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Personnages mythiques et affects à titre comparatif

3. Autres types de prises de paroles féminines dans les récits

3.2 Personnages mythiques et affects à titre comparatif

Les représentations humaines de créatures mythiques surgissent à plusieurs reprises dans les récits métadiégétiques, à savoir les légendes racontées par les héros ou le narrateur. La représentation de la « Nature » et celle de son contraire, Antiphysie, se manifestent quelquefois dans le texte afin d’appuyer une idée développée dans le récit premier. Au chapitre 61 du Quart Livre, pour montrer la grandeur de l’invention de Gaster destinée à protéger le grain contre les envahisseurs, le narrateur souligne, dans un sommaire diégétique, l’admiration et l’impuissance de Nature elle-même devant les pouvoirs de la poudre à canon :

« Les quelles quand plus n’ont proficté, obstant la maligne subtilité, et subtile malignité des fortificateurs, il avoit inventé recentement Canons, Serpentines, Coulevrines, Bombardes, Basilics, jectans boulletz de fer de plomb, de bronze, pezans plus que grosses enclumes, moyennant une composition de pouldre horrificque, de la quelle Nature mesmes s’est esbahie, et s’est confessée vaincue par art : ayant un mespris l’usaige des Oxydraces »356.

Plus tôt, au chapitre 32 du même livre, Pantagruel expliquait à frère Jean ses connaissances antiques au sujet de Physie (nature) et d’Antiphysie (contre-nature) et précisait d’où viennent les créatures immondes telle que les « Matagotz, Cagotz, et Papelars357 ». Par l’entremise d’une longue

paraphrase indirecte du contenu, le héros présente les paroles d’Antiphysie qui défend la valeur du corps de sa race :

[…] Antiphysie louoit, et s’efforçoit prouver que la forme de ses enfans plus belle estoit et advenente, que des enfans de Physis : disant que ainsi avoir les pieds et teste sphaeriques, et ainsi cheminer circulairement en rouant estoit la forme competente et perfaicte alleure retirante à quelque portion de divinité : par laquelle les cieulx et toutes choses eternelles sont ainsi contournées. Avoir les pieds en l’air, la teste en bas estoit imitation du createur de l’Univers : veu que les cheveulx sont en l’home comme racines : les jambes comme rameaux. Car les arbres plus commodement sont en terre fichées sus leurs racines, que ne seroient sus leurs rameaux. Par ceste demonstration alleguant que trop mieulx et plus aptement estoient

356 F. Rabelais, Quart Livre, dans Œuvres complètes, Mireille Huchon (éd.), ouvr. cité, p. 684.

104 ses enfans comme une arbre droicte, que ceulx de Physis : les quelz

estoient comme une arbre renversée. Quant est des braz et des mains, prouvoit que plus raisonnablement estoient tournez vers les espaules : par ce que ceste partie de corps ne doibvoit estre sans defenses : attendu que le davant estoit competentement muny par les dens. Des quelles la persone peut non seulement user en maschant sans l’ayde des mains : mais aussi soy defendre contre les choses nuisantes. Ainsi par le tesmoinage et astipulation des bestes brutes tiroit tous les folz et insensez en sa sentence, et estoit en admiration à toutes gens ecervelez et desguarniz de bon jugement, et sens

commun.358

Dans le même ordre d’idées, les protagonistes et le narrateur font parfois appel à des groupes de divinités dans le but d’établir des comparaisons avec leurs lamentations, leurs cris ou leurs chuchotements. Ceci n’est pas sans rappeler les rires de groupes de femmes anonymes dans le premier niveau du récit359.

Au chapitre 48360 du Tiers Livre, Gargantua s’adresse à son fils Pantagruel pour lui prouver

l’importance d’avoir une descendance. Il rapporte brièvement la voix d’une série de divinités par le biais du sommaire diégétique : « Ne croyez leur dueil et lamentations estre moindres, que de Ceré, quand luy feust ravie Proserpine sa fille : que de Isis, à la perte de Osyris : de Venus, à la mort de Adonis […] de Hecuba, à la substraction de Polyxene361 ». Sans être des créatures

mythologiques, ce sont parfois des personnages issus de légendes qui adressent des complaintes en groupe, comme nous pouvons le voir au chapitre 26 du Quart Livre, alors que tout un peuple, hommes et femmes confondus, se plaint : « Ainsi faisans toute Judée maulgré soy en deuil et lamentation sera, et semblera es estrangiers, que ce soyt à case de mon trespas : comme si quelque ame Heroique feust decedée362 ». Parfois, ce sont des mentions de paroles diverses en sommaire

diégétiques qui traversent le texte. Nous ne connaissons pas la nature de leurs propos ni la manière dont ils sont articulés. Le pilote du navire qui mène les héros mentionne la bataille passée des Arismapiens et des Nephelibates : « Lors gelerent en l’air les parolles et crys des homes et femmes, les chaplis des masses, les hurtys des harnoys, des bardes, des hannissemens des chevaulx, et tout aultre effroy de combat363 ». Pantagruel se montre bien intéressé à déceler la manifestation de ces

358 Ibid.

359 Consultez la section 5.2 du chapitre 3.

360 Chapitre quarante-cinq dans l’édition de 1546 établie par Chrestien Wechel.

361 F. Rabelais, Tiers Livre, dans Œuvres complètes, Mireille Huchon (éd.), ouvr. cité, p. 498.

362 Id., Quart Livre, dans Œuvres complètes, Mireille Huchon (éd.), ouvr. cité, p. 601.

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paroles, mais les voyageurs sont horrifiés par ce qu’ils voient : « Et y vieds des parolles bien picquantes, des parolles sanglantes364 ».

3.3 Conclusion

A priori, environ deux fois plus de personnages féminins s’annoncent dans les métarécits que dans le récit premier. Néanmoins, on dénombre moins de dix femmes qui se manifestent par l’entremise du discours direct. Cette fois, puisqu’elles ne font pas partie du même niveau du récit, les femmes ne s’adressent nécessairement pas aux héros. Parfois, elles discutent entre elles.

Le nombre de personnages féminins (ou groupes de personnages) qui se manifestent dans les récits métadiégétiques

Récits Discours direct Autres discours

Le Gargantua — 2 Le Pantagruel — 2 Le Tiers Livre 5 16 Le Quart Livre 4 10 Totaux 9 30 39 364 Ibid., p. 670.

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CONCLUSION

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Notre étude de l’œuvre rabelaisienne avait pour but d’accorder une attention toute particulière aux personnages féminins des quatre premiers récits de l’illustre auteur de la Renaissance. Si les femmes sont présentes, qu’ont-elles à dire ? Sont-elles méprisées, louées ou bien ignorées ?

À la lumière de cette analyse, nous avons fait voir les petits et les grands impacts des paroles ainsi que des affects des personnages féminins. Une lecture attentive du texte nous a permis de comprendre que de nombreuses femmes vivaient entre les lignes des aventures de Pantagruel et de Gargantua. De l’imposante Gargamelle aux petits groupes de femmes qui chuchotent dans la métadiégèse, en tout, soixante femmes, groupes de femmes ou personnifications de femmes se manifestent dans les quatre récits à l’étude, que ce soit au premier niveau du récit ou dans les multiples récits seconds développés par les protagonistes et le narrateur.

Nous pouvons conclure que les femmes ne sont pas complètement dépréciées, mais bien à l’image d’un mélange très varié d’opinions émises par les partisans de la femme et les misogynes durant les différentes périodes entourant la Querelle des femmes. Au XVIe siècle, les misogynes

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« exploitent un fond classique de grivoiserie et d’arguments tirés des Anciens et des Pères365 ». La

figure d’Ève est la première femme pointée du doigt par ces hommes. Sa beauté est trompeuse, elle est le vice absolu : « “Optima femina rarior Phoenice”, dit Jérôme : Une femme bonne est plus rare que le Phénix. La femme est l’organe du diable, écrit saint Bernard. Elle a, pour saint Grégoire, le venin de l’aspic et la malice du dragon366 ». Toujours à partir d’une vision d’Ève,

François Habert, en 1541, compose la Louènge et haultesse du sexe féminin. On « y trouve les arguments classiques sur la supériorité d’Ève, voulue par Dieu selon l’interprétation qu’on donne de la Création, les preuves d’Agrippa tirées de la vertu médicinale des menstrues, les arguments en faveur de la sagesse, la chasteté, la piété naturelles aux femmes367 ». L’œuvre rabelaisienne

montre que son auteur était bien au fait des croyances antiques au sujet des capacités du genre féminin, comme leurs pouvoirs de donner la vie ou de lire l'avenir, ou bien de leurs faiblesses liées à leur nature, comme la colère, le bavardage, la sensibilité, la naïveté, etc.

Le comportement et les paroles des personnages féminins font grandement écho aux différentes traditions littéraires issues du Moyen Âge, à savoir la littérature courtoise et les fabliaux. Ainsi, les femmes sont présentées sous divers angles sans nécessairement être ancrées dans une tradition bien fixe. Elles présentent des caractéristiques qui rappellent la bienséance et l’éducation humaniste, mais également certains aspects du grotesque. Par exemple, la dame de Paris, une jeune femme mariée et bourgeoise, fait preuve d’hésitation mêlée de désir dans la parodie du discours amoureux, alors poussée à l’extrême. Sa présence dans le récit aide à mieux définir les personnages (y compris elle-même) et elle disparaît dans le cadre d'une scène hautement carnavalesque où les extrapolations et les fientes règnent.

Cela dit, nous croyons que la forme du grotesque relié au bas-corporel n’est pas une attaque fondamentale tournée vers les femmes. Là où nous pourrions voir une simple intention de ridiculiser les corps368, nous pensons que Rabelais, dans sa philosophie humaniste, les présente

sous un angle médical. Pour l’ensemble des personnages, hommes et femmes confondus, le corps humain est illustré de toutes parts, dans sa beauté et dans sa laideur :

365 M. Angenot, Les champions des femmes : examen du discours sur la supériorité des femmes, 1400-1800,

ouvr. cité, p. 22.

366 Ibid., p. 38. 367 Ibid., p. 32.

109 Nourri de culture antique, le corps dans la pensée rabelaisienne n’est

plus tabou, n’est plus synonyme de péché et de honte, ne doit plus être caché, il doit être montré sous toutes ses dimensions et dans toute sa nudité, dans toutes ses fonctionnalités et dans sa vérité crue, d’où le recours à des détails scatologiques. 369

La fréquence de leurs interventions semble quelque peu gommée par la typographie changeante du XVIe siècle, mais nous avons conclu que les différents marqueurs étaient bel et bien

présents pour encadrer leurs paroles. De plus, il n’est pas rare que le fil narratif accueille positivement les variations opérées par les interventions féminines, aussi minces soient-elles. Ainsi, certaines considérations matérielles, grammaticales et stylistiques ont gagné à être longuement examinées, car nous croyons qu’elles peuvent expliquer partiellement l’illusion d’absence de femmes chez Rabelais.

Au cours de la première partie, un regard sur la réforme orthographique nous a permis de remettre en question les potentielles lacunes des premiers imprimés de l’Ancien Régime en matière de marqueurs typographiques. Nous avons étudié quelques changements matériels aux tournants du XVIe siècle, comme l’invention de l’imprimerie par Gutenberg et les divers efforts de

standardisation du français. Cette vaste période de transition inégale peut notamment expliquer les difficultés de repérer un discours direct dans les premières œuvres imprimées des récits rabelaisiens. Elizabeth Eisenstein rappelle que le passage de la production de livres manuscrits aux livres imprimés a nécessité un important moment d’adaptation. Les anciennes techniques de mise en page pour les manuscrits ont longtemps perduré dans les premiers imprimés :

Although printing transformed the conditions under which texts were produced, distributed, and consumed, it did so not by discarding the products of scribal culture, but by reproducing them in greater quantities than ever before. Even while the conditions of scribal culture were being outmoded, texts reflecting those conditions were becoming more abundant, and different spirits from different times were being simultaneously released.370

369 T. Vivier, « Rabelais et les femmes, misogynie ou volonté d’affranchissement ? », ouvr. cité, p. 5.

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Ainsi, reconnaître tous les changements et toutes les évolutions au sujet de l’encadrement du discours et de la mise en page est un travail ardu : « The most significant changes ushered in by typography cannot be detected by scanning booksellers’ catalogues in search of new titles371 ».

C’est la raison pour laquelle nous nous sommes concentrés à relever certains marqueurs couramment employés pour encadrer les discours directs féminins dans l’œuvre rabelaisienne. En observant le travail des quatre imprimeurs des oeuvres de l'illustre auteur, nous avons repéré à de multiples reprises la savante combinaison de la majuscule, du point et des deux-points.

Ensuite, c’est au cours du deuxième chapitre que nous avons pu étudier les modalités du discours entre le Moyen Âge et la Renaissance. L’étude de la typologie de Dorrit Cohn sur la vie psychique et de Brian McHale sur les nouvelles avenues du discours rapporté, comme le sommaire diégétique, a contribué à élargir les possibilités pour les personnages de prendre place dans la narration autrement que par le biais du discours direct. Ce volet théorique a permis de soutenir le développement des troisièmes et quatrièmes chapitres, dans lesquels nous avons procédé à un minutieux dépouillement des prises de parole.

D’abord, il était essentiel pour nous d’établir la distinction entre les interventions réalisées à même le récit premier de celle proférée dans les métarécits. Dans le premier niveau du récit, les personnages féminins côtoient les personnages masculins et s’adressent directement à eux. Dans les récits seconds, ce sont ces mêmes hommes qui portent les voix de femmes issues de leur imagination par l’entremise de la prosopopée. Dans un deuxième temps, nous avons séparé les discours directs des autres types de prises de parole.

Le discours direct bénéficie de quelques avantages qui permettent aux personnages de s’ancrer plus solidement dans le texte. D’une part, il est visible dans le livre-objet grâce aux différents marqueurs typographiques qui l’accompagnent. Ensuite, il permet aux personnages parlants de jouir d’une indépendance maximale, car leurs propos ne sont pas pris en charge par une tierce entité. Sur les soixante femmes identifiées, seulement neuf d’entre elles, dont Gargamelle, la dame de Paris et la Sibylle de Panzoust, se manifestent dans le premier récit en discours direct.

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En contrepartie, le nombre de personnages féminins prenant indirectement la parole dans les métarécits est considérablement élevé. Nous avons observé trente-et-une femmes (ou groupes de femmes) qui prononcent une poignée de paroles. Ces locutrices sont majoritairement groupées et anonymes. Leurs paroles remplissent de minces fonctions d’indice, en particulier par l’expression de rire ou de pleurs. Les femmes individuelles des récits seconds se manifestent selon le bon vouloir des hommes. Ces personnages montés de toutes pièces sont souvent restreints à illustrer un concept ou une notion développée par l’homme. Lorsqu’elles sont issues des récits métadiégétiques, ces femmes présentent beaucoup moins de nuances dans leur caractère. Les abbesses, la femme muette et Vérone sont des personnages qui appuient bien cette idée : leur présence et leurs paroles ne servent qu’à personnifier certains clichés relatifs aux femmes, tels que la naïveté, la lubricité et le bavardage. En règle générale, lorsque le narrateur ou les personnages masculins portent la voix des femmes dans les récits seconds, leur apport à la trame narrative est négligeable.

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