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Les enjeux économiques de la reconnaissance de handicap

Il apparaît dès les premiers mots de l’entretien que la préoccupation principale de monsieur Abdelkrim concerne les compensations financières liées à son incapacité à travailler, et non

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les aides techniques ou humaines dont il aurait besoin pour les tâches de la vie quotidienne. Depuis le diagnostic de sa maladie, il est reconnu invalide à un taux de 50-79%, et reçoit l’Allocation Adulte Handicapé probablement à son maximum, même si sa déclaration est approximative : « moi je touche exactement 835 euros, je touche 735 euros d’Allocation Adulte Handicapé, et 123 euros d’allocations familiales ». Il critique durement cette reconnaissance de handicap, dont il juge qu’elle lui assure des revenus insuffisants. De plus, il trouve absurde qu’on lui demande de renouveler périodiquement son dossier auprès de la Cotorep/MDPH : « ce que je n’arrive pas à comprendre c’est pourquoi, quand ils savent qu’une maladie est incurable, ils vous donnent pas le taux plein et ils vous laissent tranquille ». Cette revendication du taux plein vient aussi du fait qu’il pense que le taux d’invalidité correspond au pourcentage d’allocation versée : « ils vous donnent un taux à peu près à 50%, c'est-à-dire vous touchez l’allocation à 50% », ce qui est erroné. Il estime ainsi qu’une meilleure reconnaissance de ses difficultés lui apporterait une compensation financière supplémentaire.

Plus généralement, et au-delà des problèmes de handicap, monsieur Abdelkrim considère que les dispositifs publics d’aide sont « faits exprès, ils vous donnent quelque chose mais ils vous bloquent autre part ». Il ne travaille pas, expliquant qu’il n’aurait « pas le droit de faire plus de trois heures par jour » au vu de sa reconnaissance comme travailleur handicapé, ce qui ne serait pas suffisant pour compenser ce qu’il perdrait, selon lui, en allocations familiales. Par ailleurs, il explique que les propositions de « stages adaptés » qui lui ont été soumises sont incompatibles avec sa vie de famille : « c’est en cercle fermé… Si vous êtes marié, vous pouvez pas vous investir dedans. Parce qu’après ils vous demandent des centres d’hébergement… (…) Je suis marié, je veux pas aller là-bas ! ». Il estime ainsi que les dispositifs publics d’aide dont il relève ne parviennent pas à considérer ensemble sa situation de handicap et sa situation de père de famille.

Monsieur Abdelkrim présente ainsi la reconnaissance de handicap comme une ressource, mais une ressource partielle. Obtenue auprès des institutions spécialisées, elle lui donne accès à une aide financière qu’il revendique d’ailleurs comme un droit légitime. Cependant, cette aide ne lui permettant pas de vivre décemment avec sa femme et ses deux enfants, il estime qu’elle ne compense pas entièrement son impossibilité de travailler, faisant porter l’essentiel de sa critique sur la barrière à l’entrée que constituent l’évaluation médicale et le codage des troubles.

Par ailleurs, malgré ses tentatives, le handicap ne permet pas à monsieur Abdelkrim de peser auprès des institutions non spécialistes. Il pointe ainsi les services publics (mairie, assistante sociale) qui, selon lui, ne prennent pas en compte sa situation de handicap pour accélérer sa demande de logement social qui n’aboutit pas. « Il est handicapé verbal », dira sa femme durant l’entretien, signifiant que ce mot n’a pas de conséquences pratiques : « handicapé verbal, [ça veut dire] on le dit, mais c’est tout, hein ! ». Elle explique qu’elle se « débrouille toute seule » et qu’elle parvient à vivre « normal, comme les autres ». Monsieur Abdelkrim, lui, traduit l’idée en la retournant contre les institutions : « ils s’en foutent ». Il dit renouveler depuis sept ans ses demandes de logement social, sans succès : « y a pas de priorité pour les

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handicapés. Ils disent qu’on est prioritaires mais rien n’y fait. » Quant au recours à l’assistante sociale, il le dit inutile car on lui demande des factures à son nom pour constituer le dossier, or ils n’en ont pas. En effet, pour toucher la majoration pour la vie autonome, il faut justifier d’une aide au logement, ce qui est impossible puisqu’il est hébergé par des tiers. Il y a donc bien là un cercle vicieux de l’assistance bureaucratique. Il insiste également sur les regards négatifs portés sur l’apparence physique de lui-même et de sa femme lors du contact avec les services publics. À défaut de recevoir les aides qu’ils réclament de la part des services publics, ils se tournent vers le cercle familial, en particulier en matière de logement.

Pour monsieur Abdelkrim et sa femme, les problèmes qu’ils rencontrent du fait de sa maladie les touchent tous les deux : « on est handicapés », disent-ils chacun dans l’entretien. Ils ont été hébergés successivement chez ses demi-sœurs, père, sœur puis grand-mère (au moment de la post-enquête), tous ayant des situations de logement et d’emploi modestes : lors de l’enquête HSM, ils vivaient ainsi à neuf personnes dans une petite maison HLM de moins de 70 m², occupée par l’une de ses demi-sœurs aînées qui se trouvait au chômage ainsi que son conjoint, et leurs trois grands enfants. Monsieur Abdelkrim et sa femme signalent que cette situation pèse sur l’ensemble de leur foyer et insistent sur les tensions familiales qu’elle provoque, et qui réduisent peu à peu leur réseau de soutien mobilisable à l’avenir. Ils racontent également qu’ayant hérité avec lui d’un appartement algérien appartenant à leur mère décédée dans les années 1990, le frère, la sœur et les demi-sœurs de monsieur Abdelkrim lui en ont attribué l’usage exclusif, l’incitant par là à partir. Mais s’il y a passé un an avec sa femme et ses enfants et y retourne périodiquement, monsieur Abdelkrim n’envisage pas de quitter la France où il est né et a toujours vécu. Il loge ainsi provisoirement chez chacun de ses proches en attendant un relogement qu’il continue à espérer prochain.

Le réseau d’entraide associative du quartier où il a vécu toute sa vie, dans lequel il est très investi, vient d’ailleurs relayer de manière croissante son entourage familial en termes de soutien moral, de soutien économique (ils ont complètement remeublé l’appartement de sa grand-mère, pour une valeur de plus de 1000 euros issus d’une collecte, lorsqu’il s’y est installé), et parfois de soutien quotidien (lorsqu’il part plusieurs jours avec l’association dont il fait partie). Au moment de la post-enquête, monsieur Abdelkrim décrit d’ailleurs ce réseau comme étant un soutien plus sûr et plus durable que ses apparentés.

À part peut-être l’aide quotidienne de son épouse, les aides reçues par monsieur Abdelkrim de la part de son entourage sont ainsi indissociablement des aides à la pauvreté et des aides au handicap. Les deux problématiques sont pour lui extrêmement liées, son handicap étant d’ailleurs énoncé comme problème principalement via le prisme de l’incapacité à travailler, et donc à avoir des ressources financières suffisantes pour vivre et surtout se loger. L’aspect quotidien des aides qu’il reçoit passe donc au second plan de ses préoccupations, et concerne d’ailleurs des incapacités relativement limitées si l’on regarde ses déclarations ADL/IADL44

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44 L'enquête HSM utilise une évaluation médicale de la dépendance, issue de travaux américains. Voici les

significations de ces acronymes. ADL = Activities of Daily Living. En français : restrictions d’activité pour les soins personnels (manger, se laver, s’habiller, se lever d’un lit ou d’un fauteuil, aller aux toilettes). IADL = Instrumental Activities of Daily Living. En français : restrictions d’activité pour les activités domestiques (faire

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dans l’enquête HSM (difficultés pour l’habillement, pour s’asseoir, se coucher et se lever seul, ainsi que pour faire ses courses).