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Nous avons attribué le sentiment de fierté patriotique aux voyageurs français venus d’autres régions et souvent de la capitale. Les voyageurs britanniques comme les auteurs et artistes locaux, les rejoignent, pour divers motifs, dans la comparaison du Dauphiné à la Suisse.

Rattraper la Suisse…

Dans la volonté d’affirmer le caractère alpin des territoires traversés, la comparaison du Dauphiné avec la Suisse relève d’une évidence. De même que l’Italie constitue le modèle culturel suprême au XVIIIe siècle, la Suisse est la jauge paysagère pour les voyageurs du XIXe. François Walter a ainsi dénombré pour ce siècle 116 régions qualifiées de « Suisse » de par le monde160. Pour Joseph Hyacinthe Roussillon « le Dauphiné, qui peut s’appeler la Suisse française, possède aussi son Oberland » 161 Mais la comparaison prend des significations différentes sous la plume d’auteurs aux intentions diverses.

Dans l’introduction de son guide, Michal Ladichère inscrit les hautes régions dauphinoises dans la course à la renommée :

159 Ibid. p. 35.

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« La montagne alpine : un dispositif esthétique et idéologique à l’échelle de l’Europe », Francois Walter,

Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°52-2, Montagnes : représentations et appropriations, Paris,

2005, p.76

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Et la Suisse et la Savoie, si renommées, si parcourues par les touristes, ne sont pas, sous ce rapport, toujours supérieures à cette province. Les Alpes dauphinoises ont en effet, tous les sublimes aspects des alpes étrangères ; elles peuvent offrir au voyageur toutes les magnificences d’ensemble et toutes les merveilles de détail que l’on va admirer au-delà de nos frontières. Le Pelvoux porte son front géant plus haut que celui de la Iung Frau ; les glaciers de la Bérarde peuvent rivaliser avec la mer de glace du Montanvert.162

Les voyageurs britanniques ont largement participé à l’inscription du Dauphiné dans l’espace viatique alpin. Le regard de ces grands voyageurs 163 ne manque pas de recul et ils abordent souvent les hautes montagnes dauphinoises dans le cadre plus large d’un périple alpin. Ainsi, James Forbes publie en 1853 ses Journals of excursions in the high

Alps of Dauphiné, Berne and Savoy. Ce récit illustré est lui-même l’appendice d’un

ouvrage sur des voyages aux glaciers de Norvège effectués par l’auteur. Attachés aux hautes vallées et à leurs habitants, ces auteurs participent de l’inscription du Dauphiné dans l’espace imaginaire de l’alpe. Lors de sa comparaison entre les récits pittoresques français et anglais au XIXe siècle, Caroline Jeanjean-Becker a pu constater le gout prononcé des Britanniques pour les paysages contrastant avec la passion française du patrimoine bâti. Elle attribue cette dichotomie au contexte anglais de l’industrialisation. En effet, en 1810, le pays comptait déjà 30% d’urbains et en 1850, la moitié du pays est desservie par le train. Ce goût paysager britannique est intimement lié au développement d’une certaine esthétique romantique nourrie de la confrontation des poètes avec les paysages du district de Lake ou du Westmoreland. Pour ces voyageurs, la rencontre avec le Dauphiné apparait comme la résurgence du sentiment intense qui avait envahit Windham, Pococke ou encore William Coxe au XVIIIe lorsqu’il « découvrirent » le Massif du Mont-Blanc ou encore la Suisse. Ainsi Forbes écrit-il :

The firts Les Etages, commands one of the finest Alpine views wich the admirers of Swiss scenery can desire, terminated by the Montagne d’Oursine, wich stands immediatly above the hamlet of la Berarde 164

162 Alexandre Michal- Ladichère, op. cit. , p.1.

163 Songeons ainsi à William Brockedon, le peintre qui accompagne William Beattie dans la rédaction de ses

Vallées vaudoises pittoresque et dont Neate assurait qu’il avait traversé les Alpes à 58 reprises.

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Il écrit également sur les habitants de la vallée du Vénéon qui ne vivent dans leurs montagnes que l’été :

They return in the late spring with commodities necessary for their consumption, and wich their valley is incapable of producing ; and in this way, as I have already said, a great deal of real comfort and independance is to be found among the inhabitants of Venos and St Christophe, with a hardihood of character, wich reminds one more of the aristocratic peasantry of the Swiss republics than that France generally .165

…et la dépasser

Pour un voyageur comme Roussillon, l’Oisans dépasse le modèle suisse :

Les montagnes elles-mêmes, aussi hautes et aussi belles que celles de la Suisse, l’emportent par leur mode de structure sur ces dernières. Celles-ci s’élèvent pas masse énormes, unies entre-elles et se groupant comme de vastes colosses ; celles là s’élancent dans les airs, plus légères et plus compliquées. Les premières peuvent se comparer aux monuments romains, les secondes aux édifices gothiques.166

La comparaison est ici subjective et il serait heureux de pouvoir connaitre les parties des Alpes suisses auxquelles l’auteur se réfère. Cependant, cet extrait est révélateur par le parallèle qu’il fait entre nature et architecture. En rapprochant le relief suisse du patrimoine antique, Roussillon l’inscrit dans le champ culturel du voyage vers l’Italie, du Grand Tour et du goût classique pour l’Antiquité. S’y oppose un Oisans « gothique », c'est-à-dire plus proche de l’intérêt nouveau marqué par les voyageurs romantiques pour des formes artistiques et des canons esthétiques dénigrés par leurs aînés. La comparaison – voire le combat – entre les paysages de Suisse et du Dauphiné s’inscrit dans un mouvement du voyage classique du XVIIIe siècle au voyage romantique du XIXe.

Le motif de Roussillon dans cette défense de la beauté des montagnes de l’Oisans relève d’une stratégie qui, au-delà de l’admiration des Britanniques et du patriotisme français voit dans ces contrées l’occasion de la naissance d’un tourisme alpin dauphinois. Cette volonté est affirmée par l’auteur dès le début de son ouvrage :

165 James Forbes, op. cit. , p. 272 166

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Que la Suisse ait de si beaux paysages, nul ne peut le contester. Mais pourquoi l’admiration est elle si exclusive pour elle ? Pourquoi la France se constituerait elle envers cette contrée comme sa tributaire des jouissances qu’inspire la vue d’une majestueuse nature, lorsque sur son territoire, dans le département de l’Isère et dans l’Oisans qui en fait partie, se trouve une contrée aussi belle, aussi pittoresque, et qui, mieux connue, ne manquerait pas de connaitre, comme sa rivale, une célébrité classique ? 167