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Émergence qui explique

Dans le document Émergence et entropie (Page 108-111)

Le concept d’émergence, on l’a vu, intervient généralement lors d’un échec d’une réduction (épistémologique ou ontologique) et il est donc légitime de poser la question si cet échec implique l’impossibilité (de principe ou en pratique) d’une explication (d’un niveau d’organisation). On peut aussi, à l’inverse, demander si l’émergence elle-même peut expliquer, si elle peut jouer un rôle important dans un explanans.

Une stratégie visant à faire jouer le rôle d’explanans au concept d’émergence dans le but d’expliquer un phénomène donné est de procéder à une « nomicisation » de l’émergence, c’est-à-dire à mobiliser ce concept au sein d’un énoncé nomique, lui-même intégré au sein d’une explication de type déductivo- nomologique. Il a déjà été noté qu’une explication de ce type est compatible autant avec une conception épistémologique des lois, où les lois reçoivent souvent une interprétation instrumentaliste, qu’avec une conception ontologique, comme « loi de la nature ». Cela n’enlève rien toutefois aux problèmes internes que rencontre ce genre d’explication avec la définition d’une loi. Il n’est pas facile d’identifier les desiderata de ce qui constitue une loi et encore moins d’y rattacher un consensus (et ce n’est pas notre objectif ici). À tout le moins, il faut qu’un énoncé soit suffisamment général pour ne pas référer à des objets trop spécifiques, trop spatio-temporellement localisés (par ex. les objets de mon bureau)30. Par voie de conséquence, un énoncé suffisamment général sera en mesure de supporter les

conditionnels contrefactuels, soit les énoncés du genre « si les choses avaient été différentes, alors tel état de fait serait vrai » ou « s’il était le cas que A, il serait le cas que B », où la clause « si les choses avaient été différentes » réfère, entre autres, à d’autres coordonnées spatio-temporelles.

La façon la plus simple, quoique sa justification ne l’est pas, pour donner corps à cette stratégie est sans doute de « réifier », d’« ontologiser » l’énoncé nomique de l’émergence. L’idée de base est donc d’adopter une thèse telle que « il y a une telle chose dans le catalogue ontologique du monde qu’une émergence se produisant dans certaines conditions ». Dans le cas d’une émergence de type

29 On se rappellera toutefois que la stratégie R infère l’émergence ontologique de l’émergence épistémologique.

30 Il y a deux caractéristiques supplémentaires généralement attribuées aux lois, complémentaires et souvent antagonistes, soit

méréologique, il faudrait alors caractériser les relata et la relation entre ces relata de manière à spécifier une relation ontologique modale, typique de ce que l’on entend par une loi de la nature ou une relation causale. Sans entrer dans le débat animant ce type de caractérisation et de justification des lois, cette relation ontologique modale aurait sans doute la forme d’une relation entre universaux telle que « tout

F est G », où F et G seraient deux niveaux de réalité. Le caractère modal de cette relation peut être

interprété comme le fait qu’une loi « gouverne » ou « régit » dans une certaine mesure le cours des choses, qu’elle encadre ce qui est naturellement possible. Il peut l’être aussi comme une relation causale, où la base F causerait l’entité émergente G, en sorte que F serait alors ce que Kim (1999 : 13) appelle un « réalisateur » (« realizer ») de G. C’est ainsi que cette relation ontologique modale possède un pouvoir explicatif. L’approche ontologique de la mise en œuvre de cette stratégie de « nomicisation » de l’émergence exige donc d’avoir en main un concept d’émergence « positif » en ce sens où il y est décrit, pour ainsi dire, une page du catalogue ontologique du monde.

Ce type de stratégie est possible, dans sa mouture ontologique, avec la proposition de Humphreys (1997) de conceptualiser l’émergence comme une « opération de fusion de propriétés », soit une « opération physique réelle ». Selon cette conception émergentiste, une « fusion » consiste en une sorte d’interaction causale singulière où des instances de propriétés à un niveau inférieur se « combinent » pour donner une instance de propriété d’un tout à un niveau supérieur. En conséquence, les instances de propriétés au niveau inférieur n’existent plus. Une telle opération suffisamment générale peut faire l’objet d’une nomicisation. L’idée générale est donc de dire « il y a une telle chose dans le monde qu’une opération de fusion entre certaines propriétés à certains niveaux » et donc, à la question « pourquoi telle propriété » la réponse est « parce que telle opération de fusion, donc telle émergence ». C’est la raison pour laquelle O’Connor et Wong (2005) exigent que la relation entre la base émergente et ce qui émerge soit causale (ce qu’on peut appeler l’émergence causale ; voir aussi Wong 2006). Cela dit, qu’il y ait des relations causales n’est pas difficile à concevoir, bien que certains aient récusé l’existence de la causalité et que sa définition fasse encore l’objet d’intenses débats. Mais qu’il y ait réellement des « opérations de fusion » semble encore moins susceptible d’entraîner l’adhésion. En fait, il s’agit d’une description de la même situation, décrite par l’approche interventionniste, où différents modes d’accès donnent différentes instances de propriétés (celles du niveau inférieur et celle du niveau supérieur), mais où l’on imagine une opération à portée ontologique reliant ces instances de propriétés. Demeure donc

cette perplexité quant à son effectivité, à sa réelle instanciation dans le monde au-delà de sa prétention ontologique31.

Le problème avec cette stratégie est donc qu’il n’y pas, ou très peu, de proposition d’un concept « positif » d’émergence, mais plutôt des conceptions de nature épistémologique, comme l’impossibilité, en pratique ou en principe, d’une explication réductive. Plusieurs concepts d’émergence décrivent ainsi une absence, de réduction ou d’explication. Une telle conception ne correspond pas à la structuration effective des processus naturels, ni ne représente une entité avec un quelconque pouvoir causal ou une finalité propre. C’est en ce sens qu’il s’agit d’un concept « négatif ». Mais on conçoit bien que dans une situation où il est admis que la base d’émergence ne puisse expliquer le phénomène émergent le simple fait d’accoler à cette situation le nom « émergence » ne possède en soi aucun pouvoir explicatif. Baptiser notre ignorance ne change en rien ses origines. Que ce concept permette de penser que tel phénomène se réalise, qu’il puisse décrire une situation, celle d’une impossibilité épistémique, ne lui confère aucun pouvoir explicatif.

Hormis cette possibilité de faire appel à ce qu’on a appelé une « nomicisation ontologique », existe une approche s’appuyant sur les théories scientifiques mobilisées dans la description d’un phénomène prétendument émergent. Malgré un caractère émergent défini selon l’échec d’une explication réductive, ce phénomène peut être dit expliqué au sens où il est situé, d’un point de vue théorique, dans un contexte plus large. Il s’agit ici, tel que discuté, de considérer le concept d’émergence d’un point de vue méthodologique : malgré des théories scientifiques et des modes d’accès fiables, on se trouve dans l’impasse (en pratique ou en principe) d’en offrir une explication satisfaisante (généralement, mais pas nécessairement, respectant le canon réductionniste). Par exemple, le phénomène de la vie est largement inexplicable, au sens réductionniste du terme, par la physique, même si l’on ne doute pas de l’existence d’organismes vivants. L’explication particulière que peut apporter le concept d’émergence vient de la mise en lumière d’une situation théorique où est affirmée l’existence de certaines entités à des niveaux d’organisation différents, malgré l’impossibilité d’expliquer les unes par les autres et malgré la confiance que l’on peut avoir en leur existence et leurs relations mutuelles. Il ne s’agit donc pas d’une explication du phénomène qualifié d’émergent, mais plutôt de l’explication des défis théoriques qu’il pose (ou impose).

31 En revanche, si cette approche est avérée, s’il y a vraiment « fusion », alors il serait possible d’offrir une explication de

l’émergence en général (et pas seulement des instances d’émergence), en autant que l’on dise pourquoi il existe de telles opérations de fusion.

Dans le document Émergence et entropie (Page 108-111)