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Hypothèse I. Le centre du Système du Monde est en repos C’est

3.1 Invention d’une science du cosmos

Cosmologia generalis, entre métaphysique et physique

L’invention du mot « cosmologie » n’est pas un événement anodin tant pour l’histoire de la cosmologie que pour l’histoire de la philosophie93. Son inventeur,

Christian Wolff, l’introduit dans son ouvrage de 1731, Cosmologia generalis. Il est aussi le premier à traiter la cosmologie séparément et indépendamment de la théologie.

Wolff définit la cosmologie comme « la science du monde en général, en tant qu’il est un être composé et modifiable94 ». Le monde, avec les corps

qui le composent, ainsi que les éléments dont les corps sont tirés, est un être composé de corps soumis au mouvement comme dans une machine95. Wolff

ne proscrit pas la philosophie mécaniste sur ce point : elle a le mérite de ne laisser aucune place à la contingence, même si elle ne rend évidemment pas compte de tout. D’où la nécessité du nexus rerum, le principe qui lie tous les corps en un monde et aussi gouverne ce monde, lequel doit se distinguer des lois du mouvement et du changement en général des corps. La cosmologie qui fait l’objet de ce principe supérieur est qualifiée de « transcendantale », fait partie de la métaphysique au même titre que l’ontologie et la théologie, placée entre ces deux dernières : si l’ontologie s’occupe de l’être en tant qu’être et de leurs composés, la cosmologie consiste à appliquer les principes de l’ontologie au monde pour en tirer comme conséquence la contingence de ce monde ou la présence de l’ordre dans ce même monde. Ceci revient à servir à la théologie, en dernière instance : la découverte de la contingence par exemple revient à prouver la nécessité de l’existence d’un être capable de donner naissance à un tel monde, à savoir Dieu96.

Il arrive à Wolff de distinguer la cosmologie transcendantale de la cosmolo- gieexpérimentale. Cette dernière vise une théorie du monde dans son ensemble qui part toujours des observations non sans considération d’ordre philosophique certes souvent à part ; la première, une théorie beaucoup plus générale, sans ignorer l’expérience, certes, mais l’empirie joue le rôle ici non de fondement, mais d’instrument pour vérifier ou prouver des principes a priori. Une telle

93. Je suis Jean École (1985), « Un essai d’explication rationnelle du monde ou la Cos- mologia generalis de Christian Wolff », in Introduction à l’Opus metaphysicum de Christian

Wolff, Paris : J. Vrin. Voir aussi Agazzi, « The Universe as Problem », pp. 44-46, les notes

1 et 2 ; Paul Clavier (1997), Kant, les idées cosmologiques, Paris : P. U. F., pp. 35-37 ; Seidengart, Dieu, l’univers et la sphère infinie, p. 17.

94. Cosmologia generalis, § 1, cité d’après École, « Un essai d’explication rationnelle du monde ou la Cosmologia generalis de Christian Wolff », p. 22.

95. École, cit., p. 27, sqq. 96. École, cit., pp. 22-23.

théorie « se veut et est essentiellement philosophique97», de façon à s’éloigner et à se séparer des sciences empiriques, notamment de la physique. C’est exac- tement dans le contresens que va d’Alembert pour qui la cosmologie n’est pas autre chose qu’une « physique générale et raisonnée ».

« Physique générale et raisonnée »

Le néologisme ne tarde pas à entrer dans les vocabulaires courants, comme le montrent le titre de l’ouvrage de Maupertuis, Essai de cosmologie en 1752, ou l’entrée du mot « cosmologie » dans l’Encyclopédie parue en 1754, article signé par d’Alembert.

La Cosmologie est donc proprement une Physique générale & rai- sonnée, qui, sans entrer dans les détails trop circonstanciés des faits, examine du côté métaphysique les résultats de ces faits mêmes, fait voir l’analogie & l’union qu’ils ont entr’eux, & tâche par-là de dé- couvrir une partie des lois générales par lesquelles l’Univers est gouverné. Tout est lié dans la Nature ; tous les êtres se tiennent par une chaîne dont nous apercevons quelques parties continues, quoique dans un plus grand nombre d’endroits la continuité nous échappe98.

Si la cosmologie se définit avant tout comme une physique, ayant pour but de prendre en compte des faits empiriques, elle ne les traite pas dans leurs dé- tails, mais par leurs traits généraux, afin de découvrir les lois générales. C’est par son « côté métaphysique » qu’elle se distingue de la cosmographie99 : la

cosmographie se limite à décrire des parties de l’univers, la cosmologie s’in- téresse à l’univers un tout, un « être composé, et pourtant simple par l’union et l’harmonie des parties ». On est déjà bien loin de la conception wolffienne de la cosmologie : la cosmologie, qui empruntait, chez Wolff, ses principes à l’ontologie et son objectif à la théologie, acquiert pour la première fois chez d’Alembert un statut de science à part entière100.

Quoiqu’elle repose sur le principe de continuité (« tout est lié dans la na- ture »), qui est un principe qu’on peut qualifier d’ontologique, c’est toujours à l’expérience qui revient à vérifier ce qui en résulte, « [d]e sorte qu’on peut dire qu’il y a une doubleCosmologie ; Cosmologie scientifique, et Cosmologie expé-

97. École, cit., p. 47.

98. « Cosmologie » in Encyclopédie, vol. IV (1754), 294a, cité d’après D’Alembert (2011),

Discours préliminaire de l’Encyclopédie et articles de l’Encyclopédie : introduits par la que- relle avec le Journal de Trévoux, éd. établie et introd. par Martine Groult, Paris : H. Cham-

pion. Pour une analyse des articles de d’Alembert relatifs à la cosmologie dans l’Encyclopédie, voir Merleau-Ponty, La science de l’Univers à l’âge du positivisme, pp. 19-21

99. « Cosmographie », vol. IV (1754), 293a–294a.

rimentale101. » Wolff se penchait sur le côté « général » ou « transcendantal »

(ce que d’Alembert qualifie de sa part de « scientifique » par une terminologie curieuse), Maupertuis prend pour point de départ l’expérience, afin d’arriver à un principe ontologique qu’on nommera le principe de la moindre action et, en fin de compte, à une preuve de l’existence de Dieu. Le reste de l’article est consacré à exposer la théorie cosmologique de Maupertuis, la partie théolo- gique mise de côté jugée peu convaincante. Mais faut-il s’en étonner, puisque, en fin de compte, l’intérêt voire l’utilité de la cosmologie ne vient pas seulement de ce qu’elle nous élève aux lois générales de la nature, mais à la connaissance de leur auteur, ce que Newton appelait « l’intelligence suprême » ? Tout se passe comme si l’univers était « gouverné par une intelligence suprême » et par conséquent qu’il nécessitait l’existence d’un tel être :

Mais l’utilité principale que nous devons retirer de la Cosmolo- gie, c’est de nous élever par les lois générales de la Nature, à la connaissance de son auteur, dont la sagesse a établi ces lois, nous en a laissé voir ce qu’il nous était nécessaire d’en connaitre pour notre utilité ou pour notre amusement, et nous a caché le reste pour nous apprendre à douter. Ainsi la Cosmologie est la science du monde ou de l’Univers considéré en général, en tant qu’il est un être composé, et pourtant simple par l’union et l’harmonie de ses parties ; un tout, qui est gouverné par une intelligence suprême, et dont les ressorts sont combinés, mis en jeu et modifiés par cette intelligence102.

Cette conception déiste teintée de rationalisme, si caractéristique du XVIIe siècle, évoque systématiquement l’idée de cause finale, contre laquelle tous les philosophes des Lumières n’ont cessé de combattre103. D’Alembert veut ré- duire la cosmologie à la partie physique, la seule qui soit acceptable, sinon de l’intégrer à la physique elle-même. En effet, il parait difficile de distinguer ce qui reste valable en cosmologie, en particulier sa partie « expérimentale », de la physique. Chez Aristote, la physique, séparée de l’astronomie, s’occupait des changements des corps matériels et leurs causes. Tandis que les mouve- ments des cieux faisaient naturellement l’objet de la géométrie (sphérique) par leur nature même d’être uniforme et circulaire sans exception, il n’était ni né- cessaire ni possible de faire intervenir les mathématiques dans les études de la physique. Désormais, c’est la notion même de cause qui prend un nouveau

101. « Cosmologie », 294b, D’Alembert, cit. 102. « Cosmologie », 294b, D’Alembert, cit.

103. Voir par exemple l’article « Causes finales », toujours signé par d’Alembert. Fort cri- tique à l’utilisation des causes finales non sans réserve pourtant : « Mais s’il est dangereux de se servir des causes finales à priori pour trouver les lois des phénomènes ; il peut être utile, et il est au moins curieux de faire voir comment le principe des causes finales s’accorde avec les lois des phénomènes, pourvu qu’on ait commencé par déterminer ces lois d’après des principes de mécanique clairs et incontestables. »

sens : par cause entend-on désormais « tout ce qui produit du changement dans l’état d’un corps, c’est-à-dire, qui le met en mouvement ou qui l’arrête, ou qui altère le mouvement104 » ; elle fait l’objet non seulement de la physique, mais

aussi de l’astronomie, toutes deux se confondant avec la mécanique, la science

mathématique du mouvement.

Une des branches les plus brillantes et les plus utiles des sciences

physico-mathématiques est l’Astronomie physique [. . . ] ; j’entends

ici par Astronomie physique, non la chimère des tourbillons, mais l’explication des phénomènes astronomiques par l’admirable théo- rie de la gravitation. [. . . ] Si l’Astronomie est une des sciences qui font le plus d’honneur à l’esprit humain, l’Astronomie physique newtonienne est une de celles qui en font le plus à la Philosophie moderne. La recherche des causes des phénomènes célestes, dans laquelle on fait aujourd’hui tant de progrès, n’est pas d’ailleurs une spéculation stérile et dont le mérite se borne à la grandeur de son objet et à la difficulté de le saisir. Cette recherche doit contribuer encore à l’avancement rapide de l’Astronomie proprement dite105.

La dichotomie entre physique et astronomie n’a plus guère de sens, comme le montre le fait que l’expression même de « l’astronomie physique » n’est plus considérée comme un oxymore ; l’astronomie et la physique ne sont pas seulement compatibles, mais inséparables. L’astronomie physique au sens de d’Alembert ne doit pas être confondue, certes, de « l’astrophysique » de nos jours, c’est-à-dire l’étude des propriétés physico-chimiques des objets célestes ; elle n’en diffère pas moins de l’astronomie traditionnelle en ce que son objectif ne se limite pas à décrire les mouvements célestes, mais aussi à expliquer par leurs « véritables causes » que sont les lois de Newton, et, de plus, à prédire des phénomènes inconnus.

La cosmologie, en tant que « Physique générale et raisonnée », n’est finale- ment pas autre chose que cette physique renouvelée. Elle n’a plus pour objet le cosmos grec, mais des lois. Les lois de Newton en sont des exemples. Ce sont des lois générales qui s’observent « dans un grand de phénomènes » et servent de « chainons » entre les faits observés, sans pour autant qu’on puisse les qualifier d’universelles, c’est-à-dire d’applicables àtous les phénomènes leur fondement même de ces lois n’étant pas suffisamment établi.

Figure et mouvement (j’entends le mouvement qui vient de l’im- pulsion), voilà une grande partie des principes sur lesquels roule la

Cosmologie. Il ne faut pas s’en écarter sans nécessité, mais aussi il

ne faut pas trop affirmer qu’ils soient les seuls : nous ne connais- sons pas tous les faits, comment pourrions-nous donc assurer qu’ils

104. « Cause, en Méchanique & en Physique », vol. II, 1752, p. 789.

105. « Sciences physico-mathématique », vol. XII, 1765, 536b in D’Alembert, Discours

s’expliqueront tous par une seule et unique loi ? Cette assertion se- rait d’autant plus téméraire, que parmi les faits mêmes que nous connaissons, il en est que les lois de l’impulsion n’ont pu expliquer jusqu’aujourd’hui106.

La cosmologie se réduit à un programme essentiellement mécaniste qui a pour principes « figure et mouvement », en est-il de même pour la cosmogonie ? Peut-on traiter l’origine du monde sans faire aucune concession à la connota- tion téléologique et théologique, notamment de celle de la cause finale ?

COSMOGONIE, s. f. (Physiq.) est la science de la formation de l’Univers. Ce mot est formé de deux mots grecs, , monde„ , je sais. La Cosmogonie diffère de la Cosmographie, en ce que celle-ci est la science des parties de l’Univers, supposé tout formé, et tel que nous le voyons, et elle diffère de la Cosmologie, en ce que celle-ci raisonne sur l’état actuel & permanent du Monde tout formé ; au lieu que la Cosmogonie raisonne sur l’état variable du Monde dans le temps de sa formation107.

Les éléments de la cosmogonie sont 1° la création du monde à un moment donné (il ne doit pas être éternel) ; 2° un être ou un mécanisme capable de créer le monde (ou la première matière), et de le développer jusqu’à attendre son état actuel. Pour une cosmogonie scientifique, le monde ne doit pas s’être fait d’un seul coup et ce processus doit être susceptible d’une explication mécanique. Toujours est-il qu’il est difficile que toute cosmogonie ne soit pas « purement conjecturale ».