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Sadi Carnot

Dans le document Émergence et entropie (Page 128-132)

3.2 Thermodynamique

3.2.1 Sadi Carnot

Avec la publication de ses Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette

puissance (1824), Sadi Carnot (1796-1832) peut à juste titre être considéré comme le père de la thermodynamique classique (Klein 1974 ; Truesdell 1980 ; Erlichson 1998). L’objet d’étude de Carnot était

les « machines à feu », terme plus général que « machines à vapeur », c’est-à-dire des machines thermiques bithermes fonctionnant selon un cycle entre deux réservoirs à températures différentes mais constantes, deux sources de chaleur, à qui l’on doit attribuer « les grands mouvements qui frappent nos regards sur la terre » (Carnot 1824 : 1). L’étude de ces machines était « du plus haut intérêt » car elles semblaient destinées à servir un jour de « moteur universel » (Carnot 1824 : 2). L’objectif principal des

Réflexions était de répondre à deux questions. D’abord, la puissance motrice de la chaleur, autrement dit

le travail13, est-elle limitée ou est-elle susceptible d’une « extension indéfinie » ? Ensuite, y a-t-il des

agents préférables, autres que la vapeur d’eau, pour développer cette puissance motrice ? Deux axiomes soutenaient le raisonnement de Carnot : l’impossibilité d’une machine à mouvement perpétuel (de premier type) et la conservation du calorique (Lervig 1972 ; Darrigol 2003). Pour et par son raisonnement, Carnot a (i) présenté une hypothèse, (ii) énoncé un principe, (iii) démontré un théorème et (iv) en a déduit un corollaire14.

Dans un premier temps, une machine à mouvement perpétuel, au sens où l’entendait Carnot, va au- delà d’un simple « mouvement susceptible de se prolonger indéfiniment après une première impulsion reçue », mais implique aussi la possibilité de « créer de la puissance motrice en quantité illimitée » (1824 : 12, n1), ou « la création de force motrice sans consommation ni de calorique, ni de quelque autre agent que ce soit » (1824 : 11). Or, une telle machine serait « tout à fait contraire aux idées reçues jusqu’à présent, aux lois de la Mécanique et de la saine Physique ; elle est inadmissible »15 (1824 : 11-

12). Dans un second temps, Carnot adopte, à quelques nuances près, la théorie du calorique. Carnot n’a fait que prendre assise dans une théorie établie, mais qui commençait à montrer des signes de fatigue alors que des doutes étaient émis à son égard au tournant du XIXe siècle. D’ailleurs, dès ses Réflexions

(1824), il affirme que la théorie du calorique ne « paraît pas d’une solidité inébranlable » (50) et que plusieurs « faits d’expérience paraissent inexplicables dans l’état actuel de cette théorie » (20, n1). Des

13 « Nous nous servons ici de l’expression puissance motrice pour désigner l’effet utile qu’un moteur est capable de produire.

Cet effet peut toujours être assimilé à l’élévation d’un poids à une certaine hauteur […] » (Carnot 1824 : 4)

14 Bien que tous s’entendent pour dire que Carnot a eu une grande influence sur le développement de la thermodynamique,

près de deux cents ans après la publication de son œuvre, aucun consensus n’existe à propos de la signification réelle de son contenu et plusieurs caractérisations et reformulations sont offertes. (Voir La Mer 1954 ; Kuhn 1955 ; Lervig 1972 ; Klein 1974 ; Truesdell 1980 ; Erlichson 1998 ; Uffink 2001 ; Müller 2003 ; Hertz 2004.)

15 Le US Patent Office a cessé en 1918 de considérer toute demande de brevet à l’intention d’une machine à mouvement

notes manuscrites postérieures (Carnot 1878) indiquent qu’il a finalement adopté cette interprétation. Néanmoins, en 1824, Carnot adopte la théorie du calorique, faute de mieux.

L’hypothèse mentionnée précédemment repose sur une constatation empirique : la production du mouvement ou du travail est toujours accompagnée par le « rétablissement d’équilibre dans le calorique, c’est-à-dire son passage d’un corps où la température est plus ou moins élevée à un autre où elle est plus basse » (1824 : 5-6). Le retour à l’équilibre thermique suivant le transfert de chaleur est alors interprété comme une « chute de calorique », à la base d’une analogie mécanique entre le travail provenant de la vapeur et celui provenant d’une chute d’eau où la différence de température est ici assimilée à la différence de hauteur : « [l]a puissance motrice d’une chute d’eau dépend de sa hauteur et de la quantité du liquide ; la puissance motrice de la chaleur dépend aussi de la quantité de calorique employé et de ce qu’on pourrait nommer […] la hauteur de sa chute, c’est-à-dire de la différence de température des corps entre lesquels se fait l’échange du calorique » (Carnot 1824 : 15, italiques originaux).

S’appuyant sur son axiome de la conservation du calorique, Carnot peut alors énoncer son principe : « [l]a production de la puissance motrice est donc due, dans les machines à vapeur, non à une consommation réelle du calorique, mais à son transport d’un corps chaud à un corps froid, c’est-à-dire à son rétablissement d’équilibre, équilibre supposé rompu par quelque cause que ce soit […] » (1824 : 6, italiques originaux). Ainsi, une différence de température est à l’origine d’un flux de chaleur, lui-même à l’origine d’un potentiel, d’une « opportunité » selon Brush (1976 : 567) de production de travail. Inversement, il est possible de créer une différence de température à partir d’une consommation de travail. Mais la différence de température est insuffisante : « la chaleur ne peut évidemment être une cause de mouvement qu’en vertu des changements de volume ou de forme qu’elle fait subir au corps […] » (1824 : 8). Si cette condition n’est pas remplie et que le flux de chaleur est direct, ne produisant donc pas de « changement de volume ou de forme », alors il y aurait une véritable perte de travail. Carnot en tire une conséquence technologique, à savoir que l’élimination de telles pertes, en raison d’une diffusion de chaleur incontrôlée, serait ce qui constitue la « base fondamentale » de la construction de toute machine thermique. Par ailleurs, afin d’illustrer ses premières conclusions et de les exprimer dans toute leur généralité, Carnot présente ce qu’il est maintenant convenu d’appeler le cycle de Carnot, qui décrit des processus isothermiques et adiabatiques (voir Truesdell 1980 : 86-9 pour un point de vue critique).

Carnot utilise ensuite un argument de type reductio ad absurdum afin de démontrer son théorème à l’effet que les machines réversibles présentent un rendement maximal : pour une quantité de chaleur (« calorique ») donnée, le travail (« puissance motrice ») est optimal. Soit un corps Θ+ et un corps Θ− à des

présentant un rendement plus faible que la seconde ; si les machines opèrent à partir des mêmes réservoirs a et b, alors la machine A pourrait extraire un travail de ΔT pour faire fonctionner la machine B pouvant rétablir ΔT ; or, comme B présente ex hypothesi un meilleur rendement que A, un

surplus de travail serait obtenu et pourrait être utilisé pour un usage quelconque. Ce procédé est

cyclique puisque les deux machines et les deux réservoirs retournent à leurs états initiaux respectifs. Ce serait donc une machine à mouvement perpétuel, en ce sens où il y aurait production de travail sans qu’il n’y d’autre changement, ce qui est impossible ; donc, puisque la conclusion est impossible ou absurde, les prémisses doivent être fausses. Ainsi, le « maximum de puissance motrice résultant de l’emploi de la

vapeur est aussi le maximum de puissance motrice réalisable par quelque moyen que ce soit » (1824 : 12, italiques

originaux). Ce résultat à l’effet que toute machine thermique possède un rendement limité est en soi un développement théorique important et le niveau de généralité souhaité au départ est atteint en raison de l’indépendance de la nature du fluide utilisé (caloporteur), car « tous les corps de la nature peuvent être employés à cet usage » (1824 : 7).

Carnot est alors en mesure de déduire son corollaire : la « puissance motrice de la chaleur est indépendante des

agents mis en œuvre pour la réaliser ; sa quantité est fixée uniquement par les températures des corps entre lesquels se fait, en dernier résultat, le transport du calorique » (1824 : 20, italiques originaux). Il s’ensuit que le rendement η est

fonction uniquement des températures des réservoirs chaud (T+) et froid (T-). De sorte qu’une relation

fonctionnelle fC, appelé fonction de Carnot, est définie telle que (Poincaré 1908 : 44 ; van Wylen, Sonntag

& Desrochers 1992 : 189 ; Uffink 2001 : 321) : η = W/Q = fC (T+, T−),

où W représente le travail effectué par le système et Q la chaleur reçue par le système du réservoir chaud. Cette fonction, qui est supposée universelle, n’a pas été déterminée par Carnot, ni par Kelvin qui s’y est frotté, mais plutôt par Clausius (1850 ; 1854). Elle peut être ramenée à une fonction de la différence de température, tel que fC(T+, T-) = 1 – T+/T- ; elle est ainsi analogue à une « fonction de

potentiel » (Lervig 1972 : 231), à l’instar du différentiel de pression dans l’écoulement des fluides. Il y a ainsi une condition à la réversibilité d’un processus cyclique : tout changement de température doit être dû à un changement de volume (soit « la base fondamentale » de la construction des machines thermiques). Ainsi, tout rétablissement d’équilibre sans production de puissance motrice (par le truchement d’un changement de volume) doit être considéré comme une « véritable perte » ; cela équivaut à un rétablissement « inutile » d’équilibre des températures (ou du calorique). Or, s’il y a un tel rétablissement inutile, alors le processus n’est pas réversible et il est donc irréversible16. Cela signifie

que la quantité de travail qui aurait pu être utilisée est irrécupérable. Supposons, par exemple, et comme précédemment, qu’un système soit constitué de deux corps à des températures différentes : si le cycle est réversible, il est possible de rétablir les conditions initiales du système, c’est-à-dire de rétablir la température initiale des deux corps, donc la différence de température. Une certaine quantité de travail

Wrév demeure donc disponible. Par contre, si le cycle est irréversible, il n’est pas possible de rétablir les

conditions initiales du système et la quantité de travail disponible est Wirrév < Wrév, de sorte que la perte

de travail Wp = Wrév – Wirrév. Pour avoir accès à une quantité de travail équivalente à Wrév afin de

compenser la quantité Wp, et donc de recouvrer les conditions initiales, il faudra ouvrir les limites du

système. Or, le nouveau système sera soumis aux mêmes contraintes et ultimement il faudra dépasser les limites de l’univers, ce qui est évidemment impossible. Le cycle de Carnot présente donc, pour une différence de température donnée, un rendement maximal. Le problème est qu’il est impossible nous de le construire.

En somme, l’apport conceptuel de Carnot à la thermodynamique a souvent reçu une appréciation mitigée en raison de son adoption de la théorie calorique et plus spécifiquement de sa conservation, qui demeure incompatible avec le premier principe : il aurait ainsi obtenu un résultat théorique valide en utilisant une théorie de la chaleur erronée. Néanmoins, Carnot peut être considéré à juste titre comme le père de la thermodynamique classique17. En effet, en insistant sur l’importance d’une différence de

température à l’obtention d’un travail, il a ouvert la voie au principe d’interconvertibilité de la chaleur en travail, malgré son adhésion à celui de la conservation du calorique, hypothèse qu’il a d’ailleurs par la suite récusée. De plus, la conceptualisation d’un cycle idéal présentant un rendement maximal lui a permis de rendre compte des pertes de rendement résultant de ce qui est maintenant convenu d’appeler les irréversibilités, ce qui a été essentiel à l’heuristique de l’élaboration conceptuelle de l’entropie comme concept complémentaire à celui d’énergie.

Malheureusement, les travaux de Carnot ont été longtemps ignorés (Cardwell 1971 ; Redondi 1976 ; Fridberg 1978 ; Hertz 2004). L’éditeur des Réflexions, Bachelier, semble n’avoir fait aucun effort ni publicité pour faire connaître ce traité, tandis qu’on ne retrouve aucune mention dans le catalogue de l’École Polytechnique, ni dans les Annales de Chimie et de Physique ou les Annales des mines, pas plus que dans les Bulletins des Sciences technologiques. Émile Clapeyron (1799-1864) fait figure d’exception, lui qui revenait d’un séjour à Saint-Pétersbourg où il avait enseigné aux ingénieurs russes, découvrit à l’Association Polytechnique un exemplaire des Réflexions, dont il fit un résumé dans un mémoire publié

17 Cependant, si l’on définit la thermodynamique comme la science de l’énergie et de l’entropie, en toute rigueur Carnot ne

peut être le « père de la thermodynamique ». Il serait alors plus juste de dire qu’il en serait le « grand-père » en ce qu’il a jeté les bases de son élaboration en établissant des résultats importants quant aux processus impliquant des échanges de chaleur et de travail.

dans le Journal de l’École Polytechnique en 1834. Quelques ingénieurs français ont par la suite appliqué les idées de Carnot à des procédés technologiques, mais l’influence reste marginale ; par exemple, Boucherot présenta un « pyroaéromoteur » en 1835 dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences et Bresson présenta une « machine à air chaud » en 1836 aussi dans les Comptes rendus. Lors d’un stage au laboratoire de Henri-Victor Régnault, William Thomson trouva le mémoire de Clapeyron, qui retint son attention. Il remonta à la source et ses articles subséquents sur la théorie de chaleur contribuèrent à la notoriété des Réflexions.

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