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Voyages et récits illustrés : un nouveau rapport au territoire

Les ouvrages du corpus que nous avons étudiés paraissent entre la découverte des Alpes par des pionniers et la “démocratisation“ du tourisme dans les massifs français avec la création de la compagnie ferroviaire Paris-Lyon-Méditerranée en 1857, du Club Alpin Français en 1874 et de la Société des Touristes du Dauphiné en 1875. Durant cette période charnière, certains récits illustrés ont eux-mêmes été reçus comme une forme de cette démocratisation.

Le guide de voyage ou les prémisses du tourisme

De nombreux ouvrages, s’ils n’arborent pas ce nom, constituent dans l’idée de l’auteur ou dans l’utilisation qu’en font les lecteurs de véritables guides de voyage. Le guide, en cela qu’il permet de préparer un voyage à l’avance puis, une fois sur place, de suivre des indications, est plus qu’un objet de transmission. Le guide, comme le récit scientifique, transmet un certain nombre de données sur un territoire. De même, les rédacteurs des guides offrent parfois aux lecteurs un récit de leur expérience viatique avec plus ou moins d’emphase. Cependant, ces relations n’ont pas, initialement, pour but de constituer une expérience cognitive ou émotive de lecture. La fonction de guidage est une exhortation à faire soi même le déplacement. En un sens, l’objet imprimé guide n’existe qu’en puissance jusqu’à la réalisation d’un voyage accompagné de sa lecture –et de l’exemplaire physique-- qui en fait un guide en acte. Dans ce processus de préparation à la rencontre avec le territoire, c’est moins la profusion d’images que la rareté qui est garante de l’intégrité des fins du guide. En effet, et comme le note Michal Ladichère dans son Guide d’Uriage, le bon guide se distingue par sa discrétion :

Quel est le voyageur qui n’ait eu, au moins une fois dans ces courses, à souffrir de la loquacité des guides vivants auxquels il a été obligé de se confier ? Celui que nous lui présentons aura ses défauts, sans doute ; mais du moins il ne sera pas importun. Arrivé au site qu’il vient visiter, l’étranger pourra toujours échapper à l’ennui de la description stéréotypée, en mettant au fond de sa poche le cicérone malencontreux, et alors il verra par ses yeux et il s’abandonnera à ses propres impressions : c’est même le premier conseil que nous nous permettrons de lui donner. 148

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Ainsi le guide, plus que de nouveaux modes de lecture, instigue un rapport renouvelé au territoire. Plus que de faire connaitre leurs destinations de voyage par ce moyen noble de narration qu’est le guide, les voyageurs invitent leurs contemporains à suivre leur traces et leur donnent les clés pour mener à bien leur voyage. Il est à cet égard intéressant de constater que les guides sur le Dauphiné ont été rédigés par des natifs de la région. Le guide n’est ainsi pas seulement une nouvelle étape dans l’histoire du livre mais il est surtout un pas de géant vers l’approche touristique du territoire. Contemporain du développement des chemins de fer et des prémisses de l’extension des loisirs dans la société bourgeoise, ce type de guide de voyage constitue une transition entre le voyageur solitaire désormais débarrassé de son guide physique et les touristes

Quand le livre surpasse la réalité : le voyage en chambre

Le guide, comme livre du voyage dans sa mise en œuvre, épouse le mouvement de voyageurs-touristes de plus en plus nombreux, et en particulier à destination des Alpes. Pendant de ce développement du livre dans la réalité, les voyages pittoresques apparaissent comme une nouvelle forme d’expérience littéraire. Comme leur nom l’indique, les voyages pittoresques offrent une forme unique de voyage par le regard. Voyages des peintres, ils constituent à bien des égards une mise en images imprimées du parcours viatique. Toutes les fonctions du récit viatique s’y trouvent mobilisées. La fonction de guidage permet d’actualiser le parcours proposé, la transmission épistémique permet de connaitre le monde. Les fonctions esthétique et testimoniale se proposent de transmettre des émotions et de faire vivre des expériences.

Dans cette transmission, le lecteur se met à la place du voyageur. Le développement de l’image et en particulier des récits et albums pittoresque a considérablement développé ce potentiel. L’enchainement d’images, retraçant les moments forts des voyages agit comme un condensé de l’expérience viatique mis à

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disposition du lecteur en mal d’exotisme et de sensations149. Certains auteurs vantent cette manière de voyager immobile. Michal Ladichère pense ainsi à ceux qui sont dans l’incapacité de voyager « ce livre s’adresse encore aux baigneurs que la souffrance prive des courses lointaines, car il vaut mieux encore voir par des yeux étrangers que de ne rien voir absolument »150.

Un récit comme le Voyage pittoresque à la Grande-Chartreuse de Bourgeois est organisé comme un cheminement viatique. Adoptant le point de vue du marcheur sur la route de la Grande-Chartreuse, le peintre nous livre les images des lieux remarquables dans l’ordre dans lequel ils lui sont apparus. Alors que l’approche visuelle de l’atmosphère du chemin lui est livrée, le lecteur découvre au détour d’un virage le Pont-Perrant ou le désert de Fourvoirie. De même, car l’ouvrage s’aventure au-delà du massif cartusien, le lecteur se prend à flâner et à prendre une pause devant le château des Dauphins151 comme l’y invite cette compagnie de voyageurs assis à même l’herbe avec leurs compagnons à quatre pattes.

L’idée du voyage immobile, loin d’être un concept d’éditeur, constitue une véritable mode au XIXe siècle. Dans la bonne société européenne qui ne faisait que parler des Alpes, peu les avaient vraiment parcourues. Dangereux, fatiguant et soumis aux contraintes météorologiques, les voyages alpins, et en particulier dauphinois, ne mobilisèrent que peu. Comme le précise Laurence Fontaine, la volonté du Conseil Municipal de Grenoble d’attirer les voyageurs avec les guides de Roussillon et Albert, ne fut guère couronnée de succès. Les hôtels luxueux de Grindelwald continuaient de capter les premiers touristes. En revanche, le voyage immobile eut du succès. Certes, un certain philistinisme habitait alors une bourgeoisie qui s’inspirait des expériences de véritables voyageurs pour tenir une certaine réputation. Claudine Lacoste-Veysseyre reprend les propos caustiques de la Gazette littéraire affirmant que le summum du chic consistait à dire « “Monsieur est en Suisse“ et à lire les deux ou trois mille Voyages dans les

Alpes. »152 D’autres formes de voyage immobile connurent un grand succès tel le Diorama

149 Le titre des ouvrages est une fois de plus révélateur. Ainsi de l’intitulé complet de l’album de Cassien et

Debelle : Recueil de dessins représentant les sites les plus pittoresques, les villes, bourgs et principaux

villages ; les églises, châteaux et ruines les plus remarquables du Dauphiné, avec les portraits des personnages les plus illustres de cette provinces ; ouvrages accompagné d’un texte historique et descriptif.

150 Alexandre Michal-Ladichère, op. cit. , p. 3

151 Constant Bourgeois, op. cit, Vue du château des Dauphins, planche hors-texte n°19. 152

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de Bouton et Daguerre ou le relief du Mont-Blanc d’Etienne Séné exposé au bazar du boulevard de Bonne Nouvelle.

La deuxième partie de ce mémoire nous a permis d’aborder les récits de voyage en Dauphiné dans leurs traits communs comme dans leurs disparités. Il est ainsi apparu que si l’image gagne en importance dans ces récits tout au long du premier XIXe siècle, elle s’inscrit dans des rapports complexes avec le texte qui l’accompagne offrant, selon le genre du récit, sa date d’édition ou ses auteurs, des connaissances, des sentiments esthétiques et des témoignages viatiques divers. La troisième partie se propose d’analyser le contenu de ces récits pour tenter de circonscrire l’identité du Dauphiné des voyages illustrés du siècle qui nous occupe.

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Partie 3

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La province du Dauphiné en images ou le témoignage

d’une identité complexe

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Chapitre 7 – Le Dauphiné dans la concurrence des destinations

européennes

Les auteurs ne font pas le récit de leur parcours en Dauphiné de manière neutre. L’ensemble du corpus, des premières considérations militaires aux guides pour les excursionnistes en passant par les grandes entreprises pittoresques et historiques, dessinent, en textes et en images, une description du Dauphiné qui différencie ou rapproche la province des autres régions de France comme des régions alpines de Savoie et de Suisse. Ce chapitre va permettre de sonder les motifs des auteurs qui dès la conception de leurs ouvrages entretiennent une certaine idée du Dauphiné.