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La politique de développement des barrages hydroélectriques au Yunnan est un formidable outil de développement économique de la province. Les barrages comme le montraient déjà les autorités de la Tennesse Valley Authority aux Etats-Unis lors du lancement du New Deal sont de grands projets capables de transformer la structure économique d’une région entière165. La construction

de barrage est un puissant vecteur de transformation de régions rurales en bassins industriels. Au Yunnan l’un des premiers effets de la construction de barrages, fut l’intégration croissante du Yunnan au dynamisme économique de la région du Guangdong. Dès 1980 une politique dite

162 The Economist Intelligence Group, 13/08/2018, “Regional China : Energy Structure” publié par HSBC,

accessible en ligne https://www.business.hsbc.com/belt-and-road/regional-china-energy-structure consulté le 16 février 2019.

163CHEN Lihui. “Contradictions in Dam Building in Yunnan, China: Cultural Impacts versus Economic

Growth.” China Report 44, no. 2 (May 2008): 97–110. doi:10.1177/000944550804400201.

164 Nous ne cherchons pas ici à opposer développement économique et enjeux politique, le concept de

développement étant bien entendu un objet politique.

165 La création de cette agence chargée de mettre en place le développement économique de la vallée du Tennessee

en 1933 s’est traduite concrètement par la construction de barrages sur la rivière Tennessee, le déplacement de populations rurales, l’aménagement du fleuve pour l’ouvrir à la circulation et le développement industriel. L’ensemble supervisé par David Lilientahl a transformé une région pauvre et rurale en bassin industriel.

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d’envoi de l’électricité de l’ouest vers l’est (xi dian dong song) fut formulée afin d’alimenter le bassin cantonnais en électricité du Yunnan. La première réalisation de cette politique fût le début de la fourniture d’électricité hydroélectrique du Yunnan vers Canton en 1993166. Le Yunnan en

2006 était désigné par D. Magee comme « l’entrepôt électrique de Canton ». Toujours aujourd’hui les lignes de transmission électrique dessinées sont des liens en droite directe entre le Yunnan et la région du Guangzhou. Ces canaux sont des vecteurs d’intégration du Yunnan à l’ensemble national chinois, notamment intégration à la croissance économique chinoise. Les besoins en électricité au Yunnan étant dans les années 90 faibles, l’exportation de cette-dernière a intégré le Yunnan dans une chaîne de production au service de la croissance nationale. Ces échanges forcent le Yunnan à négocier avec d’autres provinces chinoises, à sortir d’un isolement pour intégrer le cadre national167. Rappelons aussi que la décision de construction d’un barrage en Chine implique le Conseil d’Etat chinois qui autorise l’exploitation des cours d’eau par différentes entreprises (anciennement toutes réunies en une seule entreprise nationale) dirigées elles-mêmes par des haut- cadres du parti communiste chinois168. De plus tout projet de barrage doit être autorisé par la commission de développement et de réforme nationale. La décision de construire des barrages ainsi que le contrôle attenant doivent donc être analysées comme une politique impliquant l’Etat central même lorsque les projets sont initiés ou motivées premièrement par les autorités provinciales. La construction de barrages de grande ampleur est donc l’occasion pour l’Etat central de réaffirmer son autorité sur les territoires concernés.

Surtout l’aspect politique de la construction de barrage réside dans les déplacements de populations qui y sont liés. Selon la géographe Chen Lihui, les projets de barrage affichés en 2008 impliquaient le déplacement d’au moins 200 000 personnes au Yunnan169. La relocalisation de ces populations

dans des zones urbaines, permet de développer les villes concernées. Elle permet surtout de

166 Magee, Darrin. (2006). “Powershed Politics: Yunnan Hydropower under Great Western Development”. The

China Quarterly. 185. 23 - 41. 10.1017/S0305741006000038. p25

167 Différentes instances de négociation ont été formées sur la période 1992-2016 pour le règlement des conflits liés

à la gestion interprovinciale de l’eau et de la vente d’électricité hydraulique. Un article du China Dialogue en septembre 2013 détaille d’ailleurs les difficultés nombreuses rencontrées dans ces négociations Article accessible en ligne https://www.chinadialogue.net/article/show/single/en/6347-The-battle-over-Yunnan-s-hydropower consulté le 20 février 2019

168 Comme détaillé par Magee, Darrin. (2006). “Powershed Politics: Yunnan Hydropower under Great Western

Development.” The China Quarterly. 185. 23 - 41. 10.1017/S0305741006000038.

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rapprocher ces-derniers des circuits du marché économique monétarisé, donc enregistrable, contrôlable. Enfin par cette concentration des populations elle facilite le contrôle politique de ces- dernières.

Les emplois créés par la construction des édifices diversifient le profil essentiellement agricole de l’emploi persistant au Yunnan. La production électrique autorise les provinces à envisager des plans d’industrialisation grâce à l’électrification. Mais surtout le déplacement des populations nécessaire à l’installation des réservoirs, est l’occasion de désenclaver des populations rurales et villageoises. Or ces populations au Yunnan sont encore largement tournées vers des pratiques d’auto-suffisance, de circuits économiques non monétarisés, une agriculture très diversifiée et de subsistance.

La géographe de l’université du Yunnan, Chen Lihui annonce qu’en 2008 75 % de la population était paysanne au Yunnan. Selon son enquête les populations déplacées ont perdu énormément en surface de terres agricoles, environ 30% de moins en moyenne. Les familles sont dans des pires conditions économiques qu’avant leur déplacement en général si elles persistent dans le secteur agricole. Les rizières cultivées notamment entre 1988 et 2000 dans la région des barrages de Manwan et de Dachaoshan ont été divisées en surface par 4. Chen Lihui montre que même si les revenus en yuan par foyer ont augmenté pour les populations après leur déplacement, leur nourriture disponible par foyer a diminué. Ceci s’explique classiquement par la monétarisation des échanges due aux déplacements de cultures vivrières, vers des cultures de marché, ou l’augmentation du commerce avec le désenclavement. Le revenu statistique augmente, mais seulement sous l’effet d’une meilleure prise en compte dans les statistiques due à la monétarisation des échanges et non pas à l’augmentation réelle de la richesse. Danielle Tan dans sa thèse sur le rôle de la Chine au Laos explique également que la construction de barrages chinois au Laos a déstabilisé les cultures minoritaires170.

Au Yunnan, entre 1992 et 2016, la part de la population employée dans le secteur agricole est passée de 80% à 50 %171. Très en lien avec la politique de transparence étudiée ici, Chen Lihui explique les effets culturels de ces relocalisations. Les communautés sont mélangées et installées

170 P212 thèse de Danielle Tan 2011

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au voisinage d’autres minorités ou dans les villes amenant souvent à la perte des pratiques puis sur le long terme des croyances soutenant l’identité de ces minorités172. Chen Lihui explique ainsi que

la communauté des Yi a presque perdu son langage suite aux relocalisations, et à la transformation des pratiques agricoles. Le riz a été remplacé par le maïs et la canne à sucre. L’agriculture s’est connectée au marché. Le mélange et le déplacement opérés n’ont pas donné lieu à de nouveaux syncrétismes ou innovations au vu des minorités concernées mais plutôt à un nivellement des différences à une uniformisation de celles-ci. Chen Lihui détaille aussi la source de cet effet de désorientation ou de dépossession dans l’inondation ou la disparition de sites rituels tels que les sépultures des ancêtres, des arbres sacrés, et de l’architecture dite « traditionnelle », que nous qualifierons plutôt d‘ originale173, vers les maisons plus modernes en matériaux contemporains

mieux intégrés au marché de la construction chinoise, à savoir le ciment, les parpaings et la taule. Le discours officiel accompagnant la construction de barrage le long de la période étudiée a évolué. Sabrina Habich a détaillé cette évolution. Des justifications plutôt en excuse telles que la supériorité des intérêts du pays sur ceux des individus classique d’un régime socialiste jusqu’ aux années 80, à une nouvelle rhétorique, elle-même en évolution mais mobilisant des arguments écologiques et l’appel à la stabilité des modes de vie et au développement économique, non pas du pays, mais des communautés concernées. Derrière cette transformation des justifications et la meilleure prise en compte des déplacements provoqués par la construction des barrages ont pourrait voir une simple évolution sémantique ou un changement politique des discours sur la légitimité. En réalité on peut avancer l’hypothèse selon laquelle ceux ne sont pas que les discours qui sont transformés, puisque les nouvelles lois détaillées par Sabrina Habich forcent désormais réellement les gouvernements locaux à prendre en compte les demandes des populations déplacées. Les objectifs des constructions de barrages sont précisés. Bien entendu la production hydro- électrique si elle reste centrale pour ses apports économiques par l’exportation ou pour l’approvisionnement du reste de la Chine, est complétée par le désir de désenclaver des populations. Ce désenclavement peut être compris dans la perspective d’hyper-communication comme celle décrite par Byung Chul Han. Le rapprochement et l’assimilation de ces minorités dans les villes ou des centres urbains mieux intégrés vers le marché produit comme le décrit justement Byung

172 Même si il faut prendre garde à ne pas essentialiser cette identité, qui est toujours en mouvement cf Corcuff et

Soldani (2019).

173 Toute tradition est construite, inventée, racontée comme l’a magistralement démontré Eric Hobsbawn, The

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Chul Han non-pas de nouveaux mélanges et une nouvelle possibilité de création en hybridation, mais plutôt un nivellement, abat les interférences pour assurer la cohésion de communauté qui communique en s’échangeant du « même ». La reconstruction des identités plurielles des communautés ou de nouvelles communautés est grandement fragilisée par ce processus. S Corcuff et J Soldani174 dans leur article Les échelles de la localité développent très bien ce tiraillement intrinsèque au concept d’identité associant l’idée de mêmeté et celle de différenciation, présentant l’identité comme un processus non résolument tourné vers l’exclusion de l’autre, mais celui d’un arrangement, d’une construction. Dans le cas des communautés déplacées et intégrées dans les circuits économiques du marché avec une transformation forcée de leurs productions, la disparition de leur langage semble loin de faciliter la préservation ni la création d’identité, mais bien plutôt être le moteur d’une force de nivellement. Sabrina Habich souligne l’apparition du lexique de la « stabilité » des communautés dans les discours accompagnant les déplacements de population. Cette « stabilité » s’oppose directement au dynamisme du concept d’ « identité » définit par S. Corcuff et J. Soldani.

Nous venons de présenter l’aspect politique de la construction de barrage au Yunnan. Ces constructions représentent autant de moyens pour les autorités chinoises d’affirmer l’intégration du Yunnan au sein de l’économie nationale et de l’espace politique national.