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De la perte de la parole à la perte de contrôle

En ce sens, le cas de Josette Weiss est intéressant parce qu’il permet de saisir les conditions de possibilité d’une perte de parole sans perte d’esprit et ce qui apparaît comme une prise de pouvoir, au sein de la maisonnée, d’un aidant principal (ici Norbert), devenu incontournable. Josette est présente lors des entretiens post-enquête mais installée dans le salon tandis que l’entretien se déroule dans la véranda : la télévision qu’écoute Josette est audible depuis ce lieu, mais il est peu probable qu’elle entende la conversation du fait de ses problèmes de surdité. À la manière dont la relation d’entretien s’est établie il était quasiment impossible à l’enquêtrice d’entamer la conversation avec Josette sauf à s’opposer à Norbert. Il a ainsi littéralement barré l’accès de l’enquêtrice à Josette, a fermé la porte de la salle où elle se trouvait, et a organisé l’entretien de manière à ce qu’il soit impossible pour l’enquêtrice de la croiser. Du fait de ces éléments et de la manière dont Norbert présente Josette, il aura fallu près d’une heure et demie à l’enquêtrice pour comprendre que Josette ne présentait pas a priori de déficience cognitive, pourtant, tout se passait comme si elle n’avait plus sa tête. Norbert paraît avoir tout fait pour ne donner aucune occasion à Josette de s’exprimer, pour maîtriser l’ensemble de la production du discours sur l’aidé (l’enquêtrice a par ailleurs à peine eu l’opportunité de parler tant son discours était envahissant). Cette relation d’enquête traduit la prise de contrôle de Norbert sur toutes les dimensions de la vie de Josette. En devenant son proxy, Norbert empêche l’enquêtrice d’accéder à l’aidée mais aussi maîtrise de bout en bout la définition du handicap de Josette et l’identification des aidants et non-aidants. Il est en mesure de bloquer l’accès aux autres informateurs potentiels, susceptibles de remettre en cause sa version des faits.

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Cette situation est rendue possible en premier lieu par la dépendance physique accrue dont souffre Josette. Mais là n’est pas la seule raison. Norbert Weiss est également incontournable du fait de la configuration d’aide, étroitement liée à la configuration familiale.

La relation entre les deux conjoints est importante pour comprendre la relation d’aide qui les unit. Norbert affirme ne pas souhaiter, pour le moment, placer Josette en institution (« je veux encore la garder près de moi »). Cependant, il est assez explicite sur le fait qu’il commence à regretter les plaisirs de jeune retraité auquel il est contraint de renoncer du fait de la présence et de l’état de santé de Josette (voyages, restaurant). Norbert, qui est plus jeune qu’elle (il a 70 ans lors de la post-enquête), est encore en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels. Il est très sportif et pratique la natation plusieurs heures par semaine. Il reproche donc à sa conjointe de « ne pas faire assez d’efforts pour se bouger » (il l’oblige à se servir de son déambulateur, trouve qu’elle « se laisse aller » et est convaincu du fait que moins elle essaye de se mouvoir et moins elle y parvient). Il éprouve une sincère tendresse pour elle (il le dit à maintes reprises au cours des entretiens) mais songe de plus en plus sérieusement à la placer en maison de retraite, le décalage entre leurs deux états de santé étant de plus en plus insurmontable.

Par ailleurs, Norbert et Josette vivent ensemble depuis 1970 mais n’ont jamais eu d’enfants. Norbert s’y est catégoriquement refusé du fait de l’enfance très douloureuse qu’il a connue. Josette a eu deux fils d’un premier mariage, dont un avec lequel elle n’a plus aucune relation. D’après Norbert, le second, Éric (né en 1960), ne rend jamais visite à sa mère (ou « une demi- heure et il lui parle à peine ») et ne s’occupe absolument pas de son état de santé, ce que Norbert semble regretter. Les relations compliquées entre le couple et Éric expliquent cette prise de distance. Éric a été élevé par sa grand-mère puis, lorsque Norbert et Josette se sont rencontrés, il est allé vivre avec eux mais a quitté le domicile quelques temps après suite à une violente dispute. Si Norbert affiche son souhait de voir plus souvent son beau-fils (il explique avoir aménagé la chambre d’amis pour qu’il vienne y séjourner avec son épouse et ses deux enfants), leurs rapports conflictuels et l’alternance, dans son discours, de regrets et de reproches soulignent à quel point la présence du fils de Josette dans la configuration d’aide est peu probable. En ce sens, si Norbert est un aidant assigné, il paraît aussi avoir participé à exclure les autres aidants familiaux potentiels. En se présentant comme le seul aidant familial, Norbert Weiss s’assure d’une certaine emprise sur la prise en charge (notamment professionnelle) de Josette et d’une maîtrise du discours sur cette prise en charge.

Norbert est également incontournable du fait de la dépendance économique de Josette à son égard. En effet, Josette cesse de travailler dix ans après leur installation en couple, suite au déménagement dans leur appartement actuel qui se trouve trop éloigné de son lieu de travail. Norbert considère en outre que Josette n’a pas besoin de travailler pour qu’ils aient de quoi « bien vivre ». Ce déménagement est dû à un achat que Norbert réalise seul : lorsqu’il achète l’appartement dans lequel ils vivent encore aujourd’hui, Norbert et Josette ne sont pas mariés. Et si Norbert précise que Josette est sa seule héritière (il a rédigé son testament en ce sens dès l’achat), cet appartement est le sien. En outre, parce que Josette a une « petite retraite », il subvient largement à ses besoins depuis longtemps et, à l’heure actuelle, les soins dont

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bénéficient Josette sont payés en grande partie par Norbert. Toutefois, en 2008, lorsque la prise en charge professionnelle s’est accrue, Norbert et Josette se sont pacsés, essentiellement – c’est en tout cas l’argument mis en avant par Norbert –, pour que Norbert puisse bénéficier des réductions d’impôts liées à la prise en charge de sa conjointe (parce qu’ils vivaient ensemble son revenu était pris en compte et diminuait l’aide à laquelle avait droit Josette tandis que chacun d’eux continuait à payer des impôts comme des célibataires). Si on peut supposer que cette décision était partagée, dans le discours de Norbert, rien ne l’indique. Il explique avoir pris cette résolution après avoir « étudié les papiers avec l’infirmière » et considéré qu’économiquement, cette alliance était une solution raisonnable. Or, dans la mesure où il héberge Josette, subvient à ses besoins mais aussi gère désormais seul l’ensemble des revenus du couple, il a la possibilité de décider de la prise en charge de Josette sans lui en rendre compte. À certains égards, le PACS, du fait de la dépendance accrue de Josette, permet à Norbert de devenir son tuteur informel (pour les questions économiques et de prise en charge), sans qu’une tutelle juridique n’ait été déclarée.

À l’heure actuelle, Norbert est donc, sans surprise, le seul à prendre des décisions. Il est même en mesure de prendre des décisions sur la prise en charge de Josette sans la consulter. L’arrêt du kinésithérapeute est un choix qu’il a fait seul : il a cessé de solliciter les services de ce professionnel lorsqu’il a compris qu'il ne pourrait pas améliorer la mobilité de Josette; il reconnaît que son action pouvait soulager sa compagne mais considère que le coût économique de cette aide était trop important pour le bénéfice procuré. Il a donc décidé, de façon unilatérale, de se passer de ses services. De même, bien qu'il semble très soucieux du bien-être de Josette (il aimerait qu’elle soit davantage entourée) et qu'il se soit fortement opposé aux médecins lorsqu'ils voulaient l'hospitaliser ou la placer en institution (ce que Josette ne voulait pas non plus), il songe aujourd’hui à la placer en institution et serait en mesure de le faire y compris contre son gré. En définitive, la configuration familiale (présence d'un obligé alimentaire, nature des relations familiales, décalage entre l’état de santé des deux conjoints) et la dépendance économique de Josette contribuent à expliquer qu’une dépendance physique entraîne une perte d’autonomie décisionnelle et l’apparition d’un proxy, c'est-à-dire la perte de la maîtrise du discours sur soi et des décisions pour soi.

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