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Rudolf Clausius

Dans le document Émergence et entropie (Page 135-140)

3.2 Thermodynamique

3.2.3 Rudolf Clausius

Né d’un père ministre de l’église de Köslin et conciliateur au Gouvernement Royal de Prusse, Rudolf Julius Emmanuel Clausius (1822-1888) a étudié les mathématiques et la physique à l’Université de Berlin où il devint Privatdozent, avant d’enseigner à l’École royale d’ingénieurs et d’artillerie à Berlin, à l’Université de Zurich, de Würzburg, puis enfin à celle de Bonn. Comme Thomson, avec lequel il échangeait d’ailleurs régulièrement ses publications, il tenta d’interpréter théoriquement la couleur bleue du ciel mais il échoua où Thomson réussit en faisant l’hypothèse de la diffusion.

Il a néanmoins établi la fonction d’état définissant le concept d’entropie, qu’il a lui-même baptisé afin d’insister sur la notion de « transformation » et sur son lien avec le concept d’énergie. Selon lui, la thermodynamique devait se baser sur ces deux concepts que sont l’énergie et l’entropie.

Dans l’article « Sur la force motrice de la chaleur et les lois qui s’en déduisent pour la théorie même de la chaleur »30 (1850, in 1868 ; aussi in Magie 1899), Clausius réconcilie les travaux de Carnot avec

ceux de Joule et présente ce qui paraît « suffisant à l’élaboration de la thermodynamique classique » (Truesdell 1980 : 196). Dans un premier temps, il adhère à l’une des thèses de Carnot à l’effet que, lorsqu’un travail est effectué par la chaleur et qu’aucun changement ne se produit dans l’état du corps (caloporteur), une certaine quantité de chaleur passe d’un corps chaud à un corps froid ; mais il récuse celle de l’indestructibilité de la chaleur et adopte plutôt l’hypothèse fondamentale de l’interconvertibilité du travail et de la chaleur. Il passe ainsi outre les prétendues difficultés insurmontables de Thomson et soutient (avec Joule) que la production d’un travail implique la

consommation d’une quantité proportionnelle de chaleur. Toutefois, dans les échanges d’un système avec

son environnement (« travaux extérieurs »), il est difficile d’en dresser un bilan complet puisqu’il peut y avoir des modifications internes (« travaux intérieurs »). Dans un deuxième temps, à partir du bilan déterminé lors d’un cycle de Carnot entre la chaleur et le travail, Clausius est en mesure de donner une expression analytique (équation différentielle) du principe d’interconvertivibilité et de définir une fonction d’état U (appelée par Thomson « energy » et aujourd’hui l’énergie interne), soit une fonction arbitraire du volume et de la température, qui exprime la somme de la « chaleur libre » (énergie cinétique des molécules) et de la « chaleur consommée lors d’un travail » (énergie potentielle des forces intermoléculaires). La distinction des grandeurs intérieures et extérieures permet ainsi d’affirmer la conservation de la chaleur, tandis que la conception dynamique de la chaleur soutient l’inexistence de la chaleur latente. La chaleur et le travail (extérieur) ne sont donc plus exprimés par des fonctions d’état. Avec l’hypothèse des gaz parfaits, Clausius présume (correctement) que U n’est fonction que de la température, ce qui lui permet de calculer la fonction de Carnot : F(T) = 1/T, où T est la température absolue.

Dans son article « Sur une forme modifiée du second principe de la théorie mécanique de la chaleur »31 (1854, in 1868) Clausius va au-delà du principe de la conservation de l’énergie (premier

principe) et s’aventure dans l’analyse de celui de la dégradation de l’énergie (second principe). Il statue d’abord sur l’interconvertibilité et la proportionnalité du travail et de chaleur, qui s’appuient sur la distinction entre les notions de travail intérieur et travail extérieur, lesquelles reçoivent l’expression analytique du mémoire de 1850. Par la suite, il soutient que le principe de Carnot, mis « en harmonie » avec le premier principe, exprime une relation entre deux types de transformations : une

30 « Ueber die bewegende Kräfte der Wärme und die Gesetze, welche sich daraus für die Wärmelehre selbst ableiten lassen. »

31 « Ueber eine veränderte Form des zweiten Hauptsatzes der mechanischen Wärmetheorie ». Selon Darrigol (2001 : 3), il s’agit de « l’un des

transformation d’une quantité de chaleur à une température élevée à une température plus basse (que l’on qualifie souvent de « spontanée » ou « naturelle ») et une transformation de chaleur en travail (parfois appelée « forcée » ou « non naturelle »). Son objectif est alors de donner une expression analytique de ces transformations pour un processus cyclique réversible dans lequel celles-ci semblent se compenser mutuellement par des « valeurs d’équivalence ». Ce faisant, Clausius entreprend « l’un des raisonnements les plus prometteurs de l’histoire des sciences » (Cropper 2001 : 98). Il propose alors ce qu’il présente comme un axiome, censé remplacer le théorème de Carnot et qui est généralement considéré comme une formulation valable du second principe : « [i]l ne peut jamais passer de chaleur d’un

corps froid à un corps plus chaud, à moins qu’il ne se présente en même temps une autre modification qui dépende de la première » (138, italiques originaux). Évidemment, cette formulation a tout ce qu’il faut pour passer un

long séjour dans les limbes des interprétations interminables. Et Clausius semble s’en rendre compte car il présente une autre formulation : « [l]a chaleur ne peut passer d’elle-même d’un corps froid à un corps plus

chaud » (138, n1, italiques originaux) ; aussitôt ajoute-il que les mots « d’elle-même » ont besoin

d’éclaircissement, mais les traduit par « sans compensation », ce qui n’est guère plus éclairant.

L’objectif général de (1854) peut être décrit comme une tentative de donner une réponse au problème de la récupérabilité, c’est-à-dire le rétablissement des conditions initiales, qui trouve sa contrepartie mathématique dans l’intégrabilité qui en est une condition nécessaire et suffisante (Dias, Pinto & Cientiano 1994 : 154). C’est essentiellement à cette tâche que se voue le traitement mathématique de Clausius, qui est évidemment trop long pour être présenté ici dans le détail ; mais en voici les grandes lignes. D’abord, dans un cycle fermé réversible, les deux types de transformations (susmentionnés) sont équivalents et se compensent mutuellement. Dans un tel processus impliquant des échanges (infinitésimaux) dQ à une température T, le critère de compensation est exprimé par

∫ f(T) dQ = ∫dN = 0,

où f(T) est une fonction universelle de la température, soit la fonction indéfinie de Carnot, et N, qui sera remplacé plus tard par le symbole consacré S, représente une fonction générale d’état.

Un argument mathématique permet à Clausius de définir f(T) = 1/T où T est la température absolue. Voici brièvement de quoi il retourne (pour plus de détails, voir Clausius 1879 ; Truesdell 1980 ; Copper 1986 et 2001 ; Müller 2007). Clausius utilise d’abord une équation calorimétrique relativement connue à l’époque, une équation établissant un rapport linéaire entre la chaleur transférée et les taux d’accroissement du volume et de la température32. Il est ensuite en mesure de dériver une

équation obtenue à partir de cette équation calorimétrique, du critère de compensation susmentionné

et d’un résultat de son (1850)33. En appliquant cette dernière équation à un gaz parfait et après

quelques manipulations élémentaires, on obtient : f’ (a + t) = −f, où a est une constante et t est la température mesurée. En prenant a comme étant égale à 273, on peut remplacer (a + t) par la température absolue T, en sorte que f(T) = 1/T. Ainsi, pour un cycle fermé réversible, l’« expression analytique du second principe de la théorie mécanique de la chaleur » (1854, in 1868 : 153) est :

dN = dQ/T [cycle fermé réversible].

Cette différentielle exacte (donc intégrable) est nulle et correspond ainsi à la quantité conservative associée à la récupérabilité des conditions initiales (au lieu de δW chez Carnot). En revanche, pour un

cycle fermé non réversible, Clausius (1854, in 1868 : 157) ne donne pas d’expression mathématique mais

affirme que la somme des transformations ne peut être que positive, ce qui est généralement interprété (et ce le sera plus tard par Clausius lui-même) par :

dS > dQ/T [cycle fermé non réversible].

Ainsi, en 1854, Clausius a défini une fonction d’état S, qu’il n’a pas nommée et qui exprime, pour l’heure de manière plutôt absconse, les « valeurs d’équivalence » lors de cycles fermés réversibles ou non réversibles. De plus, il parle encore du « second principe de la théorie mécanique de la chaleur » et propose « principe de l’équivalence des transformations ».

Si l’acte de naissance de la fonction d’état représentant l’entropie est venu dans le (1854) de Clausius, son baptême a été célébré dans son article « Sur diverses formes des équations fondamentales de la théorie mécanique de la chaleur, qui sont commodes dans l’application »34 (1865 ; 1868). Clausius

y unifie la valeur de transformation d’un corps (somme algébrique des transformations qui se produisent dans un cycle) et celle de son niveau de désagrégation (action de la chaleur) par la célèbre grandeur qu’il nomme « entropie ». Il s’agit en somme de caractériser la fonction d’état intégrable associée à la récupérabilité des conditions initiales.

Si, comme elle l’exprime, l’intégrale ∫ dQ/T doit être nulle chaque fois que le corps, en partant d’un état initial et en parcourant une série quelconque d’autres états, revient de nouveau à celui-là, l’expression dQ/T qui se trouve sous le signe d’intégration doit être la différentielle totale d’une quantité qui ne dépend que de l’état actuel du corps, et non de la voie par laquelle il y arrive. (1868 : 408-9)

Cette intégrale est alors désignée par S (précédemment N), pour aucune raison apparente (Battino, Strong & Wood 1997 ; Howard 2001). Elle correspond au « contenu de transformation d’un corps »,

33 Soit f’(T)M = − A f(T) [∂P/∂T]V, où A est une constante.

c’est-à-dire à sa capacité de subir des transformations « spontanées » : plus grande est la valeur de l’entropie, plus faible est la capacité du corps à se transformer et plus élevé est son niveau de désagrégation. Pour le nom « entropie », Clausius (1865 : 890 ; 1868 : 411) s’explique :

Si l’on cherche un nom caractéristique pour S, on pourrait lui donner celui de contenu de transformation, de même qu’on a nommé U le contenu de chaleur et d’œuvre. Mais je pense qu’il est préférable d’emprunter aux langues anciennes pour les quantités scientifiques aussi importantes, afin que ce nom puisse être utilisé sans modification pour toutes les langues vivantes, je suggère donc que le terme S soit appelé l'entropie du corps du mot grec η'τροπη’ pour « transformation » [ou « forme »]. C’est à dessein que j’ai formé ce mot entropie, de manière qu’il se rapproche le plus possible du mot énergie ; car ses deux quantités ont une telle ressemblance dans leur signification physique qu’une certaine analogie de dénomination m’a paru utile.35

Il conclut son article par une formulation cosmologique des deux principes fondamentaux de la thermodynamique :

L’énergie du monde est constante.

L’entropie du monde tend vers un maximum.36

Clausius signe donc l’acte de naissance du concept d’entropie en le nommant et en le formulant mathématiquement. Ce faisant, il donne la formulation « classique » des deux premiers principes de la thermodynamique. (Pour la suite, cependant, le second principe de la thermodynamique, exprimant l’impossibilité d’une conversion complète de chaleur en travail, sera distingué du principe entropique, stipulant l’augmentation de l’entropie.) Le vocable « entropie » ne s’est toutefois pas imposé immédiatement dans la littérature anglaise, Peter Guthrie Tait, qui a été suivi par Maxwell, lui attribuant la signification d’« énergie disponible moyenne » (Klein 1983). Les Français et les Allemands ont toutefois été plus réceptifs et à la fin du XIXe siècle le concept d’entropie faisait partie de « l’arsenal

de la physique » (Darrigol 2003).

35 Sucht man fûr S einen bezeichnenden Namen, so könnte man, ähnlich wie von der Gröfse U gesagt ist, sie sey der Wärme- und Werkinhalt des

Körpers. Da ich es aber für besser halte, die Namen derartiger für die Wissenschaft wichtiger Größen aus den alten Sprachen zu entnehmen, damit sie unverändert in allen neuen Sprachen angewandt werden können, so schlage ich vor, die Gröfse S nach dem griechischen Worte η’τροπη’ die Verwandlung, die Entropie des Körpers zu nennen. Das Wort Entropie habe ich absiebtlich dem Worte Energie möglichst lihnlich gebildet, denn die beiden Gröfsen, welcbe durch diese Worte benannt werden sollen, sind ihren physikalischen Bedeutungen nach einander so nahe verwandt, dafs eine gewisse Gleichartigkeit in der Benennung mir zweckmäßig zu sein scheint. (Traduction française in Clausius 1868.)

Dans le document Émergence et entropie (Page 135-140)