au sujet des différents niveaux d'un récit.

201 Ibid., p. 5. 202 Ibid., p. 9. 203 Ibid., p. 7. 204 Ibid., p. 7.

205 M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, ouvr.

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