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L’hypothèse de Kant et Laplace

2.1 Du Weltsystem à l’idée-univers Transposition transcendantale du problème cosmologique

Comment se fait-il que leWeltsystem de Théorie du ciel, dont le jeune Kant avait restitué la constitution et montré la production à partir de la matière et des forces, devient-il dans Critique de la raison pure, les idées cosmologiques (Weltbegriffe), « un produit de la raison pure » qui ne fait pas seulement l’objet de la connaissance, mais provoque le « phénomène le plus remarquable de cette faculté » ? DansDissertation de 1770, l’ébauche de la philosophie critique, Kant établit la nature de l’espace et du temps, ainsi que leur rôle dans la connaissance en tant que forme a priori. Or, remarque Merleau-Ponty, « c’estl’idée du monde qui, par l’effort d’élucidation à laquelle elle est soumise, conduit à la doctrine nouvelle de l’espace et du temps, alors que dans laCritique c’est cette doctrine présentée dogmatiquement qui fournira à la fois l’explication de l’antinomie et sa solution59». La Critique renverse le rapport : non seulement la notion de

monde se « désubstantialise », mais s’avère impossible à encadrer par l’espace et le temps ; ceux-ci en viennent à leur tour à fonder les antinomies de la raison dans Dialectique transcendantale.

Genèse de l’idée de monde

« Voici donc le phénomène le plus étrange de la raison humaine, dont on ne peut montrer d’exemple dans aucun autre de ses usages, » dira plus tard Kant dans lesProlégomènes. C’est un résultat « habituel, voire inévitable sans notre critique », qui vient de ce que « nous concevons les phénomènes du monde sensible comme des choses en soi », et que « nous admettons les principes de leur liaison comme ayant une valeur universelle pour des choses en soi et non pas simplement pour l’expérience60 ». L’analyse génétique des idées de

59. Merleau-Ponty, cit., p. 256.

60. Immanuel Kant (1985), Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se pré-

senter comme science, in Œuvres philosophiques, éd. établie et introd. par Ferdinand Alquié,

la Dialectique transcendantale, partie qui précède « Antinomies de la raison pure », montre qu’elles se produisent par une opération propre à la raison qu’est la synthèse successive.

L’opération en question s’effectue en deux directions : ou bien par la « pro- gression » qui procède de lacondition, c’est-à-dire ce qui conditionne, au condi-

tionné, c’est-à-dire ce qui est conditionné dans la direction ascendante ; ou bien

par la « régression » qui se fait dans le sens opposé, remontant du conditionné à la condition. Or, cette dernière est la seule à garantir une série complète, à faire l’objet d’une synthèse absolue, de façon à se conformer à l’intérêt de la raison. En effet, tandis que la progression s’effectue continuellement et in- définiment, la régression est susceptible de s’achever, d’avoir un terme final. Quel est au juste ce terme qui achève la régression ? Trois possibilités : ou bien la synthèse totale de conditions-conditionnés, ou bien l’inconditionné, à savoir la condition, qui conditionne toutes les conditions, sans pour autant qu’elle soit elle-même conditionnée, ou bien les deux, puisqu’en ce terme ultime la synthèse totale et l’inconditionné ne font qu’un. Autrement dit, la totalité des conditions ne peut être qu’inconditionnée qui est à son tour le seul à rendre possible la synthèse absolument intégrale.

Une telle totalité, absolue, ne peut s’appliquer aux phénomènes, parce qu’elle « n’a de valeur que comme condition des choses en soi », tandis que les phénomènes, eux, « n’existent que dans notre représentation » n’ayant rien à voir avec les choses en soi. Le désaccord entre choses en soi d’un côté, et phénomènes d’un autre, voilà ce qui fonde les conflits de la raison pure et les antinomies. Loin d’être des « supercheries », elles touchent « au fond des choses, sous la supposition que les phénomènes et un monde sensible qui les comprend tous en lui-même seraient des choses en soi61». A quoi s’ajoute une

autre supposition selon laquelle l’ensemble de tous les phénomènes serait lui aussi une chose en soi qui est de plus « un tout existant en soi62». Mais d’où

viennent ces suppositions et sur quoi se fondent-elles ?

L’idée cosmologique se distingue des autres conceptspurs de l’entendement pour cette raison qu’elle a pour origine les phénomènes. Elle ne fait donc pas l’objet de la déduction transcendantale. Pour la même raison, elle se distingue également d’autres idées transcendantales : elle se rapporte directement aux phénomènes, ce qui fait que la synthèse qui en résulte reste toujours empirique.

Les idées cosmologiques ont seules cette propriété qu’elles peuvent présupposer comme donnés leur objet et la synthèse empirique qu’exige le concept de cet objet, et la question qui en résulte ne

61. Kant, Critique de la raison pure, B535. 62. Kant, cit., B535.

concerne que le progrès de cette synthèse, en tant qu’il doit contenir une réalité absolue qui n’est plus rien d’empirique63.

Le fruit de cette synthèse, à savoir « l’absolue totalité dans la synthèse des phénomènes », sera nommé « le concept de tout du monde (Weltbegriff )64».

Il est désigné par deux noms : le Monde (Welt) pour son aspect « mathéma- tique », et la Nature (Natur) qui est quant à elle dynamique. Le « monde » signifie l’assemblage mathématique dans lequel les phénomènes se présentent dans l’espace et le temps, de telle façon que sa dimension puisse se mesurer sur le mode du possible. Ce même monde peut s’appeler « la Nature » quand il est considéré comme un tout dynamique dans lequel les phénomènes sont consi- dérés comme une unité dans leur existence65. Distinction qui parait purement

nominale, elle prendra son ampleur à l’approche de la fin de la Critique.

Idée cosmologique, source de l’antinomie

Comment Kant arrive-t-il à résoudre l’antinomie par introduction de la notion d’indéfini ? Les preuves pour chacune des thèses consistent dans la dé- monstration indirecte de la négation de la thèse en question, en un mot, la réduction à l’absurde. Pour la thèse « le monde a une limite », c’est sa néga-

tion (« le monde n’a pas de limite ») qui est mise en considération, de façon à

montrer conduit à l’absurdité voire l’impossibilité.

Thèse. Le monde a un commencement dans le temps, et il est

aussi, quant à l’espace, renferme dans des limites.

Antithèse. Le monde n’a ni commencement ni limites dans l’es-

pace, il est infini aussi bien par rapport au temps que par rapport à l’espace66.

La preuve consiste à réfuter l’infinitisme, à démontrer l’impossibilité d’un monde infini. L’argumentation prend forme d’un syllogisme :

(i) En effet, si l’on admet que le monde n’ait pas de commencement dans le temps, alors, jusqu’à chaque instant donné, une éternité s’est écoulée, et, par conséquent, il y a une série infinie passée d’états successifs des choses dans le monde.

63. Kant, cit., B507. Sur la spécificité des idées cosmologiques, on lit un peu plus haut (B447–448), qu’elles « ont uniquement affaire au monde sensible (et non aux noumènes), elles poussent néanmoins la synthèse jusqu’à un degré qui dépasse toute expérience possible, on peut les désigner toutes très exactement, suivant moi, sous le nom de concepts du monde ». 64. « J’appelle toutes les idées transcendantales, en tant qu’elles concernent l’absolue totalité dans la synthèse des phénomènes, des concepts du monde, en partie à cause de cette totalité inconditionnée sur laquelle se fonde le concept du tout du monde qui n’est lui-même qu’une idée, en partie parce qu’elles tendent simplement à la synthèse des phénomènes, et, par conséquent, à une synthèse empirique. » Kant, cit., B434–435.

65. Kant, cit., B446–447. 66. Kant, cit., B454–455.

(ii) Or, l’infinité d’une série consiste précisément en ce que cette série ne peut jamais être achevée par une synthèse successive. (iii) Donc une série infinie écoulée du monde est impossible, et, par conséquent, un commencement du monde est une condition nécessaire de son existence67.

La majeure, (i), est une définition qui nous dit ce que c’est qu’un monde sans commencement. Dans un monde infini, chaque instant est précédé, et aussi suivi, d’une éternité, à savoir une infinité d’états successifs. C’est une définition tout à fait acceptable et applicable au monde, mais pas seulement au monde, à toute chose. La mineure (ii) est elle aussi une définition, celle de l’infinité. Une série est infinie quand elle n’est pas soumise à la synthèse successive, que la synthèse ne peut jamais être achevée. Comment cela ? Dans la Dissertation de 1770, Kant parlait de la « double genèse » du monde. La notion de monde est générée par deux sortes de synthèse. L’une, conceptuelle, consiste à soumettre au concept de l’entendement et l’autre, représentative, à «produire cette notion » et à « se la représenter concrètement par une intui- tion ». Comment, précisément, se représenter concrètement le monde (dont il n’est pas difficile de donner conceptuellement une notion ) ? Par additionner successivement les parties, de telle façon que ce même concept « devienne gé- nétiquement possible », à condition que cette opération soit soumise aux lois de l’intuition68. Or, d’après celles-ci, toute représentation ne se fait que dans le temps ou, plus précisément, « en un temps fini et assignable69». Ce qui est

repris ici. Puisque toute représentation se fait nécessairement dans le temps, et ce, en un temps fini, une série qui n’est pas dénombrable en un temps fini ne peut faire l’objet de la représentation.

Or, qu’est-ce qui fait une telle synthèse ? Elle est une affaire de l’esprit. S’il est impossible de faire une synthèse de la série en question, ce n’est pas parce qu’elle l’est en soi, mais parce que nous ne sommes pas capables de nous la représenter. Ce que dit Kant, c’est que la synthèse successive d’une série infinie n’est pas représentable (pour nous) et ne satisfait pas à la condition de représentabilité. Il glisse de la condition de représentabilité à la condition de possibilité, pour arriver à la conclusion (iii) : le commencement du monde comme une « condition nécessaire de son existence ». Pourtant, on pourrait se demander si l’irreprésentabilité implique nécessairement l’impossibilité, si l’impossibilité de la synthèse d’un objet entraine l’impossibilité de l’existence même de cet objet.

67. Kant, cit., B454. Ma numérotation.

68. Immanuel Kant (1980b), De la forme et des principes du monde sensible et du monde

intelligible, in Œuvres philosophiques, éd. établie, trad., annot. et introd. par Ferdinand

Alquié, Paris : Gallimard, t. 1, 387. 69. Kant, cit., 388.

L’argumentation prend une autre allure passée à l’antithèse où il s’agit de prouver l’infinité du monde, toujours parreductio ad absurdum.

(iv) En effet, supposons que le monde ait un commencement ; comme le commencement est une existence précédée d’un temps où la chose n’est pas, il doit y avoir eu un temps où le monde n’est pas, c’est- à-dire un temps vide.

(v) Or, dans un temps vide, il n’y a pas de naissance possible de quelque chose puisque aucune partie de ce temps n’a en soi plutôt qu’une autre quelque condition qui distingue l’existence et la fasse prévaloir sur la non-existence (soit que l’on suppose que cette condition naisse d’elle-même, soit qu’on lui suppose une autre chose).

(vi) Donc il peut se faire que maintes séries de choses commencent dans le monde, mais le monde lui-même ne saurait avoir de com- mencement, et par conséquent il est infini par rapport au temps passé70.

Si l’on suppose une limite au monde, limite tant spatiale que temporelle, on est obligé d’admettre (il en découle de la première supposition) un espace et un temps, vides de contenu, sans aucun corps ni aucun phénomène – en un mot, rien. De quels espace et temps s’agit-il ici ? Dans la thèse, l’espace comme le temps sont implicitement pris pour « formes a priori », conformément à ce qui a été établi dans l’Esthétique transcendantale, la première partie de la

Critique : l’espace et le temps se distinguent du phénomène, tous deux séparés

et indépendants de celui-ci, sans pour autant être substances ou ni même concepts puisqu’ils ne sont que desformes. Pour l’antithèse, au contraire, Kant fait référence à l’un des contre-arguments servis à la critique leibnizienne de l’espace et le temps absolus71. Chez Leibniz, rappelons-le, l’espace et le temps se définissent comme relations des choses. Ils n’ont pas d’existence en soi ; leur existence, en tant que formes, se rapporte non pas à la réalité, mais à l’idéalité. Dans tous les cas, quelque chose comme un « temps vide » n’existe tout simplement pas et n’a aucun sens.

Il se peut que les deux propositions en contradiction soient toutes deux fausses72. Prenons l’exemple parlant qui se trouve dans lesProlégomènes73. Les

deux énoncés, « un cercle carré est rond » et « un cercle carré n’est pas rond », sont des propositions contradictoires l’une à l’autre, tout en étant également fausses, puisque le concept même d’« un cercle carré » est une impossibilité,

70. Kant, Critique de la raison pure, B455. Ma numérotation.

71. Kant, cit., B460. Voir aussi Milton K. Munitz (1951), « Kantian Dialectic and Modern Scientific Cosmology », The Journal of Philosophy, 48, 10, pp. 328-329 ; Merleau-Ponty, La

science de l’Univers à l’âge du positivisme, pp. 260-265.

72. Kant, Critique de la raison pure, B531–532, septième section. 73. Kant, Prolégomènes, § 52, p. 120.

concept dans lequel il n’y a absolument rien qui soit pensé. De même, la thèse comme l’antithèse sur la grandeur du monde peuvent être toutes deux fausses. La question relative à la grandeur du monde, c’est un problème dont la solution sera « sera aussi toujours fausse, que l’on tente une réponse affirmative ou une réponse négative74 ». Toujours est-il que le concept même du monde n’est

pas logiquement impossible. S’il est impossible, c’est seulement en ce sens précis qu’il n’est pas compris dans l’expérience et qu’il ne fait pas l’objet de l’expérience. Le monde, répétons-le, ce n’est qu’une idée. Une idée peut se déterminer en soi-même, indépendamment de l’expérience, comme un existant en soi, mais cela n’est pas envisageable par un autre versant de la définition même du monde sensible : l’ensemble et la totalité des phénomènes. Le monde, en tant qu’il est phénomène, « n’est pas une chose en soi, mais seulement un mode de représentation ». Et ce par sa définition même, de telle façon que la notion de « monde existant en soi » n’est pas moins contradictoire dans les termes que celle de cercle carré. A quoi s’ajoute un autre argument qui sert à son tour d’argument d’appui pour l’une des thèses fondamentales de la philosophie kantienne : l’idéalisme transcendantal :

Si le monde est un tout existant en soi, il est ou fini, ou infini. Or, le premier cas comme le second sont faux (en vertu des preuves, rapportées plus haut, de l’antithèse d’un côté, et de la thèse de l’autre). Il est donc faux aussi que le monde (l’ensemble de tous les phénomènes) soit un tout existant en soi. D’où il suit par consé- quent que les phénomènes en général ne sont rien en dehors de nos représentations, et c’est précisément ce que nous voulions dire en parlant de leur idéalité transcendantale75.

Que monde ne soit pas qualifiable d’infini ou d’infini, il s’ensuit que le monde n’est pas existant en soi, mais lui-même un phénomène. On comprend alors le sens profond de toute l’antithétique de la raison pure, ainsi que le rôle joué par l’idée cosmologique au « réveil du sommeil dogmatique » du philosophe et à la construction même de sa philosophie critique. Derrière les antinomies réside cette supposition que « les phénomènes et un monde ensemble qui les comprend tous en lui-même seraient des choses en soi »76. La supposition

s’avère fausse, avec toutes les thèses et les antithèses et par leur fausseté même, afin d’en venir à soutenir l’idéalisme transcendantal.

Dans la thèse comme dans l’antithèse, c’est toujours la régression à l’infini qui est en jeu. Kant distingue regressus in infinitum et regressus in indefini-

tum77. La représentation du monde doit, puisque nous n’en avons pas d’intui-

74. Kant, cit., § 52c, 123–124. Et aussi Kant, Critique de la raison pure, B534–535. 75. Kant, cit., B534–535.

76. Kant, cit., B535. 77. Kant, cit., B547–548.

tion, s’effectuer par une régression empirique. Et ce, conformément à la règle de toute régression selon laquelle « si loin que nous soyons arrivés dans la série des conditions empiriques, nous ne devons admettre nulle part une limite abso- lue, [. . . ] nous devons subordonner tout phénomène, comme conditionné, à un autre, comme à sa condition, et par conséquent, continuer de marcher encore vers cette condition ». Si le monde n’est ni infini ni fini, il n’en est pas moins vrai que sa détermination procède de la régression de la série des phénomènes, série supposée indéfinie.

On pourrait dire qu’il est dans la lignée de l’argument cartésien qui consiste en l’incapacité propre à l’être fini de connaitre l’infini. C’est aussi un curieux tournant relatif au concept d’infini dans son rapport à l’espace et au temps. Nous avons vu dans le chapitre précédent l’infinitisation de l’espace comme une conséquence de sa géométrisation, ainsi que la difficulté qu’elle a soulevée. J’ai aussi montré le problème du temps « calqué » sur celui de l’espace, ainsi que l’infini en acte qui était à la base, cet infini spatial ou spatialisé. Et Kant de renverser ce rapport, pour promouvoir le temps au premier rang ettemporaliser l’infini : si le temps est lui aussi une forme a priori de l’intuition au même titre que l’espace, c’est le temps qui l’emporte sur l’espace en tant qu’il est la condition de l’existence de toutes choses.

Le monde, tant qu’il est créé par l’être infini, peut être infini, sinon doit-il l’être, mais nous, les êtres finis, ne pouvons pas le connaitre comme tel, tout au plus nous pouvons le connaitre comme illimité ou indéfini. Il en est de même pour Kant, avec cette différence radicale que l’inintelligibilité repose non pas sur les choses elles-mêmes, mais sur la nature même de l’esprit humain pour qui ce qui n’estdans le temps ne peut être connu aucunement, le temps étant une condition de possibilité de la connaissance78.