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L’expérience des voyageurs

A la page 198 de son ouvrage, William Beattie s’attarde sur la route qui longe la rivière Guil, sur la route entre Dormilleuse et Château-Queyras. La description des lieux, à vocation testimoniale évidente, tente de faire revivre au lecteur l’intensité du voyage.

On De toutes ces scènes alpines, si riches en tableaux majestueux et imposans, il n’y en a pas, dit le Dr Gilly, de plus terrible et de plus sublime que le pas de la Guil. Un voyageur sera bien dédommagé de ses fatigues en visitant ce canton, et dans le seul but de connaitre un col qui est une des clefs de la France sur la frontière d’Italie […] Pendant plusieurs milles , les eaux de la Guil couvrent toute la largeur du col , qui ressemble plus à un gouffre, ou a une large crevasse dans la montagne qu’à un ravin ; et le sentier, qui dans quelques endroits est à peine assez large pour que deux personnes y passent de front, est taillé dans le roc. Celui-ci s’élève à une telle hauteur que les cimes qui le couronnent paraissent comme ces ouvrages délicatement travaillées qui ornent le haut d’une cathédrale. Ces masses qui s’avancent sur la route et menacent la tête du voyageur, ont quelque chose d’effrayant dont l’imagination peut à peine se faire une idée. […] Quoi qu’il en soit, d’énormes fragments s’en détachent quelquefois ; et, lorsque le vent fait entendre ses rugissements au milieu de cet obscur défilé et vous fait craindre que vous ne soyez précipité dans le torrent qui est au dessous, vous vous étonnez que ces terribles masses ne viennent pas à s’écrouler et à vous écraser dans leur chute. On a beaucoup parlé du danger qu’il y a à suivre un sentier sur une montagne, avec un précipice sous vos pieds : mais réellement il n’offre pas un danger égal à celui d’un voyage au milieu d’un défilé comme celui-ci, où, placé dans le fond du précipice même, vous avez une épaisseur de plusieurs centaines de pieds de roc au dessus de votre tête.

Dans les mots de l’auteur, l’intensité des sentiments d’effroi et d’insécurité éprouvés par les voyageurs semble pleinement retranscrite. Mais il reconnait lui-même que son témoignage ne peut suffire à décrire pleinement une atmosphère et un décor « dont l’imagination peut à peine se faire une idée ». Il ajoute à la suite de ce témoignage :

La gravure ci-jointe donnera de ce passage l’idée la plus claire et la plus exacte ; dans de pareils lieux, rien ne peut suppléer au crayon d’un artiste de talent. Les parties choisies par M. Bartlett sont tout à fait caractéristiques de ce défilé, qui suivant son expression, est grand et terrible à la fois. Ces rocs en saillie menaçant le voyageur de leurs débris, qui roulent presque

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continuellement sur le penchant de la montagne ; des pins gigantesques ombrageant le lit obscur du torrent qui fait retentir le gouffre de ses rugissements, ce sentier escarpé et dangereux, cette profonde solitude, tout se réunit pour effrayer le voyageur, et pour glacer ses sens de surprise et d’effroi 145

« Dans de pareils lieux, rien ne peut suppléer au crayon d’un artiste de talent ». Comme d’autres avant lui, l’auteur reconnait la faiblesse des mots à décrire une réalité aussi nouvelle et curieuse. Avec son témoignage, Beattie réussit, semble-t-il, à décrire ce que ressent le voyageur au fond de ce gouffre. Avec le dessin de Bartlett, l’auteur espère que le lecteur saisira la nature de ce qui cause la peur dans ce lieu. Et l’illustration de William Bartlett apporte en effet « l’idée la plus claire et la plus exacte » du lieu. Dans la plus pure lignée des paysages alpins sublimes, « ce qui est grand et terrible à la fois », le peintre unifie les « parties » que décrit à sa suite Beattie – « rocs en saillie », « pins gigantesques », sentier escarpé » -- pour donner, en un regard, ce « tableau […] le plus terrible et le plus sublime » que Beattie promettait. Il s’agit bien d’un tableau, dans les acceptions diverses du terme. De même que les images des Alpes qui circulaient au XIXème siècle ont contribué à l’émergence d’une image, mentale et culturelle, des Alpes, les tableaux, les planches, des artistes génèrent et répondent à d’autres tableaux, qu’il s’agisse de ceux dressés par les récits des écrivains ou des tableaux, des assemblages mentaux, que l’élite européenne se fait des Alpes comme d’autres régions à travers le monde.

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Figure 3: William Bartlett, Scene in the pass of the Guil dans William Beattie, Les vallées vaudoises

Lorsqu’ils décrivent les gorges du Guil, les deux voyageurs britanniques, font dialoguer leurs deux tableaux en des allers-retours en forme d’écho. Dans les 10 premières lignes de la première description que nous avons citée, Beattie pose à grands traits le décor de ce « col ». Il rassemble un gouffre, un sentier étroit et des parois rocheuses d’une hauteur considérable. Les mots lui permettent d’affiner sa description en qualifiant le col de crevasse plutôt que de ravin et en comparant la hauteur du gouffre à celle d’une cathédrale. Précisions qui ne peuvent cependant permettre au lecteur de se figurer les lieux avec exactitude. L’auteur, dans la suite de son récit, complète le tableau avec des éléments que seuls les mots peuvent décrire. Les rocs, qui se détachent quelquefois, entrent ainsi en mouvement. Le son, les « rugissement », complètent le tableau.

Ensuite, l’auteur invite le peintre à répondre, à apporter son exactitude dans la représentation visuelle. Puis il commente le tableau de Bartlett. Cette deuxième description des lieux, différente de la première puisqu’adressée au lecteur qui a désormais une représentation visuelle des lieux précise, permet à ce dernier de se figurer un troisième tableau du lieu, une image dynamique et pluri sensorielle. En effet William Beattie ajoute aux rocs peints par le peintre le mouvement qu’il avait décrit plus tôt, relève l’importance de l’obscurité dans laquelle est plongé le cours d’eau et sonorise la scène avec les fameux « rugissements » du torrent. Un tableau est né dans l’esprit du lecteur, fait de la collaboration entre l’exactitude et la précision de l’image et la capacité des mots à décrire ce qu’un regard ne peut voir.

Au-delà, le texte et l’image se disputent la transmission des émotions. Dans le

Guide du voyageur en Oisans, Roussillon décrit la galerie de l’Infernet 146 dans les Hautes- Alpes, un tunnel routier situé entre la Grave et le Col du Lautaret Le texte, voisin de l’image, décrit les lieux ainsi :

Tout à coup l’œil, comme égaré dans le vide, se précipite avec effroi sur les gouffres de l’Infernet et sur leurs rochers affreux ; il n’ose en sonder la profondeur, que le sourd mugissement de la Romanche indique à l’oreille, et se hâte de franchir l’abîme pour aller se poser au-delà sur un gracieux tableau d’habitations et de cultures. A une certaine distance, et dans la direction même de la route, il aperçoit un point noir où elle semble s’arrêter pour reparaitre un peu plus loin. Ce point est l’entrée de la galerie de l’Infernet. Au premier abord, un frisson involontaire saisit les sens, à la vue de ces monts effrayants qu’il faut parcourir, de cette sombre ouverture que l’on a à traverser ; mais la route serpente avec grâce autour d’une

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colline ; elle est commode et sûre ; l’épouvante fait place à la curiosité, et l’on désire voir de près ce monument du génie de l’Empire147

Figure 4: Passage et Galerie de l'Infernet dans Guide du voyageur en Oisans, Joseph Hyacinthe Roussillon, Grenoble, Maisonville, 1854. Image BMG

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