• Aucun résultat trouvé

Selon l’œuvre de référence Zomia de James. C Scott, il existe une zone d’altitude au sud-ouest de la Chine jusqu’au Bangladesh où jusqu’au XXème siècle l’Etat n’a pas réussi à être une forme d’organisation dominante, une zone caractérisée par l’attitude de groupes de populations « fuyantes ». Ces populations sont définies d’abord par leur milieu d’évolution, les hauteurs, l’altitude à flanc de montagne. Le géographe Ibn Khaldûn citait déjà la montagne comme un lieu d’échappatoire, dans ses écrits en relevant que « les Arabes ne peuvent gagner le contrôle que d’un territoire plat »113, Braudel expliquait qu’un terrain plat, tel qu’une mer rapproche et favorise les communications, mais que « les lieux les plus escarpés ont toujours été l’asile de la liberté »114. Autre caractéristique de cette Zomia qui en Chine englobe totalement le Yunnan contemporain et le Guizhou, la prévalence de cultures vivrières, souvent nomades, avec cultures sur brûlis. Ces dernières s’opposent à la riziculture irriguée des Hans qui suppose souvent une forme d’organisation politique centralisée. Le Yunnan se retrouve complètement dans la description de

113Cité dans SCOTT James, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, 2013.

64

la Zomia, de communautés économiquement autonomes. Un rebelle bouddhiste s’opposant aux Qing au Yunnan au XVIIIème siècle déclarait ainsi devant la secte des adeptes d’Api « les adeptes d’Api ne doivent pas payer d’impôts. Ils labourent pour eux-mêmes et mangent leurs propres récoltes »115, signifiant son projet d’autonomie, permis par le contexte naturel et économique de la Zomia.

Sur les reliefs irréguliers du Yunnan, on constate également une diversité de langues, de cultures et d’ethnies116. Le Yunnan est désigné par James Scott, comme par Duan Zhidan117, de « musée

des races humaines 118». James Scott ajoute enfin que la Zomia recouvrant le territoire du Yunnan est une zone de refus culturel, citant par exemple des refus de l’écriture par certaines minorités qui avec le nomadisme favorise la fuite et la non-inscription dans les registres des recensements et la stabilité recherchée par les Etats.

La plupart de la Zomia incluant le Yunnan est peuplée de groupes ayant cherché à fuir l’avancée des Hans. Dans l’exemple du Yunnan, on peut citer deux minorités ethniques, les Miao et les Yao. Les Ming envoyèrent 160 000 soldats contre un bastion Yao dans l’actuel Guangxi afin de mater leur résistance à la progression Han. Les Mandchous eurent à réprimer un soulèvement des Miao mené par Zhang Xiumei dans l’actuel Guizhou jusqu’en 1872.119 Ces deux cas ne sont pas

exhaustifs et impliquent deux groupes de populations qui ont été contraints à migrer depuis la Chine actuelle et parfois son centre120, vers la marge sud-ouest du Yunnan. Le Yunnan était une

« zone-refuge »121 . Les Hans désignent souvent ces peuples du sud-ouest les fuyants, comme des

non-civilisés, utilisant des termes comme « crus » 122pour les catégoriser.

Cette idée avancée par James Scott d’une zone dans la péninsule indochinoise et ses reliefs, où le contrôle politique d’Etats ou d’empire centralisés était rendu critique, est corroborée par l’historien birman Thant Myint U lorsqu’il compare le Yunnan à une Sibérie chinoise « C’était une nouvelle

115 James C Scott, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné. p172

116 (mais l’ « ethnie » est peut être ce qui apparait pour catégoriser une population hors de l’Etat),

117 DUAN Zhidan, At the Edge of Mandalas The Transformation of the China's Yunnan Borderlands in the 19th and

20th Century, Thèse soutenue à l’Arizona State University, 2015.

118 “museum of human races” James Scott Zomia p29 et Duan Zhidan p12 119 Thant Myint U, Where China Meets India. p150

120 Les Yao étaient installés au XIIème siècle au sud du Yangzi dans l’actuel Hunnan. 121 James C Scott, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné. p10

65

frontière, une frontière mouvante. Au Yunnan aussi il y avait des soulèvements et rebellions d’ indigènes. Le Yunnan est devenu une sorte de Sibérie chinoise, une terre d’installation et d’opportunités, mais également d’exil pour des fauteurs de trouble. »123 Parce que le Yunnan, situé

dans cette Zomia, était une province vide du point de vue de l’autorité centrale chinoise124 , une province à conquérir. Zhi Duan dans sa thèse sur l’histoire du Yunnan, parle d’une région de communautés « sans Etat 125», ou un lieu d’exil. Thant Myint U explique ainsi que dans les années 50, lorsque l’armée populaire de libération investit le Yunnan, elle rencontra des résistances notamment sur les reliefs, posant le pied sur des territoires qu’elle n’avait jamais contrôlés en tant qu’armée nationale chinoise126. Il fallait alors 1 mois pour voyager de Kunming à Ruili sur la

frontière birmane, trajet aujourd’hui réalisable en une journée de route.

La zone était tellement recluse que le nouveau pouvoir communiste dut fonder un Institut des minorités nationales, pour y former les cadres des minorités éloignées, et les nommer administrateurs de leurs propres territoires. Cet exemple d’indirect rule tire ses racines du système du tusi, 土司, mis en place sous la dynastie Yuan, selon lequel les « barbares » devaient être administrés par des « barbares » qui auraient été choisis par l’administration centrale. Les tusi étaient ces chefs traditionnels cooptés par l’administration impériale, dans un schéma féodal. Le premier système tusi fut d’ailleurs créé à Lijiang au Yunnan en 1253. Ce n’est qu’en 1957 à l’occasion du Grand Bond en Avant et de la collectivisation des terres que les chefs traditionnels sont dépourvus de tous leurs pouvoirs validés par l’administration chinoise. Ce système a perduré 700 ans et illustre bien la spécificité historique du contrôle politique chinois au Yunnan. En même temps que ce système fut aboli par la collectivisation, l’Etat chinois a réaffirmé sa présence sur le territoire par l’envoi de l’armée pour fonder des fermes d’hévéa notamment127.

123 Thant Myint U, Where China Meets India. p151

124 Elle n’était bien entendue pas vide, et remplie de ces populations distinctes des Hans. A noter toutefois que la

densité de population était minime comparées aux plaines chinoises, en raison des maladies tropicales, et des rudes conditions naturelles.

125 “Stateless” Duan Zhidan p270

126 Thant Myint U, Where China Meets India. p154

66

De même, sur le plan politique Stéphane Gros a illustré l’action de l’Etat chinois de classification des minorités en 56 minorités ethniques officielles comme un outil de contrôle de ces dernières128.

Les minorités reconnues, recoupent au sein de leurs catégories des groupes de populations distinctes, avec des histories et coutumes distinctes. Lors de la formalisation des 56 groupes ethniques officiels, 200 groupes avaient candidaté à une reconnaissance spécifique129. La catégorisation des ethnies présentes au Yunnan, fut un outil de simplification puis d’intégration de la diversité importante des communautés du Yunnan, dans un système de contrôle administratif. Selon Duan Zhidan la stratégie de la République Populaire de Chine pour s’emparer du Yunnan fut celle de couper les liens de la province avec l’Asie du Sud-Est et de l’intégrer à l’économie nationale en la transformant en un grenier agricole130. Stéphane Gros utilise le concept de ‘frontière intérieure’ pour traiter du Yunnan, illustrant bien à la fois le projet politique d’intégration de la région et de ses populations à l’ensemble chinois, en même-temps que sa difficulté. L’imposition d’une frontière nationale chinoise au Yunnan, devait permettre de distinguer les barbares de l’extérieur waiyi 外夷, des barbares de l’intérieur neiyi 內夷, et d’extraire le Yunnan de la zone de communautés indépendantes et rebelles, que James Scott nomme Zomia.

James Scott notait toutefois que son « histoire anarchiste ne pourrait certainement pas s’étendre au XXème siècle. » Toutefois il ajoutait « un rapport de 1941 à la frontière du sud-ouest identifie trois sortes de gens parmi les Han : les réfugiés déplacés et désespérés, les petits artisans et les marchands- décrits comme des « spéculateurs à l’affût de bonnes affaires» - et enfin les fonctionnaires : « Les rangs les plus élevés […] vivaient de manière indolente, étaient souvent des opiomanes tyranniques, négligents envers les ordres gouvernementaux […]. Les rangs inférieurs acceptaient les pots-de-vin et encaissaient l’argent des amendes tout en trafiquant l’opium et le sel eux-mêmes.»131. Le contrôle effectif de l’Etat apparait ici tout relatif, encore au XXème siècle. Si la zone est finalement devenue partie du territoire chinois, que des Hans ont bel et bien été envoyés,

128 GROS Stéphane, “Economic Marginalization and Social Identity among the Drung People of Northwest

Yunnan”, in Moving Mountains: Ethnicity and Livelihoods in Highland China, Vietnam, and Laos, edited by Jean Michaud and Tim Forsyth (Vancouver: University of British Columbia Press, 2010).

129BEAUD Sylvie, Being Han in a multi-ethnic region of the People’s Republic of China, Asian Ethnicity, 2014.

15:4, 535-551, DOI: 10.1080/14631369.2014.937108. p3

130 DUAN Zhidan, thèse. p204

67

l’environnement spécifique du Yunnan transforme les pratiques de ces-derniers. Comme le note encore en 2014 Sylvie Beaud132 les Hans au Yunnan sont devenus des Hans du Yunnan, imitant

certaines pratiques d’identification des minorités ethniques au Yunnan, s’adaptant ainsi au contexte local environnemental, mais aussi culturel et économique.

Benedict Anderson dans L’imaginaire national 133 relève qu’il n’est de communauté qu’imaginée134. Si le Yunnan fut effectivement intégré à cette communauté imaginée qu’est la

nation chinoise dès la seconde moitié du XXème siècle, l’intégration réelle de cette province à la nation ne resta qu’un projet. Benedict Anderson relève que la naissance du nationalisme est intimement liée à la Grande Transformation, qui fut l’avènement du capitalisme dans ses dimensions urbaines et centralisatrices, décrite par Karl Polanyi. De même l’intégration du Yunnan à l’espace national chinois ne peut être considérée acquise jusqu’à la transformation de ces économies de subsistance issues de la Zomia. Cette transformation n’arrive qu’avec la réouverture du Yunnan sur l’Asie du Sud-Est en 1992, comme nous l’étudierons plus après. Benedict Anderson dans L’imaginaire national écrivait « […], je m’attache ici à chercher les racines du nationalisme dans la Grande Transformation135 qui a changé du tout au tout les conceptions quotidiennes fondamentales du temps et de l’espace, en détruisant les anciennes communautés, nous a obligés sans cesse à imaginer et réimaginer les nôtres. ». Le nationalisme et l’intégration nationale sont facilités par des transformations concrètes, celles qui ont accompagné l’ouverture économique du

132 Les Hans représentent 2/3 de la population au Yunnan. Les Hans de Yangzhong, un district du Yunnan en

périphérie de Kunming, sont en minorité. Et face à cette tension entre leur statut géographiquement situé de minorité, et leur identification au groupe majoritaire national, ils développent des coutumes et stratégies pour représenter cette culture du groupe majoritaire, notamment avec le port de vêtement dits Hans, différents des vêtements communs observés partout ailleurs en Chine et portés par des Hans qui n’associent pas leur statut de Hans à des coutumes précises ou des vêtements, mais qui au contraire définissent les populations de minorités ethniques. Les Hans de Yangzhong ont été encouragés en ce sens par les autorités du tourisme de Kunming, et ont été inclues dans une zone délimitée les plaçant comme attractivité touristique à visiter. On voit ici la porosité de l’homogénéité Han, mise à mal par la réalité économique rapprochant les Hans d’autres minorités ethniques au Yunnan, plus que de leurs pairs à Shanghai et Pékin. Dans Sylvie Beaud, Being Han in a multi-ethnic region of the People’s Republic of China, Asian

Ethnicity.

133 Benedict Anderson, L’imaginaire national, Paris, Editions La Découverte, 1996. 134 Benedict Anderson, L’imaginaire national. p20

135POLANYI Karl, The Great Transformation : the Political and Economic Origins of Our Time, UK (Boston),

68

Yunnan. Notre mémoire est une réflexion sur la progression réelle de l’Etat projeté sur ces frontières.

Le Yunnan a bel et bien été extrait de cette Zomia décrite par James C Scott, principalement par la fermeture forcée des liens entre le Yunnan et le reste de la péninsule indochinoise. Toutefois beaucoup des caractéristiques de la Zomia se retrouvaient au Yunnan encore jusqu’en 1992, telles que l’économie de subsistance pratiquée par les minorités ethniques, la faiblesse de l’Etat central et la survie de pratiques culturelles distinctes du reste du territoire chinois. L’enjeu de notre étude sera d’étudier la stratégie mise en place pour extraire le Yunnan de cette Zomia notamment sur le plan politique et culturel.

69