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Révolution scientifique

Dans le document Émergence et entropie (Page 116-119)

2.5 Conclusion

3.1.1 Révolution scientifique

Si le concept d’entropie est apparu dans le contexte de la révolution industrielle du XIXe siècle, ce

contexte doit d’abord être mis en lumière par celui d’une autre révolution, la révolution scientifique. Il ne fait aucun doute que la notion de révolution en histoire fasse débat. Elle évoque une radicale discontinuité mais aussi une sorte de directionnalité, d’irréversibilité, un impossible retour en arrière. C’est pourquoi l’objet même de la discipline historique, le passé, semble en rupture méthodologique avec les sciences dites naturelles exigeant la récursivité. Pourtant, l’explication historique ne peut faire l’économie d’une certaine continuité, à préciser toutefois, comme dans une explication exemplifiant une régularité causale. Cette dichotomie continuité-discontinuité est donc centrale en histoire, sans aucun doute irréductible à l’un de ses termes, et l’insistance sur l’un d’eux conditionne fortement la position que l’on peut avoir sur une occurrence possible de ce que l’on considère comme une « révolution ». Le cas de l’histoire des sciences n’est pas moins compliqué, au contraire, et ce concept de « révolution scientifique » est l’objet de débats largement conditionnés par cette dichotomie. Et ces derniers sont d’autant plus pressants qu’ils alimentent, tout en en subissant l’influence, les débats de la

philosophie des sciences. Car la première ne saurait se passer d’outils critiques et la seconde serait vide sans exemples tirés de l’histoire, ancienne et récente. On peut déjà remarquer qu’il n’est plus d’usage courant de parler de l’histoire de la science, qui serait une, et dont le devenir serait continu et uniforme. Celui-ci apparaît plutôt irrégulier, affichant une diversité de concepts, de méthodes et de résultats, difficilement conciliable avec une théorie de la connaissance unificatrice. L’histoire de la science parait donc un projet « idéologique » (Fichant & Pécheux 1969 : 96). Si ce projet n’est pas, a priori, illégitime et dénué d’intérêt, il exige en revanche un discours justificateur allant bien au-delà de la présente discussion. Ces nuances faites, il m’est permis de présenter, brièvement certes, ce que j’entends par révolution scientifique1.

Sans en apporter une preuve solide, on peut d’abord noter que l’époque du tournant du XVIIe siècle

était en effet soumise à un processus de changement, comme en témoigne l’utilisation fréquente du mot « nouveau » dans le titre de certains ouvrages, dont l’Astronomia Nova (1609) de Képler, le Novum organum (1620) de Bacon et les Deux nouvelles sciences (1632) de Galilée. Cette époque est celle qu’on associe à la révolution scientifique, au gré de circonstances particulières, comme l’avènement de l’imprimerie européenne, la redécouverte des Amériques et la sécularisation (Butterfield 1949 ; Watson 2005). Mais l’objectif ici n’est pas d’expliquer ses origines mais plutôt de caractériser ses legs : pourquoi et en quoi cette révolution représenterait-elle la « plus profonde révolution de la pensée humaine depuis la découverte du Cosmos par la pensée grecque » (Koyré 1966 : 166) ? La question est évidemment difficile puisqu’elle revient à caractériser, ici aussi, la « science moderne » et, par le fait même, un genre d’idéal normatif auquel devraient se soumettre les entreprises d’explication du monde. Ce faisant il convient d’expliciter les deux termes de la transition, voire de la rupture, entre ce qu’il y avait avant et ce qu’il y avait après (au même titre que la révolution française ne fait guère sens sans un exposé de ce qu’est la monarchie). Ici, la science aristotélicienne, première influence du savoir scholastique, fait figure de ce qui est révolu. Mais déjà plusieurs difficultés se présentent car les traits distinctifs recherchés peuvent difficilement être trouvés dans les objets de ces savoirs, après tout le savoir antique traitait aussi de la chute des corps, ni dans ses produits, si tant que est que la cohérence logique de nos théories n’est pas une nouveauté et que les concepts scientifiques contemporains sont historiquement situés, donc appelés à changer. En ce sens, il convient de caractériser plutôt une méthode, même si, bien évidemment, plusieurs nouveaux concepts, théories et lois, plusieurs nouveaux « paradigmes » selon l’expression consacrée de Kuhn (1962), ont été proposés. Cette méthode, loin d’avoir été

1 Même si cette question est vaste et mérite de plus amples développements, je crois utile et même nécessaire de présenter ce

qui caractérise cette période qui, quoiqu’on puisse en penser, a façonné ce qu’on appelle la « science moderne ». La rédaction de ce chapitre a été grandement influencée par le cours d’histoire des sciences et des techniques modernes que j’ai donné de 2008 à 2014 à l’École Polytechnique de Montréal.

universellement appliquée, s’est graduellement imposée suite aux présentations partielles mais complémentaires du Novum Organum (1620) et de la Logique de Port-Royal (1662).

La présentation des grandes lignes de cette méthode dite scientifique gagne en clarté si on l’encadre par une distinction entre « contexte extra-théorique », le processus de facto, qui concerne les facteurs sociaux et économiques d’un fait ou d’un événement de l’histoire des sciences comme la production d’une théorie, et « contexte intra-théorique », la défense de jure d’une théorie, qui concerne ses preuves2.

Dans le premier cas, on peut noter les phénomènes d’institutionnalisation et de professionnalisation, c’est-à-dire la transformation du philosophe au scientifique, du scribe au savant, ce passage du « savant » isolé et non rémunéré, souvent soumis au mécénat, dilettante et autodidacte, dont les recherches se faisaient souvent « dans le secret », au chercheur professionnel rémunéré, avec une formation théorique institutionnalisée, devant « valoriser » les produits de ses recherches, par des publications ou l’obtention de propriétés intellectuelles3. Dans le second cas, on fait face à tout un

programme pour la philosophie des sciences. En bref, il s’agit dans un premier temps de l’expérimentation et de l’instrumentalisation, c’est-à-dire, en substance, à cette transformation de l’investigation des phénomènes naturels, ce passage d’une activité spontanée d’observation de certains faits, tels qu’ils se présentent à nous d’eux-mêmes, sans que nous les ayons provoqués, à l’observation provoquée volontairement, d’une façon systématique et dans des conditions contrôlées, avec le maximum de précision, à l’aide d’instruments de mesure généralement issus de connaissances théoriques précises4. Dans un second temps, la formalisation mathématique des phénomènes naturels

est un facteur primordial dans l’évolution du savoir humain, une méthode sans doute initiée par

2 Cette distinction est semblable mais tout de même différente de celle, bien connue, entre contexte de justification et contexte de

découverte (Ladyman 2007; Schickore 2014).

3 On note aussi l’évolution dans les institutions d’enseignement : de l’université axée sur la formation et des académies axées

sur l’avancement des sciences au modèle allemand initié par Wilhem von Humbolt avec l’université de Berlin en 1809 où l’on tente de concilier recherche et enseignement ; diffusion de ce modèle dans l’Europe occidentale et en Amérique du Nord au

XIXe siècle ; apparition des instituts de recherche publics et privés, des chercheurs fonctionnaires et de la troisième « vocation »

de l’université avec la valorisation des produits de recherche, au milieu du XXe siècle ; apparition de l’économie du savoir et

des chercheurs entrepreneurs à la fin du XXe siècle. Les États prennent progressivement en charge les sciences : par ex., la

Royal Society of London obtient une charte officielle du roi Charles II (1662) ; financement étatique par le ministre Colbert de

l’Académie des sciences de Paris. Le scientifique commença à recevoir un salaire mais aussi des responsabilités : par ex., des pressions sont faites pour que la Royal Society examinent les demandes de brevet et l’État impose aux membres de l’Académie certaines tâches telles que le tracé de cartes géographiques. Apparition d’écoles d’application (surtout en France) : par ex., École des ponts et chaussées (1744), École militaire de Paris (1756), École polytechnique (1794). Les périodiques scientifiques, notamment le Journal des Sçavans de l’Académie des sciences et les Philosophical Transactions de la Royal Society, prennent de l’ampleur à cette époque.

4 L’utilisation d’instruments dans la pratique scientifique s’est surtout intensifiée au début du XVIe siècle. Entre autres, on voit

chez Galilée l’utilisation du télescope, bien sûr, mais aussi de plans inclinés, de thermoscopes et de chronomètres, plutôt rudimentaires dans ce dernier cas mais tout de même novateur dans leurs applications. Sans les mettre véritablement en pratique, Bacon définit les conditions d’accomplissement de la tâche collective de construction de connaissances par une démarche critique, partant du simple constat sensoriel et s’élevant par induction à des propositions de portée générale. Les fondateurs de la Royal Society of London ont d’ailleurs revendiqué l’héritage de cette démarche inductive et expérimentale.

Archimède mais remise de l’avant par Galilée, avec son « livre de la nature » qui serait écrit en langage mathématique, et enfin systématisée par Newton. Ce dernier, ayant proposé une méthode qui allait influencer, peu ou prou, toute la science du XVIIIe siècle, présentait aussi ses « principes

mathématiques » tout en insistant sur la « philosophie expérimentale ». Ce subtil amalgame de mathématisation et d’expérimentation est sans doute ce qui caractérise le plus, de l’intérieur, la méthode scientifique moderne5. (Pour des discussions sur la révolution scientifique, voir Butterfield

1949 ; Blay & Halleux 1998 ; Gingras, Keating & Limoges 1998 ; de la Cotardière 2004 ; Mazauric 2011.)

Sans en présenter toutes les nuances, et à l’instar d’un contexte théorique guidant l’application de concepts, cette brève présentation dresse le portrait plus large de l’évolution de la pensée scientifique dans lequel s’inscrit, plus spécifiquement, l’élaboration ainsi que l’évolution du concept d’entropie. Car ce concept fondamental est au carrefour d’un ensemble de débats épistémologiques capitaux impliquant différentes visions de ce que devraient être la science et son arrière-plan métaphysique.

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