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Malgré la présentation très positive de la situation par chacune des personnes rencontrées, la lourdeur de la situation affleure dans certains entretiens. Lors de l’entretien avec Robert et son épouse, celle-ci se prend la tête dans les mains et a les larmes aux yeux quand son mari reprend la chronologie de sa maladie et la liste de ses interventions. Lorsque Mme Belon est appelé au téléphone, Robert Belon parle seul à l’enquêtrice et il en vient à étouffer des sanglots.

Le problème principal, perçu par les trois aidants interrogés, provient du refus de Robert Belon d’envisager une aide professionnelle alors même que la situation se dégrade encore. Tout le monde en parle à mots plus ou moins couverts. Lorsque l’enquêtrice téléphone chez les parents Belon pour prendre un rendez-vous, c’est Robert qui décroche. Il est d’accord pour l’entretien, son fils leur a parlé de l’enquêtrice. Il précise : « Je n’en vois pas bien l’utilité, mais si vous voulez ». L’enquêtrice précise alors que son enquête n’a d’autre but que d’améliorer l’enquête INSEE, ayant perçu qu’il craignait une évaluation de la situation qui amènerait un changement. Lorsque l’enquêtrice arrive, un peu en avance, Mme Belon lui glisse avant l’entretien : « Il faudra qu’il finisse par accepter une aide professionnelle. Ce sera dur, mais il faudra qu’il accepte. »

Lors de l’entretien avec leur belle-fille Liliane, celle-ci explique de son côté que, comme elle est kinésithérapeute, elle peut donner des conseils avisés, par exemple en ce qui concerne la prévention et les soins des escarres. Cependant, comme son beau-père a un rapport au corps particulier, il est très pudique, elle-même ne s’occupe pas de lui de façon intime (seule sa

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belle-mère le fait). Elle essaie de suggérer des solutions, mais sans jamais rien imposer. À la fin de l’entretien, quand l’enregistreur est éteint et qu’elle évoque plus directement l’avenir, elle dit que pour l’instant elle ne veut pas y penser, elle essaie seulement d’apporter de la présence au quotidien. Mais elle aura sûrement à intervenir de façon plus directe auprès de son beau-père, et cela promet de ne pas être évident du tout.

En présence de son épouse, Robert Belon évoque lui-même l’avenir sous la forme d’un retour définitif à l’hôpital. Il dit alors explicitement qu’il souhaite se suicider à ce moment-là, ce que son épouse réussit à prendre à la légère (« heureusement que tu n’as pas d’arme »).

Si tous sentent bien que les choses ne pourront pas continuer longtemps ainsi, c’est Mathieu Belon qui exprime le plus clairement ses craintes. « C’est ma mère qui l’assume à 90% du temps. Moi j’interviens sur des choses ponctuelles, plus du matériel. En plus mon père est très pudique. C’est ma mère qui s’occupe de lui. Et jamais il… pourtant on essayait de lui faire passer le message, en disant : ce serait bien qu’il y ait une aide médicale extérieure. Il refuse complètement. Il y a ça aussi. Il a du mal à se dévoiler aux autres. Tant que ce ne sont pas des médecins, il a du mal à aborder des tas de petits détails qu’il gère avec ma mère. Donc même avec moi, il y a des choses que je soupçonne mais j’en parle pas, pour pas le mettre mal à l’aise. Il faut être un peu diplomate ». Un peu plus tard, il précise :

- S’il a pas eu le temps d’aller aux toilettes. S’il a envie d’uriner mais qu’il ne peut pas, ses jambes se paralysent et il peut éventuellement se lâcher. C’est des choses qui, lui, le rendent fou. Comme il a vraiment toute sa tête, il le supporte pas. C’est à ma mère d’assumer ce genre de problème. Et ça le rend malade.

- C’est pour ce genre de chose que vous pensiez à une aide médicale extérieure ? - Oui. Mais lui refuse.

- Et votre mère ?

- Elle a pas d’autre choix que de suivre. Elle fait ce qu’il y a à faire.

Notre enquête est donc prise dans cet enjeu vital de réussir à transformer l’organisation matérielle de l’aide apportée à Robert Belon. Mère et fils saisissent l’opportunité que leur offre l’enquête pour faire avancer un processus de décision bloqué, tandis que la belle-fille craint d’avoir à jouer un rôle, en tant que kinésithérapeute, pour faire bouger les lignes. Le risque est, bien sûr, le décès de Mme Robert Belon, qui a déjà survécu à un cancer déclaré onze ans auparavant. Ce problème n’a rien d’exceptionnel chez les personnes très âgées dont l’invalidité croissante est liée à l’âge. L’insistance de tous sur la « lucidité » de Robert Belon – il a toute sa tête – et le long apprentissage qu’a dû faire celui-ci (avec son entourage) d’un handicap moteur apparu tôt aggravent, paradoxalement, la difficulté à prendre la décision qui pourtant s’impose : accepter la présence d’une infirmière ou d’une aide-soignante. Alors que l’aide au ménage, fournie par la municipalité, a été acceptée par l’épouse après quelques réticences (elle aussi aime bien « s’occuper » et faire le ménage, cela l’occupe), l’aide au corps est refusée avec énergie par le mari. Il est probable que si la décision était d’origine

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médicale, et lui était présentée comme une alternative à l’hospitalisation, Robert Belon pourrait l’accepter46.

Complément : une maisonnée efficace autour d’une « mère seule »,