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Dans le film, l’objet épistolaire, de sa forme la plus simple (un mot transmis) à la plus élaborée (une missive complète), compte d’abord parmi les objets du décor, au sens concret

du terme, il doit pouvoir être traité comme tous les autres accessoires. Mais la lettre est aussi

l’instant d’une narration, d’un message enchâssé qui superpose aux images présentes celles

d’une évocation absente. Enfin, le texte épistolaire s’annonce comme la promesse d’un acte

de parole différé, mais réactualisé.

Le texte littéraire a à sa disposition plusieurs techniques d’insertion et de citation de la

lettre. Le discours direct la reproduit telle quelle, soit directement insérée dans la narration

(typographiée en marge du texte principal, comme un gage de son existence), soit relayée par

un discours indirect plus ou moins fidèle. Le discours indirect inclut le texte de la lettre dans

le discours d’un personnage et le subordonne à une instance de parole supérieure ; le discours

indirect libre adapte le texte épistolaire à celui de la narration ; le discours narrativisé poursuit

cette transformation en n’offrant qu’un résumé du message plus ou moins succinct.

Dans le film, la transposition d’une lettre emprunte les mêmes moyens quand il s’agit

de considérer seulement les mots de la lettre. Mais, même dans la perspective d’un art

verbo-centré qui fait de la parole un élément fondamental, le cinéma ne se limite pas à une simple

audition du texte de la lettre. Lue par un personnage, elle est déjà interprétée, et, parce qu’il

superpose les espaces et les temps et qu’il combine l’image et le son, le film expose la lettre,

il en fait un enjeu non seulement narratif, mais aussi énonciatif.

Pourquoi faire de la lettre un procédé du récit à l’écran, là où contrairement à l’écrit, la

réalité des corps permet à la fois mimesis et diegesis, c'est-à-dire représentation et narration

des actions ? Comment représenter à l’écran les actes d’écriture ou de lecture ? Le film est-il

un lieu structurellement et esthétiquement approprié à ces actes silencieux et immobiles ?

Comment accorder l’attitude d’un acte résolument intime à une trame mouvante et bruyante ?

Le cinéma, et en particulier celui de Jean-Pierre Jeunet, bénéficie-t-il de codes de

représentation singuliers, pour signaler au spectateur l’entrée dans une communication

différée ?

1. La représentation de l’acte d’écriture : l’écriture iconique ou signifiante

Coupé de la situation de communication immédiate, le personnage qui écrit est lié à un

ailleurs, à un absent de l’écran. Il est placé dans une relation entre le présent montré et un hors

champ peut-être à jamais inaccessible. Mais il est en même temps pour le spectateur un écho

de sa position de regardant. Généralement, ce sont par des images fixes que sont harmonisées

la quiétude de l’acte et sa représentation. Attablé face à une feuille de papier ou à un clavier,

le personnage-écrivant attire sur lui un double regard : celui du spectateur, qui s’intéresse à

l’image de l’acte et celui du spectateur-lecteur, qui peut être curieux du contenu du message.

Mais dans une vue globale, le contenu du message reste imperceptible compte tenu des

différences d’échelle. Souvent, un gros plan rend le message déchiffrable, la monstration du

texte de la lettre fait alors s’entrechoquer deux qualités du message : son signifié et son

signifiant. Si le spectateur partage les compétences linguistiques du personnage, si les signes

écrits sont déchiffrables et font sens, alors, instinctivement, le visionnage devient lecture,

l’image du film une page d’écriture. Mais si le personnage écrit dans une langue inconnue ou

confusément, le texte est une image iconique du film comme une autre, à contempler. Cette

frontière entre lisible et illisible, entre signifié et signifiant, délimite écriture et dessin,

signification et représentation, elle coexiste à n’importe quelle apparition de l’écrit à l’image.

La représentation de l’acte d’écriture est peut-être un moyen de concilier ces deux

dimensions. La présence de la main de l’écrivant ou de l’outil d’écriture libère le texte de son

impératif de signification et en fait une image iconique. Si les symboles ne sont plus à

décoder, le geste passe au premier plan. Le mouvement de la main et le bruit qui peut

l’accompagner (frottement de la plume sur le papier ou choc des touches du clavier) centrent

l’attention sur l’acte, sur le tracé des lettres. L’écriture devient calligraphie et manifestation

d’une expression graphique personnelle. Le film a donc la possibilité d’évacuer le sens du

texte pour n’en conserver que l’aspect iconique. Et si une voix assume le contenu du texte, le

tracé, vidé de l’impératif de sens, n’en est que plus apprécié. La lecture cède la place à la

contemplation. Cette tension entre le signifié et le signifiant du message écrit appelle

nécessairement un choix de la part du réalisateur quand à la position du spectateur, dans la

confidence ou non. Dans le cas d’une révélation du message (visuelle ou auditive), se met en

place une convergence parfaite et idéale des points de vue du spectateur et du lecteur fictif. La

caméra emprunte le champ de vision et d’audition de ce dernier, tout en usant d’un éventuel

effet de loupe. Le tracé des mots est observé de très près, tandis que la bande son laisse

entendre un énoncé audible, distinct des opérations mentales complexes et confuses qui se

jouent dans l’acte d’écriture. Il est finalement rare que le spectateur se positionne en simple

lecteur, qui n’aurait accès qu’à la simple matière écrite, les bruitages ou les mouvements de

caméra sont autant d’indices signifiants de la matière filmique. L’intérêt visuel et sonore porté

aux instruments de l’écriture illustre cette volonté de mise en scène de l’écriture.

2. La transmission de la lettre, enjeux dramatiques et esthétiques

La missive est un lien entre deux espaces et deux temporalités. Ce passage d’une

énonciation à l’autre est une ressource dramatique précieuse, engendrant attente, surprise,

frustration ou même fascination (comme lorsque la lettre est celle d’un mort ou d’un disparu).

Parfois, le messager est aussi important que le message. La communication écrite diffère sur

ce point de la communication orale à distance, par téléphone, pour laquelle il n’y a qu’un

décalage spatial ; les utilisateurs n’ont pas recours à un dépositaire du message. Il sera

d’ailleurs intéressant d’observer les différences de traitement cinématographique de ces deux