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Les récits de voyages, dans leur définition élargie adoptée dans cette étude, ne naissent pas toujours de la volonté de témoigner d’une expérience personnelle ou de célébrer un patrimoine commun. Certains ouvrages satisfont des velléités beaucoup plus pragmatiques et constituent, dans le contexte concurrentiel du développement du tourisme, de véritables projets publicitaires.

Une région ignorée

Les auteurs nés dans le Dauphiné ont, au-delà du sentiment patriotique partagé par les « Français », le sentiment que leur région est un joyau –architectural et surtout paysager -- qui échappe au plus grand nombre, étrangers et autochtones. Ainsi, dans la préface de l’Album du Dauphiné, on recommande « l’Oisans au voyageur pittoresque, surtout à celui qui, né sur le sol dauphinois, va chercher loin de son pays le spectacle des montagnes, et ignore les beautés que renferment nos alpes ». Pour J. de Flandersy, Alexandre Debelle a pour mérite principal de faire connaitre sa région, comme d’autres l’ont fait ailleurs :

A l’instar du paysagiste Achard, qui avait fait pour son pays, pour Grenoble, ce que les Brueghel et Paul Bril avaient fait pour la leur, Anvers ; Berghem, Paul Potter, les Ostade, Hobbena, Ruysdael pour la Hollande, et bien d’autres oubliés ; Debelle consacra son talent à la glorification de son pays natal.168

Joseph-Yacinthe Roussillon publie le Guide du voyageur dans l’Oisans en 1854. L’identité particulière de cet ouvrage doit beaucoup à son auteur autochtone et au motif de

167 Ibid, p.3

168 J. de Flandersy, La gravure. Les graveurs dauphinois, Grenoble, librairie dauphinoise, H. falque et F.

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son élaboration, le prix d’encouragement de la ville de Grenoble. Les velléités économiques qui font du guide une véritable publicité pour le tourisme en Oisans, si elles ne sont pas nouvelles, marquent l’enjeu crucial que devient pour les Isérois au second XIXe siècle l’affirmation d’une identité fortement alpine du Dauphiné.

Le « mythe alpin » n’est pas né dans le Dauphiné. La quantité des récits illustrés parus sur les massifs dauphinois ne tient pas la comparaison avec le corpus dédié au voyage en Suisse et au Mont-Blanc. Certains auteurs du XIXe siècle regrettent la relative discrétion d’une région comparable voire supérieure à certains égards à la Suisse. Le Dauphiné est victime de sa situation géographique. Marge de la France, sans axe majeur transalpin, le haut Dauphiné était mal placé pour s’offrir aux voyageurs. La Suisse, avant d’attirer les voyageurs de l’Europe entière, était déjà largement traversée au XVIIIe siècle par les aristocrates du Grand Tour en route vers l’Italie. Revêtue d’un réseau routier de plus en plus convenable, le pays attendit simplement que les voyageurs daignent descendre de leur voiture pour admirer les beautés naturelles des Alpes, mus par la curiosité suscitée par les ouvrages de Rousseau ou Zurlauben. Quant à la vallée de Chamonix, elle doit sa découverte à la proximité du milieu intellectuel genevois qui pouvait depuis longtemps admirer le toit de l’Europe au dessus du lac Léman. A la suite de sa popularisation par Saussure et Bourrit, la vallée de Chamonix devint un lieu incontournable après qu’on eut amélioré l’accès routier et construit deux auberges dans les années 1870. Même la Maurienne connut un destin plus souriant que les montagnes du Dauphiné grâce à la construction d’une route carrossable au Mont-Cenis par Napoléon.

A la fin du XVIIIe siècle et au milieu du XIXe, le Dauphiné masque une partie de ses richesses aux voyageurs. En effet, les régions de plaine sont parcourues. Grenoble, notamment, est un centre pour les intellectuels ou les jeunes voyageurs. Les premiers touristes découvrent même la ville et la vallée du Graisivaudan sur la route de la Grande- Chartreuse (déjà lieu d’excursion) aux bains de Savoie. Mais comme le note Joseph Hyacinthe Roussillon, l’Oisans et les montagnes plus au Sud demeurent invisibles à ces voyageurs :

Le monde des voyageurs, des touristes en connaissent à peine le nom. Après avoir vu Grenoble et ses environs, après avoir visité la vallée du Graisivaudan, Uriage, la Chartreuse, etc., ils

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s’éloignent bientôt en jetant un regard distrait sur la chaine qui borde leur horizon, et sans demander ce qu’il y a au-delà.169

Qu’on ne s’y méprenne pas, les massifs de l’Oisans et des Hautes-Alpes sont parcourus. Commerçants, ecclésiastiques, artistes et militaires s’y aventurent et le col du Montgenèvre est une porte pour l’Italie qui, si elle n’est pas autant fréquentée que le Saint- Gothard ou le Mont-Cenis, est connue depuis l’Antiquité et à également fait l’objet d’attention de la part de l’administration napoléonienne et du préfet Jean Charles François de Ladoucette qui rend la route qui y passe carrossable entre 1802 et 1809. Mais les voyageurs, savants et auteurs de récits sont peu nombreux à se risquer sur des routes sommaires dans une région où il n’est guère aisé de trouver un hébergement décent. Madame de Grandchamps est la première à traverser le haut-Dauphiné, de Briançon vers Grenoble avant que Faujas de Saint-Fond et Dominique Villars ne viennent y chercher la connaissance.

A la fin du XVIIIe et au cours du XIXe siècle, les conditions de voyage ne s’améliorent guère. Les Alpes de France se découvrent à pied et non sans difficultés. L’hébergement n’est pas comparable à ce qu’offre la Suisse comme le remarque le Comte de Guibert cité par Duhamel dans l’introduction du mémoire du Marquis de Paulmy :

Pourquoi n’exigerait on pas de ceux qui en établissent d’avoir des moyens, un local, un mobilier et une industrie proportionnés à l’espèce d’auberge qu’ils se proposent de tenir ? Pourquoi n’y pas défendre les tapisseries et les meubles de laine, et exiger de simples murailles bien blanchies, et reblanchies ensuite toutes les fois que les juges de police , dans leur visite, le jugerait nécessaire ?170

Eloigné des axes principaux de la culture aristocratique puis touristique du Grand Tour et du tourisme alpin, isolée par des obstacles physiques que les hommes mettront du temps à aménager, le Dauphiné développe son histoire viatique et touristique autour de ses lacunes et en comparaison avec l’axe Italo-suisse comme centre de la culture européenne. Il s’agit d’une part et à l’instar des autres régions françaises, de faire valoir le Dauphiné historique, principalement celui des plaines et des basses vallées, comme un lieu digne

169 Joseph Hyacinthe Roussillon, op. cit., p.3. 170

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d’intérêt pour ceux qui traversent les Alpes à la recherche du passé européen, et d’autre part de révéler un caractère alpin qui demeure peu visible.

Faire naître un tourisme en Dauphiné

Il ne s’agit pas simplement de comparer les beautés du Dauphiné à celles de la Suisse mais de profiter de cette comparaison pour faire de l’ancienne province un centre touristique. Rappelons le contexte dans lequel est publié le guide de Roussillon : « le 30 aout 1847, le Conseil Municipal de Grenoble, s’inspirant de l’amour du pays, et voulant revendiquer, pour le département de l’Isère, la haute admiration qu’il mérite du monde éclairé pour ses merveilles naturelles vota, après une délibération remarquable, la fondation d’un prix d’encouragement pour la publication d’un guide descriptif du voyageur dans le département de l’Isère. » 171 Ce prix fut renouvelé en 1853. Joseph Hyacinthe Roussillon expose son dessein dans la préface de son guide :

Confondre cette création avec toutes les autres du département, la peindre dans un même tableau avec toutes celles de l’Isère, comme une simple nuance de ce prodigieux ensemble, n’aurait pas été répondre entièrement aux vues de la nature. Une place particulière était nécessaire pour l’Oisans au soleil de la publicité ; et c’est pour la lui assurer, autant que possible, qu’a été écrit le Guide particulier dans ce pays.172

Plus loin, Roussillon invoque le regard curieux des Britanniques pour valoriser sa région :

Pourrait-elle ne pas accepter, à cet égard, le jugement si compétent des touristes de la nation anglaise, juste appréciatrice du beau, et qui assure aux sites de l’Oisans la supériorité du grandiose sur ceux de beaucoup d’autres contrées semblables en Europe, généralement visitées pour leurs beautés pittoresques ? 173

Quel tourisme développer en Dauphiné ? Une fois de plus, la Suisse apparait comme un modèle sous la plume des auteurs. Un modèle… de ce qu’il faut éviter. Ainsi,

171 Ibid. p.V

172 Joseph Hyacinthe Roussillon, op. cit. , p. VII 173

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Roussillon oppose à ce modèle un tourisme dauphinois encore emprunt de l’esprit d’exploration.

Tous ces spectacles de la nature dans l’Oisans n’y sont pas , il est vrai, comme en Suisse, relevés d’embellissements artificiels et symétriques, à l’usage des voyageurs efféminés qui ne veulent gravir les montagnes qu’à la condition de trouver des chemins bien praticables , des auberges bien fournies, et tous les agréments factices qu’emploie le génie helvétique pour mieux battre monnaie avec la réputation du pays 174

Et l’auteur de poursuivre dans cet esprit positif qui veut voir dans le retard du Dauphiné un atout liée à l’authenticité :

Quant aux gites où l’on peut être reçu, chaque village principal possède une ou plusieurs petites auberges munies des ressources indispensables pour la vie animale ; et le confort qui leur manque ne tarderait pas de s’y produire, si les visiteurs devenaient habituellement plus nombreux.175

Comme le remarque Laurence Fontaine, l’Oisans, le Pelvoux et les autres massifs élevés du Dauphiné n’ont pas connu le succès escompté par Roussillon et les élus grenoblois. Cependant, le modèle touristique doux célébré par l’auteur demeure aujourd’hui encore la spécificité du parc National de Ecrins, moins équipé, moins fréquenté et plus sauvage que la vallée de Chamonix ou celle de Zermatt par exemple.

Nouveau rival de la Suisse, le Dauphiné qui se dévoile à travers les récits des voyageurs se découvre un visage inédit : celui d’une terre de montagnes. Pour comprendre l’enthousiasme des auteurs devant cet aspect des lieux, il est désormais nécessaire d’analyser la place de la montagne dans les textes et les images du corpus de sources.

174 Ibid. p. 13. 175

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Chapitre 8 – Le Dauphiné, terre de montagne ?

Si le Dauphiné est une « Suisse française », elle le doit aux montagnes de l’Oisans et des Hautes-Alpes, qui, comme le modèle helvète, donnent à voir des villages reculés, de verts pâturages mais aussi des neiges éternelles et des gouffres effrayants. Comment sont traitées ces montagnes ? A l’approche qualitative qui permet de mesurer l’importance des montagnes pour différents auteurs, il faut joindre une analyse des textes et des images pour comprendre quelles images de la montagne sont données à voir et à lire.