de l’art (volontairement succinct) et les arts picturaux laisse envisager certaines
caractéristiques structurelles de l’image-collage, avant de considérer le document épistolaire
comme un « collage énonciatif ».
1.1. Les clichés-puzzles : photographie et collage visuel
Dans une perspective plastique de l’image, certains éléments de la filmographie de
Jean-Pierre Jeunet retiennent notre attention, et notamment les photographies. Dans Le
Fabuleux destin d'Amélie Poulain, le personnage de Nino collectionne les clichés ratés des
photomatons et abandonnés par les usagers mécontents, il compose ainsi un album de famille
d’anonymes. La surexposition ou un mauvais cadrage comptent parmi les défauts les plus
récurrents de cette série de portraits. Afin d’attirer son attention pour lui fixer un rendez-vous,
Amélie pose pour un cliché qu’elle déchire et dont elle sème les morceaux aux alentours du
photomaton. Une fois résolu, ce cliché-puzzle révèle à Nino une heure et un endroit de
rendez-vous [Ill. 36a]. Le collage est nécessaire à la résolution de l’énigme et à la rencontre
du couple. Grâce à un plan fixe de la photo en morceaux, nous suivons la reconstitution de
Nino de telle sorte que la révélation est simultanée pour le personnage et pour le spectateur.
Ce cliché recomposé est à apprécier comme un indice de la relation étroite qui se noue dans
l’œuvre de Jeunet entre photographie et identité, entre épreuve photographique et preuve de
vérité
1. Non seulement la reconnaissance des amants emprunte l’intermédiaire du média
photographique mais tous deux avancent d’abord masqués et déguisés (Nino en personnage
de squelette et Amélie en personnage de Zorro), comme un gage à la fois de présence et
d’intimité préservée. Un autre exemple de ce défaut d’identification est manifeste dans les
clichés du nain de jardin que reçoit le père d’Amélie [Ill. 36b]. La diégèse justifie
logiquement ces clichés souvenirs de voyage grâce au personnage de l’hôtesse de l’air, mais
ils sont plus que suspects aux yeux du spectateur : la pose de la statuette devant les plus
célèbres monuments du monde est le résultat d’un trucage (mise en perspective de l’objet sur
un arrière-plan photographique)
2. Autre indice de ce lien entre vérité et photographie, les
clichés sont le fait de deux techniques de photographie particulières, le photomaton et le
« Polaroïd ». La première technique est utilisée pour des photographies officielles, destinées à
apparaître sur les documents administratifs (carte d’identité, passeport), la seconde produit des
clichés développés instantanément, dans les secondes qui suivent la prise de vue. La
1 Sur cette thématique, nous renvoyons à l’analyse des galeries de portraits. Cf. « L’art du portrait ». p. 61.
spontanéité de ces clichés est communément un indice de réalité. Leur détournement à des
fins artistiques pour le film remet d’autant plus en cause ce rapport d’authenticité.
Ill. 36a
Le Fabuleux destin d'Amélie Poulain (1.30.04) Le cliché-puzzle recomposé par Nino
Ill. 36b Le Fabuleux destin d'Amélie Poulain (0.55.17) Un cliché-montage du nain de jardin
Selon Roland Barthes, la photographie implique que « je ne puis jamais nier que la
chose a été »
1; cet art de l’immobilité atteste d’un réel passé. Confusément admise comme
une preuve de vérité, cette image fige un instant illusoirement présent. Quand elle concerne
les personnes, elle en conserve un souvenir physique impérissable, d’où son utilisation pour
un art du portrait, officiel, modélisé ou pris sur le vif. La pratique utilitaire du portrait des
usagers des photomatons est un thème central du film Le Fabuleux destin d'Amélie Poulain ;
elle se mue en pratique artistique par leur mise en collection et la mise en valeur de leurs
défauts. Associée au thème de l’identification, elle est au cœur d’un des secrets du film, celui
de « l’inconnu du photomaton », cet homme qui utilise régulièrement les photomatons mais
qui laisse toujours ses clichés en sortant. La première explication proposée par Amélie est que
cet homme est mort et qu’il fixe son image sur le film photographique pour ne pas se faire
oublier des vivants ; il hante ainsi l’album et les pensées du collectionneur Nino. « Enigme
fascinante et funèbre »
2, la photographie est la trace d’un moment qui n’est plus, mais qui
demeure à jamais sur le cliché. À cet égard, il est possible d’évoquer en parallèle les photos
que Mathilde dans Un long dimanche de fiançailles brûle à deux reprises : un trou béant est
laissé à la place des visages de ceux qui ont disparu (ses parents et Manech), le feu consume
les espoirs en même temps qu’il dénie le pouvoir mythifiant de la photographie. En marge de
cette interprétation romanesque sinon philosophique de l’épreuve photographique, la
révélation de l’identité du personnage énigmatique du Fabuleux destin d'Amélie Poulain a
recours à une technique de collage pictural plus prosaïque [Ill. 36c – 36d].
1 Roland Barthes, La Chambre claire, Note sur la photographie (1980), Œuvres complètes, V, Livres, Textes, Entretiens, 1977-1980, Paris : Seuil, 2002. p. 811.
Ill. 36c
Le Fabuleux destin d'Amélie Poulain (1.23.19) L’inconnu du photomaton
Ill. 36d Le Fabuleux destin d'Amélie Poulain (1.23.21) L’inconnu du photomaton