• Aucun résultat trouvé

Hypothèse I. Le centre du Système du Monde est en repos C’est

3.2 A la recherche d’une cause non originelle

Nexus comme origine

Leibniz définissait le monde ou l’univers comme « toute la suite et toute la collection de toutes les choses existantes », un « tout d’une pièce, comme un océan ; le moindre mouvement y étend son effet à quelque distance que ce soit quoique cet effet devienne moins sensible à proportion de la distance108».

Wolff reprend la définition du monde de son maître presque mot à mot, mais avec plus de précision.Que les choses se trouvent rassemblées et arrangées dans tel ou tel ordre, cela ne suffit pas à en faire un monde proprement dit. De même que le tout est plus grand que l’ensemble des parties, de même le monde est plus qu’un agrégat des choses, comprenant leur connexion (nexus), dans

106. « Cosmologie », D’Alembert, cit., 294b. 107. « Cosmogonie », vol. IV, 292.

laquelle chacune des choses contient la « raison suffisante de la coexistence, ou de la succession de l’autre109 ».

Quelle est donc cette connexion ? D’abord la connexion successive s’établit entre deux événements ou deux choses qui se succèdent temporellement, selon l’ordre chronologique. Cette relation correspond à la relation causale, d’une cause efficiente à son effet. Prenons pour exemple, suivant Wolff lui-même, le rayonnement de la lumière par le Soleil et la réception de la lumière par la Terre. Le premier précède le second chronologiquement (de huit minutes), mais aussi en est lacause proprement dite, une cause « efficiente » plus précisément. Or, dit Wolff, il est une autre sorte de nexus, un nexus peut-être encore plus fondamental :

C’est ce qu’on obtient avec les effets du soleil, qui coexistent avec le soleil, non en tant que le soleil est leur cause efficiente, mais en tant que pour ainsi dire le corps total du monde perdure110.

Les « effets du soleil », de l’émission à l’absorption de sa lumière, ont ceci de commun qu’ils coexistent avec l’ensemble du corps total du monde. Autre- ment dit, la connexion des choses successive (nexus successivorum), à savoir la relation causale et temporelle, dépend du fait que ces choses existent au même monde, en tant qu’elles sont en connexion simultanée (nexus simul-

taneorum)111. Que la connexion simultanée fonde la connexion successive et

donc la relation causale, cela signifie que les causes n’ont plus aucune priorité logique ni chronologique sur les effets ; les causes et les effets, ils s’équivalent les uns aux autres, ce qui revient à confirmer le principe de l’équivalence cause et effet prescrit par Leibniz. Et ce, par le fait même qu’ils appartiennent au «corps total du monde qui perdure », c’est-à-dire à un seul et même monde. Ce rôle unificateur pris en compte, qui unit les choses pour les asseoir dans les relations causales, l’univers mériterait une nouvelle définition : « la nature dans son ensemble (natura universa) comme l’agrégat de toutes les forces mo- trices, qui sont inhérentes auxcorps coexistants pris tous en même temps dans

le monde112».

109. « Sont dites connectées entre elles, les choses dont l’une contient la raison suffisante de la coexistence, ou de la succession de l’autre », Cosmologia generalis, § 10, cité in Clavier,

Kant, les idées cosmologiques, p. 35. La définition donnée à § 48 : « On appelle monde ou

encore univers la série des choses finies, simultanées ou successives, en connexion mutuelle » in Clavier, cit., p. 36.

110. Cosmologia generalis, § 27, in Clavier, cit., pp. 35-36.

111. « Mais la totalité du monde (totalitas mundi) ne peut inclure et intégrer au titre de parties l’existence d’êtres simultanés ou successifs qu’en vertu de ’la dépendance de la connexion des êtres successifs par rapport à la connexion des êtres simultanés (dependentia

nexus successivorum a nexus simultaneorum) » Clavier, cit., § 64, p. 36.

112. Cosmologia § 508, cité d’après Clavier, cit., p. 30. Mes soulignements.

On se demanderait si Wolff ne fait pas un retour au cosmos grec en lui restituant son pouvoir causal. Bien loin de là, le « corps total du monde » est homogène, indifférent à ce qu’il contient, assimilable sinon identifiable à l’espace géométrique, un peu comme l’espace absolu de Newton. A la place de la raison ultime des choses tant cherchée par Leibniz, Wolff restitue la série des causes efficientes (ou mécaniques), qui n’ont pas directement à voir avec la création divine. L’exemple du rayonnement est déjà révélateur, évoquant l’image d’une horloge (plutôt que d’un océan, exemple privilégié de Leibniz) : si tout est lié dans l’univers, ce n’est pas parce qu’il est comme un vivant, un organisme, mais parce qu’il est comme une machine, composée de matière et de mouvements dont les parties sont connectées, partes extra partes, sans pour autant qu’elles soient entremêlées les unes avec les autres. Cette machine est certes un ouvrage de Dieu qui est toujours la raison ultime des choses, comme une horloge doit son existence à son horloger, mais l’horloger du monde, une fois accompli son travail de création, n’intervient plus jamais, laissant sa créature continuer son cours toute seule. Toujours fidèle à son maître Leibniz, contre Descartes et Newton, ce Wolff pour qui le monde est certes une création divine, mais cette création n’est pas continuée (Descartes) ni incomplète au point d’être réparé de temps en temps (Newton).

La nouvelle conceptualisation de la cause, ainsi que la notion de force en tant qu’elle produit ou change le mouvement de corps et du mode d’actionlocal des deux forces fondamentales, l’inertie et la gravitation, tout ceci n’empêche pas que ces causes agissent de la même manière pour tous les corps de l’univers, c’est-à-dire universellement. Cela dit, il n’est pas nécessaire que le Soleil et la Terre forment un « corps total du monde » pour avoir une relation causale, celle-ci étant assurée par la loi de la gravitation, vérifiée et validée pour tous les corps du monde, célestes comme terrestres, si bien qu’elle s’impose comme un fait incontestable, véritablement général, pour ne pas dire universel. Reste la question épineuse qu’est la nature même de la gravitation (si elle est une action à la distance ou si elle se propage à travers un médium, etc.), question qui ne se dissipe pas tout à fait malgré sa loi, aussi empiriquement fondée et universellement attestée soit-elle.

deux sens du concept du l’univers : l’un, mathématique, que Kant appelle le monde (Welt), et l’autre, la nature (Natur ) qui est celle-ci dynamique. Voir infra.

Histoire naturelle ou « naturalisée » de la Terre

« L’Histoire naturelle prise dans toute son étendue, est une Histoire im- mense, elle embrasse tous les objets que nous présente l’Univers113. » C’est

ainsi que Buffon ouvre le premier discours de sa monumentale Histoire natu-

relle générale. L’idée d’histoire naturelle, qui est ancienne, n’impliquait pas à

l’origine l’idée d’histoire114. Elle avait pour objectif l’observation et la descrip-

tion de faits (au lieu de l’explication par les lois), faits historiques, opposés à la connaissance des lois en physique. Rapportée à l’histoire, elle devient une manière de voir, de restituer, de reconstruire, le passer dans le présent, tout en tenant compte de la contingence.

Si l’astronomie ne fait pas partie de l’« Histoire naturelle », celle-ci ne peut se passer des « principaux phénomènes de la Terre » mis au point par l’astro- nomie, à savoir sa formation, son mouvement et sa figure115. Matière et deux

forces primitives que sont l’attraction et l’impulsion, au sein de laquelle est né l’ensemble de l’univers. L’impulsion et l’attraction n’agissent pourtant pas de la même façon. Si, pour Buffon, l’attraction, l’une des deux forces fondamen- tales, est incontestablement universelle, innée donc à tout corps y compris les planètes, il n’en est pas de même pour l’autre, l’inertie (« impulsion »), force qui empêche les planètes de tomber au Soleil. D’où vient la première impulsion des planètes ?

Cette force d’impulsion a certainement été communiquée aux astres en général par la main de Dieu, lorsqu’elle donna le branle à l’Uni- vers ; mais comme on doit, autant qu’on peut, en physique s’abs- tenir d’avoir recours aux causes qui sont hors de la Nature, il me paraît que dans le système solaire on peut rendre raison de cette force d’impulsion d’une manière assez vraisemblable, et qu’on peut en trouver une cause dont l’effet s’accorde avec les règles de la mé- canique, et qui d’ailleurs ne s’éloigne pas des idées qu’on doit avoir au sujet des changements et des révolutions qui peuvent et doivent arriver dans l’Univers116.

Elle doit expliquer l’« arrangement merveilleux » dont parlait Newton, ce fait que les planètes, qui comptent six à l’époque tournent et se tournent sur elles-mêmes dans le même sens et presque dans le même plan que le Soleil.

113. « De manière d’étudier et de traiter l’histoire naturelle », Histoire naturelle générale, 1749, Georges-Louis Leclerc Buffon (2007), Œuvres, éd. établie et annot. par Stéphane Schmitt, Paris : Gallimard, p. 29. Tous les textes de Buffon seront cités d’après cette dernière édition.

114. Bernard Balan (2011), L’évolution des idées en géologie : des cosmogonies à la phy-

sique du globe, Paris : J. Vrin et aussi Michel Morange (2011), La vie, l’évolution et l’histoire,

Paris : O. Jacob, pp. 150-151.

115. « De la formation des planètes », Histoire naturelle I, 1749, Buffon, Œuvres, p. 107. 116. Buffon, cit., p. 110.

La probabilité que toutes les six révolutions planétaires aient pris la même direction par un pur hasard est égale à un sur 26, à savoir 1/64 (« 64 à pa- rier contre un »)117. On peut donc raisonnablement supposer l’existence d’une

cause commune. Selon Buffon, cette cause serait une comète venue de l’espace extérieur et tombée à un choc avec le Soleil, en arrachant un torrent de matière de celui-ci.

Ne peut-on pas imaginer avec quelque sorte de vraisemblance qu’une comète tombant sur la surface du Soleil, aura déplacé cet astre, et qu’elle en aura séparé quelques petites parties auxquelles elle aura communiqué un mouvement d’impulsion dans le même sens et par un même choc, en sorte que les planètes auraient autrefois appar- tenu au corps du Soleil, et qu’elles en auraient été détachées par une force impulsive commune à toutes, qu’elles conservent encore aujourd’hui118?

Buffon suppose que, parmi les comètes qui tombent sur le Soleil, il en est qui chutent obliquement de façon à arracher à ce dernier une partie de sa masse, en leur communicant une force d’impulsion. Les parties chassées continuent de tourner autour du Soleil dans le même sens et dans le même plan, pour devenir des planètes dans leur état de liquéfaction.

La Terre aurait été fluide, comme d’autres planètes, avant de se refroidir et de s’aplatir jusqu’à prendre sa forme actuelle, à savoir un ellipsoïde renflé à l’équateur et aplati aux pôles. Déjà théoriquement démontré par Newton et vérifié grâce à la mesure de la géodésie par Maupertuis et d’autres, cela n’en est pas moins confirmé par les faits géologiques actuels tels que la chaleur intérieure de la Terre, d’une quantité considérable et indépendante de celle qui est due au rayonnement du Soleil, surtout si l’on prend en compte du temps. D’où la chronologie fondée de l’histoire de la Terre, mettant en place nouveau cadre temporel, considérablement étendu et totalement indépendant, déterminable par une méthode rigoureuse et positive. Telle a été la découverte du « temps profond ».

117. Buffon, cit., p. 111.

118. ibid. Voir aussi d’autres écrits postérieurs, dont Des époques de la Nature, 1778, en particulier « Première époque. Lorsque la Terre et les planètes ont pris leur forme » in Buffon, cit., pp. 1216-1233.

Chapitre II