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A la fin du VIIIe siècle, dans les années 1780, le modèle cosmopolite du voyage adopté jusqu’alors par les aristocrates du Grand Tour se voit opposer un patriotisme des voyageurs qui touche une partie des auteurs de notre corpus de sources.

Le patriotisme des voyageurs français

Les images, au sens intellectuel et matériels, sont le résultat de choix conscients ouinconscient de la part de ceux qui les produisent et les répandent. Ce qui a été transmis du Dauphiné durant la période qui nous intéresse, à travers les écrits et les images, est ainsi le résultat d’attitudes différenciées ou généralisées devant l’ancienne province. Lorsque l’on évoque la fabrication d’une image idéale d’un territoire aux XVIIIe et XIXe siècles, l’exemple de la Suisse vient immédiatement à l’esprit. La comparaison se révèle enrichissante puisque l’approche du Dauphiné, qui relève en partie de l’attitude développée à l’égard de la Suisse, est aussi tributaire d’autres attitudes et d’autres présupposés. La découverte de la Suisse et la naissance d’un idéal alpin qui l’a suivie est définie, notamment par Claude Reichler, comme un phénomène en grande partie exogène153. Lieu de passage du Grand Tour puis centre d’attraction des voyageurs européens, la Suisse, comme le Mont-Blanc, ne s’est pas fait connaître seule mais par l’entremise d’auteurs venus de l’Europe entière. Cette extériorité du regard est responsable de l’image des Alpes qui s’est répandue dans l’élite européenne en un siècle. Le succès de l’image pittoresque

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des vallées alpestres et de la simplicité des mœurs de leurs habitants s’est nourrie des espoirs et des illusions que les voyageurs anglais ou français calquaient sur ce qu’ils découvraient. Qu’il s’agisse des premiers qui cherchaient dans les Alpes un paysage et une vie naturels que la révolution industrielle et le développement des chemins de fer et des villes modifiaient chez eux ou des seconds dont la Révolution politique bouleversait la société, tous accueillirent avec enthousiasme cette nature et cette société qu’ils jugeaient immuables –pour les plus conservateurs- ou utopiques –pour les plus progressistes--. Les écrivains suisses, genevois pour nombre d’entre eux, entretinrent également la vision idéalisée d’un territoire géographiquement proche mais si peu connu. Jean-Jacques Rousseau l’avoue lorsque, se souvenant des bords du lac Léman, contrées pittoresques qu’il dépeint dans la Nouvelle Héloïse, il écrit dans Les Confessions « Je ris de la simplicité avec laquelle je suis allé plusieurs fois dans ce pays là uniquement pour y chercher un bonheur imaginaire »154.

Nombre de textes et d’images, que nous étudierons par la suite, cultivent une image alpine du Dauphiné qui s’inscrit dans la lignée de la Suisse idyllique. Les voyageurs qui parcourent le Dauphiné ont l’intention d’aller à la rencontre des paysages exotiques et des populations reculées qui font les Alpes. Cependant, il ressort des récits de voyages que le regard n’est pas uniquement exogène. Les grandes entreprises ou les récits pittoresques sont signés par des auteurs Français qui affirment leur volonté de découvrir la France. Ainsi du baron Taylor qui parcourt le pays entier entre 1820 et 1878. Ces voyageurs abordent la province avec un esprit patriotique qui se manifeste dans les textes comme dans les images. Pour eux, il s’agit de rencontrer en Dauphiné leur patrie, inconnue à certains égards et idéalisée en regard du même sentiment de grandeur en péril qu’éprouvèrent les émigrés après la Révolution. Le goût pour la découverte et la description du patrimoine, de l’histoire, de la population ou encore des montagnes de l’ancienne province du Dauphiné relève donc d’un mouvement d’ensemble, en France, de valorisation des richesses nationales après l’engouement des élites pour le voyage à l’étranger et en particulier au-delà des Alpes. Selon Gilles Bertrand, le repli patriotique qui agite les voyageurs dès 1780, en France mais aussi en Allemagne ou encore en Ecosse, suit une remise en question de la supériorité des destinations étrangères par rapport au territoire

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national155. Loin de dénigrer les destinations traditionnelles, et en particulier l’Italie et son patrimoine exceptionnel, les élites tiennent à transmettre le goût du voyage en France. A la suite de l’historien, citons l’exhortation de Legrand d’Aussy à la transmission des richesses nationales :

Nous recherchons, nous lisons avec avidité tout ce qui concerne les pays étrangers ; et le nôtre, qui dans ses diverses provinces offre de mœurs, des usages, des productions, des montagnes, etc., qu’il serait intéressant de connaitre ; le nôtre, dont la description bien faite, deviendrait un travail si sûr d’être accueilli par des Français, nous ne le connaissons pas !156

Et Gilles Bertrand de noter que cet appel fut entendu et matérialisé dans 700 ouvrages consacrés aux voyages et à la géographie de la France entre 1789 et 1812. Le Dauphiné n’échappa pas au phénomène. En ce qui concerne les récits illustrés, la première relation patriotique illustrée de la province est signée par Jean Benjamin de Laborde et Edme Béguillet en 1782. Leurs tomes III et IV de la Description générale et particulière

de la France offrent en effet une description encyclopédique du Dauphiné. Comme dans

les dix autres tomes parus entre 1781 et 1800, les 239 pages de ce volume détaillent des aspects aussi divers que la minéralogie, la zoologie, l’histoire, la population, l’industrie ou l’ordre judicaire de la province. Les 48 images qui accompagnent cette Description dépeignent les villes et les monuments comme les régions de montagne.

Au XIXe siècle, le moteur patriotique de la relation viatique illustré demeure prégnant. Les destructions de la Révolution puis l’intérêt des romantiques pour l’architecture religieuse médiévale accentuèrent le besoin de décrire le patrimoine des régions de France. De l’Album du Dauphiné de Victor-Désiré Cassien au volume dauphinois des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France –titre des plus explicites quant à la volonté de son auteur- la relation viatique offre au lecteur la description d’une France éternelle, riche de son passé comme de ses caractéristiques

155 Gilles Bertrand, « Aux sources du voyage romantique ; le voyage patriotique dans la France des années

1760-1820 », dans Alain Guyot et Chantal Massol, Voyager en France au temps du romantisme : poétique,

esthétique, idéologie, ELLUG, Université Stendhal, 2003. pp. 35-53

156 Legrand [d’Aussy], Voyage fait en 1787 et 1788, dans la ci-devant Haute et Basse-Auvergne, aujourd’hui

départements du Puy-de-Dôme, du Cantal et partie de celui de la Haute-Loire, Paris, Imprimerie des

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naturelles. Dans l’encart qu’il s’est réservé sur la dernière page du Tome IV de l’édition de 1839 de l’Album du Dauphiné, son éditeur qualifie ainsi cet ouvrage comme « une entreprise qu’il avait placée sous le patronage du plus noble des sentiments, l’amour du pays »

Dauphiné et Italie

Cet élan patriotique qui est au cœur de l’intérêt pour le Dauphiné, inscrit la valorisation de la province dans une course à la beauté ou à la grandeur dont les favoris sont connus. L’enjeu pour les patriotes est de situer la province face à des rivales illustres, l’Italie et la Suisse. Si, comme nous le verrons très bientôt, la seconde est souvent considérée comme vraie rivale, les évocations de la première sont empruntes de déférence. A la fin du XVIIIe siècle, l’Italie, principale but du Grand Tour, demeure la destination idéale pour de tous les voyageurs européens. Le pays doit évidemment sa réputation à la richesse d’un patrimoine et d’arts qui des ruines de l’Antiquité aux chefs d’œuvres renaissants, constituent la quintessence de ce que la civilisation peut produire de grand et de beau pour les esthètes classicistes européens. Si, à la faveur du relativisme introduit par la découverte du paysage suisse, de la montée d’un patriotisme culturel, et de l’intérêt des Romantiques pour un patrimoine médiéval que l’on ne trouve pas qu’en Italie, le regard de l’élite culturelle se pose plus volontiers sur les richesses nationales, le patrimoine et le paysage transalpins demeurent une référence pour les voyageurs. Les textes de l’Album du

Dauphiné nous offrent quelques mentions de l’Italie. Parfois de manière allusive comme

dans le commentaire qui accompagne la représentation du Château de Gap par Alexandre Debelle157 et qui compare l’édifice et le monticule sur lequel il est perché au Capitole. Le Dauphiné peut être également considéré comme un avant goût de l’Italie par le voyageur. Ainsi, pour Sylvain Aymard qui conseille quelques excursions aux curistes d’Uriage, il est heureux de visiter « la magnifique vallée du Graisivaudan, qui, ouvrant la route de l’Italie, se ressent déjà des approches de ce beau pays »158. La description offre parfois l’exemple d’une parenté plus affirmée entre les sites. Les gorges du Furon à Sassenage font ainsi l’objet d’une comparaison élogieuse dans l’Album du Dauphiné :

Pour celui qui connaît l’Italie, la gorge de Sassenage est, pour ainsi dire, la miniature de la fameuse vallée romaine. La caverne de mélusine rappelle si bien la grotte de Neptune, et les sauts écumants du Furon, les cascatelles de l’Anio, qu’avec un peu de bonne volonté,

157 Alexandre Debelle et Victor Cassien, Album du Dauphiné, T.1 , p. 167. 158

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l’imagination cherche bientôt le temple de la Sybille et la maison de Mécène sur le rocher où fut jadis le château des Sassenage.159

Le site apparait comme le Tivoli français. Mais la nature demeure une copie en « miniature » et il manque au site la présence de vestiges antiques pour atteindre un modèle qui accompagne, par l’imagination, le voyageur.