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CHAPITRE 1 LA PROBLÉMATIQUE

1.7 J E SUIS VUE ET ENTENDUE , MAIS JE NE SAIS PAS ME VOIR

On se souvient qu’à mon entrée à la maîtrise, j’étais curieuse de ce qui se construisait entre l’aidant et l’aidé. Au premier cours, en septembre 2014, j’avais mentionné ce sujet de recherche dans le premier tour de parole du groupe, mais graduellement je l’ai mis en arrière-plan. Il en fut ainsi pour les trois premiers weekends. C’est à celui de décembre que ma recherche a réellement commencé.

Nous étions en décembre 2014 au quatrième weekend de cette première année de la maîtrise. J’avais fait mes trois premiers weekends de cours de septembre à novembre dans un mélange de fébrilité et de peur de m’épuiser. J’avais terminé ces weekends en spécifiant que je ne savais pas si j’allais être du prochain et en me sauvant avant la fin pour prendre la route du retour à la maison le plus rapidement possible. Ce samedi-là, je ressentais pour la première fois une curiosité envers le groupe et envers l’entité que nous commencions à former ensemble. Ce filet de confiance que je m’autorisais enfin à vivre m’a permis, je crois, d’entrer dans le moment qui a lancé ma recherche.

Cet instant s’est donc déroulé en classe. J’avais pris la parole et je livrais pour la première fois depuis le début du programme une part de moi intime et vulnérable dans le sens qu’un réel questionnement m’habitait. J’avais besoin du regard du groupe pour comprendre ce qui se passait. Dans ma vie en général, il m’arrivait peu d’entrer dans ces zones de manière volontaire. En relation, je préférais de loin afficher une posture de celle qui sait les choses. Demander l’avis de l’autre pouvait m’enlever une certaine forme de pouvoir, car je sentais que j’en avais tellement peu.

J’ai donc exprimé au groupe que je possédais un savoir-faire professionnel auquel je ne m’étais jamais intéressée à ce jour, mais qui avait été vu par ma collègue de travail, Sylvie, quelques jours auparavant. Il semblait qu’en relation d’aide, je m’y prenais d’une

manière telle qu’elle permettait d’établir une relation de confiance avec la clientèle. Sylvie observait de l’amour et de la naïveté dans mes interventions et était curieuse de savoir comment je m’y prenais. J’avais été étonnée par sa remarque, mais ne m’étais pas questionnée davantage à ce sujet. Voici le récit du 6 décembre 2014 qui détaille mon expérience vécue en classe :

Titre : Je ne sais pas me voir

Je suis assise à un bureau, dos aux fenêtres. Le cours a débuté voilà à peine une heure. Jeanne-Marie, une des trois enseignants du cours, parle d’un processus que je crois être en lien avec ce qui n’est pas ou ne peut encore être expliqué. Je réalise, au ralenti, que ce dont elle parle fait écho avec des mots prononcés par ma collègue de travail la semaine d’avant. Je me souviens avoir alors répondu à Sylvie que je ne savais pas ce que je faisais.

Tout cela me revient à l’esprit. Je me sens un peu assommée par la coïncidence, mais surtout par la résonance que ce souvenir a maintenant sur moi.

Je prends la parole dans le groupe et exprime ce que je viens de découvrir et l’émergence qui vient de se produire en moi.

La réaction des enseignants, particulièrement celle de Mire-ô, me laisse sans mots. Je sens dans mon corps cette chaleur qui monte, la gêne qui en même temps m’envahit, cette pudeur de me montrer ainsi dans ce que j’ai de si intime. En même temps poussent en moi, de mon ventre et aussi de ma tête, les mots qui veulent être prononcés et entendus de moi et du groupe. Je les prononce et je sens s’accentuer l’immense besoin que l’on entende ce qui m’habite.

Dans ma gorge et dans mon ventre noués, tant de mots tus, tant de restrictions intérieures. Je me restreins dans l’espace que j’occupe à cet instant. Je ne veux pas déranger, je ne veux pas que l’autre me juge dans ce que j’exprime et qui parle tant de moi. Je suis partagée entre mon besoin d’enfin livrer mon âme et celui de me tenir tapie à l’intérieur de moi. Je me sens tellement pudique. Je réalise que je suis tellement pudique. Je ne veux plus du regard des autres et j’ai tant besoin du regard des autres. Je vois Mire-ô être touché par ce qui se passe sous ses yeux, Jeanne-Marie Rugira et Sylvie Morais aussi. Je sais qu’il se passe quelque chose et en même temps, je me tiens un peu à l’écart.

Tout ce qui monte est cet immense besoin d’enfin me dire. D’enfin livrer ce que je suis dans toute l’ampleur et la profondeur qui m’habitent et que je contiens depuis si longtemps. Je sens bien dans mon corps que celui-ci en a plus qu’assez de se limiter afin d’être accepté, aimé et de ne pas trop déranger. Toujours ce combat.

Mais ô combien plus clair en ce moment ! Je comprends qu’un espace s’ouvre enfin.

Je partage au groupe qu’un jour quelqu’un m’a dit que j’étais en mesure de sauter 50 pieds de haut, mais que je me tenais avec des personnes qui en sautaient 10. Et afin de ne pas trop déranger ou d’avoir peur des réactions de ces personnes, j’en sautais 15, pas plus. Je me sens prétentieuse de raconter cela. On dirait que je leur dis que je suis tellement bonne, moi. En même temps, mon cœur étouffe. Je veux pouvoir sauter 50 pieds. Je veux vivre cela dans ma vie. Je ne veux pas être sur le point de mourir et me dire que j’aurais donc dû sauter 50 pieds alors que je le pouvais. Une rage, un feu bouillent en moi. Je le sais.

Je ressens tout le tiraillement entre l’image que je projette qui, selon moi, est celle d’une femme solide et aussi tellement fragile, et de cette Moi qui n’a plus de temps à perdre avec les Qu’en dira-t-on.

De ce moment en classe, je me souviens que d’être entendue d’une manière inconditionnelle m’avait touchée, mais je ne pouvais identifier ce qui avait été atteint en moi. Je venais de recevoir, sans la chercher consciemment, l’autorisation que j’attendais depuis si longtemps pour m’aventurer au cœur de ce que j’étais. En effet, l’idée que les enseignants reconnaissaient, non seulement que je savais réellement faire quelque chose en relation d’aide, de surcroît seulement par ma parole émise, mais qu’en plus on m’encourageait à approfondir afin de comprendre de quoi cela était fait m’avait laissée sans voix. J’avais le droit d’inclure dans ma recherche toutes mes expériences et tous mes savoirs de tous horizons et y plonger ! La profondeur qui me caractérisait de tout temps venait enfin de trouver son match. Cette inspiration m’a alors happée tout entière. Je ne pouvais que dire oui à cette invitation d’aller plus à fond dans la compréhension de ce qui me constituait.

J’avais aussi été en mesure d’être réceptive à la bienveillance du groupe à mon égard. Cet accueil sans jugement et sans peur envers mes propos a définitivement permis l’ouverture d’un chemin inespéré. Je pouvais faire confiance aux individus qui donnaient vie à ce programme, tant les enseignants que mes collègues. Je pouvais être telle quelle.

Ce moment, déjà riche par ce vécu, fut marquant. J’avais été entendue dans un savoir- faire certes, mais je me souviens que tous ces regards tournés vers moi voyaient quelque chose que je ne pouvais voir moi-même. Comment cela était-il possible ? J’avais l’impression que l’on voyait un film qui se jouait derrière moi. Il a fallu que je change de position à 180 degrés pour arriver à voir ce qu’ils voyaient. Et là, j’ai vu que je ne savais

pas me voir. Était-il possible que l’attente de ma vie repose sur mon propre regard qui ne regarde pas au bon endroit ?

À ce point dans ma recherche, ce que je viens de situer et relater reposait sur ce que je savais de manière plus ou moins consciente en ce début de parcours universitaire.