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L’engouement pour les Voyages et les albums pittoresques qui s’empare de la bonne société européenne, entre 1820 et le milieu des années 1850 constitue plus qu’un simple effet de mode. Avec l’influence croissante des peintres et de leurs images sur les modes de description du territoire devenu paysage, l’espace alpin, comme d’autres destinations en Europe, voit son identité évoluer à l’aune de concepts esthétiques et picturaux.

l’architecture : « Le paysage n'est créé que par le soleil ; c'est la lumière qui fait le paysage. Une grève de Carthage, une bruyère de la rive de Sorrente, une lisière de cannes desséchées dans la Campagne romaine, sont plus magnifiques, éclairées des feux du couchant ou de l'aurore, que toutes les Alpes de ce côté-ci des Gaules. De ces trous surnommés vallées, où l'on ne voit goutte en plein midi ; de ces hauts paravents à l'ancre appelés montagnes ; de ces torrent salis qui beuglent avec les vaches de leurs bords ; de ces faces violàtres, de ces cous goitreux, de ces ventres hydro- piques : foin ! »

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Le regard du peintre

Voyage pittoresque à la Grande Chartreuse, Recueil de dessins représentant les sites les plus pittoresques119, Vallées vaudoises pittoresques, Voyages pittoresques et

romantiques ; ces titres d’ouvrages, qui s’étalent de 1821 à 1854 témoignent de

l’imprégnation de la notion de pittoresque, et de celle de romantisme, dans un champ sémantique large. L’acception éditoriale du terme, à savoir une production livresque contenant de nombreuses gravures, et la conception esthétique du regard du peintre sont ici englobées et surpassées. L’acception du terme devient très large et plus qu’un regard ou la manière d’en témoigner à travers le livre, c’est la réalité qui devient pittoresque. Le voyage, tout d’abord, est pittoresque. Certes, un « voyage pittoresque » est avant tout un livre et l’expression s’applique aux récits que nous avons décrits dans la deuxième partie du chapitre 4. Mais le récit n’est pas pittoresque uniquement dans sa construction éditoriale. Ainsi, le Voyage de Constant Bourgeois est, pour le lecteur comme pour le peintre voyageur une pérégrination dont le moteur est une approche esthétique du territoire. L’image et les catégories esthétiques qu’elle crée, plus qu’un mode privilégié de communication, semblent instaurer un régime viatique particulier. A cet égard, le nombre conséquent de récits de voyages dits « pittoresques » mais ne contenant pas d’images qu’il nous a été donné de rencontrer durant nos recherches, confirme une tendance à l’esthétisation de l’approche du territoire. Au paradigme scientifique s’ajoute avec les voyages pittoresques un paradigme esthétique et la nature laboratoire observée par des instruments devient également une nature tableau sous le regard du voyageur en quête de pittoresque, qu’il soit peintre ou bien écrivain.

Certains voyageurs célèbrent ce regard de peintre et d’écrivain qui se substitue à celui des savants. Ainsi, Marigny, auteur du chapitre consacré à la grotte de la Balme dans l’Album du Dauphiné regrette un temps plus ancien qui n’approchait pas la nature sous l’angle de la raison :

Pour combien avons-nous dégénéré ! Au prisme brillant de l’imagination à travers lequel regardaient nos pères, une génération à l’esprit tout d’analyse et d’incrédulité a substitué de toutes les inventions humaines la moins poétique : un mètre ; l’admiration ne marche plus qu’à la suite de ce fatal instrument. Aussi qu’est il résulté de cet amour de faits réels et positifs ? Un

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malheur irréparable peut être, la sécheresse de la pensée, l’exactitude et la science de la description ont anéanti la poésie à tout jamais.120

Et l’auteur de poursuivre sa diatribe contre ce désenchantement du monde naturel :

Loin de nous les esprits inquiets, ennemis nés de la poésie, patients scrutateurs de la seule science ; laissons-leur le triste plaisir de bouleverser la prairie pendant que nous cueillerons les fleurs qui fleurissent à sa surface ; ne vaut il pas mieux s’asseoir sur les bords du lac et contempler le ciel que les flots réfléchissent que de contempler la vase et les graviers du fond, au risque de troubler la limpidité de ses eaux ?121

Dès lors que le gout pour une réalité délectable est célébré par les rédacteurs, le voyage s’inscrit dans des mouvements esthétiques qui conditionnent l’image que se forme l’élite européenne de cette entité nouvelle qu’est le paysage.

Sublime, pittoresque et romantisme

Les principales formes esthétiques qui régissent les récits de voyage dans les Alpes à la fin du XVIIIe siècle et durant le XIXe siècle sont le sublime, le pittoresque et le romantisme. Tous trois apparaissent au début de la période qui nous concerne et tous trois imprègnent les manières de voyager, de rendre les voyages dans les récits et, par voie de conséquence, la manière dont évolue l’image des Alpes dans l’imaginaire collectif.

Comme le confirment les titres énumérés plus haut, le pittoresque et le romantisme sont souvent associés dans l’esprit des auteurs-voyageurs, surtout après 1820. En revanche, le sublime n’est jamais mentionné dans les titres d’ouvrages. Il ne l’est guère plus sous la plume des auteurs de ces livres. Car le sublime théorisé par Burke est indissociable de sentiments comme l’infinitude et la terreur que l’on ne rencontre que face à ces paysages de haute montagne, qui, dans le Dauphiné, ne sont pas explorés tôt et ne constituent pas la totalité de l’identité paysagère de la province. Dans un article consacré au sujet, Guglielmo Scaramellini différencie le sublime du pittoresque :

120 Dans Alexandre Debelle et Victor Cassien, op. cit. t. 2, p.83 121

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The picturesque substitute « vast dimension with irregularitiy ; the emotion based on awe by sensual curiosity and the pleasure of chromatic variations ; the catalogue of unrelated objects by the harmonic perspective of the whole », creating thus situation in wich the powerful and raw emotion is muffled by « grace » (Battistini 1981). Thus, the ‘dazzle of effects , the rapid succession of colors, light and shadows : scabrousness, sudden variations and irregularity » reduce to less incommensurable dimension the grandiosity and awesomeness of the sublime.122

Alors que le voyageur sublime aborde la nature avec pour fin de ressentir des émotions déstabilisantes qui fragilisent sa position d’homme, le voyageur pittoresque souhaite rencontrer une nature à taille humaine. Les images et les textes que livrent à leurs contemporains les peintres et les écrivains pittoresques minimisent donc le caractère grandiose des paysages de montagne et préfèrent créer une harmonie. Et l’humanisation de la nature n’est pas obtenue uniquement par un travail sur les formes et la lumière. Souvent, il s’agit à proprement parler de l’introduction d’éléments humains dans le paysage :

Figurines and expressive caricatures » (Dubbini 1994 :84) are introduced into the represented scenery to provide not only a graphic scale- as it happened with the « picturesque » during the Enlightment- but also to instill life in scenes otherwise too severe or repulsive.123

Ces « figurines », nous les retrouvons dans tous les récits pittoresques. Dans Les

Vallées vaudoises pittoresques, le caractère effrayant des hautes montagnes entourant le

village de Freyssinière est atténué sous le crayon de William Bartlett par la représentation d’habitants du village qui vaquent à leurs occupations sans tenir compte de ce décor sublime124. Leur fonction d’échelle – la taille humaine permettant de mesurer la hauteur et la masse des éléments naturels -- évoquée par Guglielmo Scaramellini est répandue dans les récits alpins, bien que concurrencée par la présence d’animaux. Mais la présence humaine est notable dans les vues de paysages de plaine ou de villes et de bourgs auxquels elle ajoute un caractère pittoresque indéniable.125

Les voyages qui répondent à un besoin de pittoresque qui habite les lecteurs durant ce premier XIXe siècle, laissent également paraître une sensibilité romantique. Nous aurons l’occasion de développer le volet patrimonial de ce romantisme, qui, dans une

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Scaramellini Guglielmo, « The “picturesque” and the “sublime” in nature and the landscape. Writing and iconography in the romantic voyaging in the Alps », GeoJournal, n° 1, t. XXXVIII, 1996, p. 53. L’ auteur cite A Battistini, “Italia ed Europa: I luoghi bifocal dei viaggiatori settecenteschi” dans A.A. VV.;

Paesaggio: Imagine e realta, Electra, Milano, 1981, pp. 71-75.

123 Ibid, l’auteur cite R. Dubbini, Geografie dello sguardo : Visine e paesaggio in età moderna, Einaudi,

Torino, 1994.

124 William Beattie, op. cit. face p. 182 125

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actualisation viatique du retour en grâce de l’art médiéval, pousse sur les routes de France de nombreux peintres parmi lesquels Debelle, Cassien ou encore Sabatier.126 Le paysage naturel, pour sa part, est pour les poètes et les artistes romantiques le « miroir du monde intérieur »127. L’espace naturel des Romantiques, comme les monuments en ruine qu’ils aiment tant, n’inspirent pas tant la beauté recherchée par les Classique ou le charme délectable des récits pittoresques. Ces paysages renvoient à des états d’âme, et les textes comme les images, témoignent du sentiment, souvent noir, que ressent l’âme romantique devant la nature sauvage et grandiose comme devant les ouvrages des hommes attaqués par le temps. Ainsi, dans l’Album du Dauphiné, peut-on lire à propos de la Tour-sans-Venin :

A gauche de ce débris, quelques pierres occupent la plate-forme du rocher : c’est le cimetière du village, et il semblerait qu’on l’a placé à dessein parmi des ruines, pour frapper le vue, en même temps, par le spectacle de deux néants réunis : celui de l’homme et celui de ses ouvrages ! 128

Les images de l’Album du Dauphiné, des Views in the department of the Isère and

the High Alps et Les Vallées vaudoises pittoresques émeuvent souvent par leur caractère

romantique. Les châteaux en ruines comme les fonds de vallées des Hautes-Alpes y font l’objet d’un traitement empreint de mystère, d’angoisse ou de tristesses, sentiments que ressentaient sans doute les dessinateurs face à la fragilité. Dans les Voyages pittoresques et

romantiques, les vues de paysages alpins dessinées par Sabatier offre l’exemple

romantique de l’homme seul face à la nature. Ainsi du berger de la planche représentant les Glaciers de La Grave en Oisans seul au dessus des nuages face à l’immensité immaculée des glaces de la Meije129. Comme le poète, ce personnage n’est qu’une petite chose devant l’immensité millénaire des replis de la terre. Alors que les bergères qui palabrent dans les représentations des villages vaudois sont des personnages pittoresques, ce berger solitaire, dans son alpe grandiose, est un sujet romantique.

126 Voir ch. 9.1 de ce mémoire

127 Guglielmo Scaramellini, op. cit. p. 51

128 Alexandre Debelle et Victor Cassien, op cit. t.1 p.55 129

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