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William Thomson, alias Baron Kelvin

Dans le document Émergence et entropie (Page 132-135)

3.2 Thermodynamique

3.2.2 William Thomson, alias Baron Kelvin

Après avoir gradué de l’Université de Cambridge à titre de Second Wrangler18 sous la direction de

William Hopkins (1793-1866), William Thomson (1824-1907), ayant déjà publié plusieurs articles en physique mathématique principalement basés sur la méthode développée par Fourier, entreprend en 1845 un stage dans le laboratoire de Henri-Victor Régnault (1810-1878), qui travaille alors sur l’élasticité des fluides et des gaz et sur leurs chaleurs spécifiques. Après une première rencontre lors d’une conférence à Oxford, il collabore, en 1849, avec Joule, qui avait mesuré deux fois l’équivalent calorique du travail par deux expériences calorimétriques. En reconnaissance de sa contribution à la science – 661 articles et 69 brevets (Cropper 2001 : 79) – il est élevé, en 1892, à un rang nobiliaire britannique en tant que Baron Kelvin of Largs (Daintith 2009 : 406).

Dans son article « Un compte-rendu de la théorie de Carnot sur la puissance motrice de la chaleur ; avec des résultats numériques déduits des expériences de Régnault sur la vapeur »19 (1849, in 1882),

William Thomson (1824-1907) entreprend une formalisation analytique de la théorie de Carnot afin d’expliquer l’origine de la puissance motrice de la chaleur. Ce texte, comme plusieurs autres de cette période, est traversé par une ambigüité entre les termes de travail et d’effet mécanique, le premier étant généralement appliqué à l’action directe d’une force et le second à l’établissement d’un bilan en terme de travail. Il s’appuie sur le raisonnement de Carnot à savoir que l’effet mécanique est obtenu du transfert (« transference »20) de la chaleur d’un corps chaud à un corps froid : lorsqu’un corps effectue un

cycle et retourne à son état initial et qu’il a absorbé durant ce cycle une certain quantité de chaleur, il doit avoir émis la même quantité de chaleur. La question, qui est tout autant pratique que théorique, se

18 À l'université de Cambridge, un Wrangler est un étudiant qui a obtenu les meilleurs résultats scolaires en troisième année de

mathématiques (cam.ac.uk 2011).

19 « An Account of Carnot’s Theory of the Motive Power of Heat; with Numerical Results deduced from Regnault’s Experiments on Steam. » 20 « Transport » chez Carnot (1824 : 6).

pose alors, comme chez Carnot, de la quantité de chaleur ou de la différence de température (« thermal

agency ») nécessaire à l’obtention d’un effet mécanique.

La stratégie qu’emploie Thomson pour répondre à cette question repose sur la notion de réversibilité et passe par l’analyse d’une « machine thermodynamique parfaite » – la première fois où apparaît le mot « thermodynamique » – où, d’une part, aucune chaleur ne serait « gaspillée »21 et où,

d’autre part, la chaleur fournie pour produire un certain effet mécanique peut être restituée par l’action d’un même effet mécanique. Or, demande Thomson (1849, in 1882 : 118, n1), qu’en est-il de cette « perte » si rien ne peut être annihilé dans les « opérations de la nature », si « aucune énergie ne peut être détruite »22 ? Il affirme que malgré l’ébauche d’une solution dans les travaux de Joule, l’état actuel

de la science ne fournit pas de réponse à cette question. Or, le terme « énergie » mentionné ici n’est pas associé à un concept de la physique mais apparaît plutôt comme « un a priori métaphysique auquel les lois de la physique doivent se soumettre » (Guedj 2006 : 40). Ce n’est plus tard que Thomson proposera véritablement un concept physique précis pour la notion d’énergie.

Dans son article « De la théorie dynamique de la chaleur ; avec des résultats numériques déduits de l’équivalent d’unité thermale de M. Joule et des observations de M. Régnault sur la vapeur »23 (1851, in

1882), Thomson énonce deux propositions sur lesquelles repose la « théorie de la puissance motrice de la chaleur » et qui peuvent aisément être assimilées aux deux premiers principes de la thermodynamique classique. La première proposition (attribuée cette fois à Joule et non à Mayer) stipule justement l’équivalence entre travail mécanique et chaleur.

PROPOSITION I. Lorsque des quantités égales d’effet mécanique sont produites par un quelconque moyen à partir d’une source de chaleur ou perdues en effets thermiques, des quantités égales de chaleur sont éliminées ou générées.24

Elle s’appuie sur le raisonnement suivant : lorsque le système effectue un cycle (réversible), l’effet mécanique qui correspond au travail doit être équivalent à la quantité de chaleur absorbée ou émise par le système. Il y a donc un bilan qui est effectué entre les effets mesurés de la chaleur et du travail.

La seconde proposition (attribuée à Carnot et à Clausius) énonce le cas limite que présentent les machines réversibles.

21 Ce qui correspond selon Carnot à un rétablissement « inutile » des températures et à ce qui est présenté comme une

« perte » d’effet mécanique.

22 « […] no energy can be destroyed ».

23 « On the Dynamical Theory of Heat ; with Numerical Results deduced from Mr Joule équivalent of a Thermal Unit, and M. Regnault’s

Observations on Steam. »

PROPOSITION II. Si une machine est telle que, lorsque son fonctionnement est renversé, ses éléments

physiques et mécaniques sont tous renversés, alors elle produit autant d’effet mécanique qu’il est possible d’en produire d’une machine thermodynamique, pour des températures du foyer et du réfrigérant données, à partir d’une quantité de chaleur donnée.25

Cette proposition est basée sur un axiome stipulant l’impossibilité des machines à mouvement perpétuel de second type, à savoir qu’il est impossible d’obtenir un travail en refroidissant un corps à une température inférieure à l’environnement, et sur le raisonnement de type reductio ad absurdum de Carnot sur les machines thermodynamiques réversibles, définissant une machine thermodynamique parfaite selon un cycle réversible. Cet axiome est équivalent, selon Thomson, à celui de Clausius en ce sens qu’il est impossible, pour une machine autonome (« self-acting machine ») et sans « agent externe », de transmettre de la chaleur d’un corps chaud à un corps froid. La notion d’irréversibilité est ici à l’œuvre, car on y définit deux processus dont l’un est « spontané » et l’autre ne l’est pas : aucun travail n’est nécessaire pour transmettre de la chaleur d’un corps chaud à un corps froid, ce qui correspond à un processus spontané, tandis que pour transmettre de la chaleur d’un corps froid à un corps chaud, un travail est nécessaire26 ; de plus, comme la conversion de la chaleur en travail n’est jamais totale ou

parfaite (le coefficient de Carnot est inférieur à l’unité), la quantité de chaleur transmise au corps froid (moins chaud) ne peut plus être convertie en travail ; elle est « irrémédiablement perdue pour l’homme, et donc ‘gaspillée’, quoiqu’elle ne soit pas annihilée »27 (Thomson 1851, in 1882 : 189). Thomson est

donc passé, grâce à Carnot et à Joule, de la conservation de l’énergie à la perte de travail. Ce qui est une version quelque peu simplifiée du second principe de la thermodynamique et annonce la notion d’entropie.

Ainsi, le problème des pertes trouve sa réponse dans l’appréhension de la dissipation de l’énergie dans le contexte de sa conservation. C’est pourquoi le second principe de la thermodynamique prend appui sur le premier ; ou, de manière plus colorée, c’est pourquoi « il n’a pu être baptisé avant d’avoir donné naissance à son frère » (Brush 1976 : 569). Mais Thomson n’a jamais utilisé la notion d’entropie telle que définie par Clausius. Cela étant, dans son article « De la tendance universelle dans la nature vers la dissipation de l’énergie mécanique »28 (1852, in 1882), il présente un axiome, sur lequel

reposerait sa proposition II et qui est parfois considéré comme une formulation valable du second

25 PROP II. If an engine be such that, when it is worked backwards, the physical and mechanical agencies in every part of its motions are all reversed,

it produces as much mechanical effect as can be produced by any thermo-dynamic engine, with the same temperatures of source and refrigerator, from a given quantity of heat. (1851, in Thomson 1882 : 178)

26 Si les tasses de café se refroidissent d’elles-mêmes, les réfrigérateurs par contre doivent être branchés pour fonctionner. 27 « […] irrecoverably lost to man, and therefore ‘wasted’, altough not annihilated. »

principe (511, italiques originaux) : « il est impossible, par le truchement d’agent matériel inanimé, d’obtenir un effet

mécanique à partir d’un corps qui serait refroidi à une température inférieure à celle des objets environnants »29. Une

illustration commune de cette formulation concerne l’impossibilité, intuitive à tout le moins, pour un navire d’avancer en tirant profit du fantastique réservoir d'énergie que constitue l’océan et ne laissant derrière lui qu’un sillage d'eau plus froide.

Thomson présente plus loin ce qui pour certains (par ex. Lindley 2004 : 110), après quelques ajustements, pourraient être identifié à l’entropie. Il affirme qu’il y a « à l’heure actuelle » (sic) une tendance universelle dans le monde matériel à la dissipation de l’énergie mécanique. Il en conclut que la terre deviendra tôt ou tard « inhabitable pour l’homme » (1852, in 1882 : 514), et que cela est « mécaniquement inévitable » (1855, in 1884 : 37). Ces considérations géologiques ont mené à la détermination de l’âge de la terre, participant ainsi aux intenses débats concernant la théorie darwinienne de l’évolution. Cependant, cette thèse sur la dissipation de l’énergie, bien qu’importante en regard du second principe, n’a apparemment joué aucun rôle dans l’élaboration de ce qu’il a appelé « l’expression mathématique de la seconde loi fondamentale de la théorie dynamique de la chaleur » (Thomson 1854, in 1882 : 237), qui répond selon lui au critère de réversibilité, au sens de récupérabilité (Chapitre 4), et s’exprime comme la sommation discrétisée des chaleurs transférées Qi

divisées par la température locale Ti : ∑Qi/Ti = 0. Cela est très semblable à l’expression donnée par

Clausius, pour les cycles fermés réversibles, quelques mois plus tard.

Dans le document Émergence et entropie (Page 132-135)