• Aucun résultat trouvé

Détour cosmologique et retour cosmogonique

1.1 Théorie de la chaleur et nouveaux problèmes cosmogoniques

Origine de la chaleur du Soleil

Si le Soleil perdait sans cesse de la chaleur par rayonnement, il aurait subi une baisse de température considérable, mais ceci n’est évidemment pas le cas. On peut alors attribuer au Soleil un mode spécifique de production et de conservation de la chaleur. Pour Ernst Mayer, ce sont des corps extérieurs qui tombent sur le Soleil et font letravail qui se transforme ensuite en énergie ainsi qu’en chaleur, conformément au principe de l’équivalence entre la chaleur et l’énergie mécanique. Cependant, l’hypothèse n’est pas difficile à objecter : si de telles chutes se produisaient, la masse solaire aurait dû sensiblement s’accroître et cela n’aurait pas été sans influence sur le système solaire entier ; l’augmentation de la force de gravitation aurait entrainé un ralentissement de la vitesse de révolution des planètes, contrairement à toutes les observations

astronomiques qui ont été faites jusqu’ici8.

Helmholtz introduit un autre mécanisme, que l’on appellera plus tard la « condensation gravitationnelle ». Dans sa conférence de 1854, il entreprend de mettre en lien les deux principes de la thermodynamique avec l’hypothèse de Kant et Laplace. Si celle-ci est acceptable dans les grandes lignes, d’après Helmholtz, elle ne renseigne guère sur l’origine de la chaleur. C’est ce que Helmholtz tente d’expliquer par « notre nouvelle loi », à savoir le principe de l’équivalence entre chaleur et énergie : dans la nébuleuse initiale en contrac- tion, les particules se rapprochent pour se rencontrer ou se rattacher par leur propre gravitation ; les chocs leur font perdre la force vive, à savoir l’énergie cinétique, laquelle se transforme en chaleur. La condensation par attraction est considérée comme supplémentaire au processus cosmogonique tel qu’il est conçu par Laplace considérée comme une étape importante dans la cosmogo- nie laplacienne : dû au rétrécissement par le refroidissement de la nébuleuse initiale, elle entrainait l’augmentation des vitesses de rotation conformément au théorème des aires. La différence vient de ce que, si Laplace l’attribuait à un comportement thermique, Helmholtz, à l’action purement mécanique.

Revenant au même sujet en 1871, Helmholtz développe davantage son hy- pothèse9. Si aucun mécanisme ne rend compte du rayonnement du Soleil à

débit considérable sans pour autant s’épuiser, c’est parce qu’il est soumis àun

autre mécanisme, ayant existé, mais disparu ou rendu inactif depuis. La chaleur actuelle du Soleil a pour origine sa provision emmagasinée lors de sa création,

mais aussi letemps pendant lequel le Soleil a duré avec cette provision initiale du rayonnement au rythme actuel. L’explication de l’état actuel du Soleil fait appel à son histoire. C’est ainsi que la chaleur, qui a été au départ un pro- blème typiquement physique (où il est question de la cause, de la source), se transpose en un problème cosmogonique. Et vice versa : le temps calculé en vient à servir d’indice pour l’âge du Soleil, mais aussi d’argument d’appui pour ce qui a été le point de départ de Helmholtz dans cette conférence, à savoir l’hypothèse cosmogonique de Kant et Laplace.

William Thomson s’intéresse lui aussi au problème dès 1854, auquel il re- vient constamment et accorde visiblement une importance encore plus grande que Helmholtz :

Voici donc un splendide sujet de méditations et de recherches pour la Philosophie naturelle, ou la Physique, ou la Science de la matière

8. Merleau-Ponty, La science de l’Univers à l’âge du positivisme, p. 239 et p. 347, note 59 où Merleau-Ponty fait référence à Leçons de Poincaré, § 141.

9. « Uber die Entstehung des Planentensystems » (Sur la genèse du système planétaire) in Vorträge und Reden II, p. 53–91. Voir Merleau-Ponty, La science de l’Univers à l’âge du

brute. Le Soleil, simple fragment de matière dont les dimensions ont la valeur modérée que nous connaissons, et complètement entouré d’éther froid, a produit pendant 3000 ans du travail au taux de 481 000 millions de millions de millions de chevaux-vapeur, et pendant quelques millions d’années à un taux plus élevé peut-être, et cer- tainement pas beaucoup moindre. Comment expliquera-t-on cela ? La Philosophie naturelle ne peut pas éluder la question, et aucun des physiciens qui n’essaient pas de la résoudre n’est excusable, à moins que tout son temps ne soit pris par des travaux sur quelque autre sujet ou quelques autres sujets de sa compétence, par l’étude desquels il ait plus d’espoir de faire avancer la Science10.

Il assimile le système solaire au mécanisme d’horloge (« clockwork ») du point de vue dynamique. Si l’on ne peut remonter au moment de la naissance de ce système, il en est autrement pour ses états postérieurs. Tandis que l’état d’il y a trois mille ans par exemple est tout aussi abordable que celui de maintenant, tout comme le mécanisme d’horloge d’il y a trois heures. Et pour cause : l’énergie potentielle, la capacité de faire du travail, se transforme ou se consume en chaleur, mais la chaleur n’est pas disposée entièrement à faire monter un poids ou donner une impulsion à l’horloge ; si le Soleil émettait la lumière dans toutes les directions il y a trois mille ans comme aujourd’hui, on ignore si cela a été toujours le cas.

Même l’horloge s’use, nous rappelle Thomson ; de même, le Soleil ne peut rester toujours le même, en particulier à cause de l’influence de la gravitation mutuelle entre ses parties intérieures. La condensation due aux forces attrac- tives (et soumise aux lois dynamiques) dégage une immense quantité d’énergie, par rapport à laquelle d’autres énergies, notamment celle de sources chimiques, qui font elles aussi du travail, mais « absolument infinitésimal ». Et Kelvin de rejoindre Helmholtz : la condensation gravitationnelle est la vraie source de la chaleur.

L’hypothèse prend appui, continue Thomson, sur des résultats de la « phy- sique solaire » obtenus par Jonathan Homer Lane11. Lane avait établi une

relation entre la distribution de densité et la température dans les masses ga- zeuses en équilibre, dont le Soleil fait partie. Si la masse est en contraction

10. « Sur la chaleur solaire ». Conférence faite au 21 janvier 1887, repris in William Thomson (1893), Constitution de la matière. Conférences scientifiques et allocutions, trad. par P. Lugol, annot. de Marcel Brillouin, Paris : Gauthier-Villars, p. 239. Sur l’intérêt de Thomson à la cosmogonie et éventuellement à la cosmologie, voir Merleau-Ponty, La science

de l’Univers à l’âge du positivisme, pp. 245-249.

11. « On the Theoretical Temperature of the Sun », American Journal of Science 50, juillet 1870, p. 57–74, cité in Thomson, Constitution de la matière, pp. 257-258 et également dans

Leçons, § 164–169. Selon Merleau-Ponty, J. H. Lane inaugure « la recherche moderne sur

le problème physico-théorique du Soleil », avant d’être poursuivie par Eddington dans les années 1920 avec ses théories sur la structure interne du Soleil et des étoiles. Merleau-Ponty,

(due entre autres au rayonnement de la chaleur dans l’espace) tout en gardant son état gazeux, sa température doit augmenter. Or, si la température reste constante, c’est la compressibilité qui diminue, inversement proportionnelle à la pression. Si la masse est homogène et adiabatique, avec un rayonnement faible et lent, sa densité centrale sera vingt fois plus grande que la moyenne, quelle que soit sa masse et quelle que soit sa composition chimique. Or, si la densité est trop grande, la compression n’augmentera plus selon cette loi et la chaleur produite par le travail du gaz en contraction l’emportera sur la chaleur perdue par rayonnement, au point de faire augmenter la température résul- tante. Ceci ne continuera pourtant pas éternellement, puisque la contraction ralentit et s’arrête quand le gaz acquiert une quantité suffisante de pression et de densité pour se transformer en liquide ou en solide.

Suivant Lane, Thomson considère le Soleil comme une masse gazeuse, à l’intérieur de laquelle la chaleur se produit par la gravitation mutuelle des parties12. Il peut y avoir, comme l’a suggéré Mayer, des combustions des ma-

tériaux à la surface qui peuvent contribuer à la production de la chaleur, mais cela ne représente qu’une partie comparée à la part accomplie par la conden- sation gravitationnelle. « L’énergie de combinaison chimique n’est rien si on la compare à l’énergie que développe la condensation à la gravitation, et qui entretient presque seule l’activité solaire13, » dit-il. Le Soleil doit toute son ac- tivité à sa « substance même », non à « une influence extérieure quelconque », qui est développée et entretenue presque uniquement par la condensation gra- vitationnelle.

Dans le modèle de Helmholtz-Kelvin, le mécanisme consiste dans le ré- chauffement dû à la contraction par opposition à la contraction due au refroi- dissement chez Laplace. C’est ce que le physicien allemand et son homologue anglais tentent d’expliquer à la fois causalement et mécaniquement, pour reve- nir en fin de compte à un mécanisme parfaitement encadré par la mécanique classique qu’est la contraction gravitationnelle.

La Terre et la température de l’espace

Kelvin suppose que la Terre est à l’origine d’une température suffisamment haute pour qu’elle ne contînt que de la matière fluide. Elle se serait refroidie puis solidifiée, mais il y aurait eu des écarts entre la croûte et le noyau, pour lesquels la solidification et le changement de température n’auraient pas été les mêmes. Ainsi s’obtient la température maximale au-delà de laquelle aucune

12. Thomson, Constitution de la matière, p. 240. 13. Thomson, cit., p. 249.

matière ne peut tenir, ainsi que le temps requis pour que la Terre soit refroidie jusqu’à ce qu’elle atteigne sa température actuelle. Il emprunte aussi à Poisson une idée selon laquelle la température de la Terre aurait changé en parcourant différentes régions de l’espace cosmique : dans un milieu chaud, elle aurait pris une température uniformément distribuée, et celle-ci aurait été perdue dans un milieu froid. Prenant la Terre elle-même pour un milieu en contact avec le milieu qui lui est extérieur, on arrive à calculer sa température et le temps requis pour son refroidissement. C’est ainsi qu’on dégagera son âge.

L’estimation des géologues est comparée avec le calcul de Fourier et ses successeurs comme Kelvin. L’écart est considérable : Kelvin constate que l’âge ne peut dépasser 200 millions, d’autant moins que le Soleil n’aurait pas existé d’après le calcul de Helmholtz et lui-même, plus de 20 millions, et qu’il est peu imaginable que la Terre soit plus âgée que le Soleil.

Ne voit-on pas là une manière de poser le problème cosmogonique carac- téristique de l’âge classique, une preuve de l’époque révolue, passée à l’âge moderne que M. Foucault appelle justement l’« âge de l’histoire » ? La phy- sique se met à s’interroger sur l’histoire, faisant face aux défis des deux sciences en plein développement au point de guetter sa place que sont la géologie (for- mation des couches sédimentaires) et la biologie (évolution des êtres vivants). Par ailleurs, dans l’idée de comparer l’âge du Soleil avec les évidences géolo- giques et biologiques (paléontologiques) établies sur la Terre, ne demeure-t-il pas une sorte de retour au cosmos grec, à la conception où tout concourt dans l’univers ? On sait que ce sont deux phénomènes qui ne sont pas sans lien cau- sal (sans le rayonnement du Soleil, la vie serait impossible), mais leurs ordres de grandeur sont incomparables sinon incommensurables.

1.2

Sens et portée cosmologiques des principes de la