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Cette réflexion lexicologique sur la notion de genre nous permet d’avancer quelques hypothèses quant au choix du nom dérivé « générique » comme désignation du pré-texte au

1.3. Le générique, substantif

Cette réflexion lexicologique sur la notion de genre nous permet d’avancer quelques

hypothèses quant au choix du nom dérivé « générique » comme désignation du pré-texte au

film.

Ce terme a d’abord un emploi adjectival, peu équivoque. Formé par la dérivation

suffixale du substantif, l’adjectif « générique » signifie littéralement « relatif au genre, qui est

propre au genre » et s’oppose à « spécifique », formé sur le même modèle, à partir de

« espèce » (on retrouve là les dénominations chères à Aristote). L’emploi philosophique est

attesté (est générique ce qui relève d’une extension supérieure), ainsi que l’emploi biologique

(les espèces vivantes entretiennent des caractéristiques génériques, qui les rapprochent, ou au

contraire des caractéristiques spécifiques, qui les distinguent).

Mais l’emploi qui nous intéresse résulte d’une dérivation impropre, l’adjectif passant

dans la classe du nom commun. Ni l’histoire de la langue ni la théorie du cinéma ne précisent

les circonstances de ce glissement de sens. L’incertitude laissée autour du choix de cette

désignation ne le rend que plus curieux. En effet, la force de la culture littéraire nous

pousserait dans un premier temps à considérer ce moment du film comme un révélateur des

qualités « génériques » du film, c'est-à-dire de ces caractéristiques globales qui le rapprochent

de certains films et l’éloignent d’autres, qui nous autorisent par suite à le classer dans une

catégorie plus large (un genre au sens littéraire du terme). Mais il est facile de constater que

les films ne profitent guère de cet instant digressif pour annoncer leur genre, ils accomplissent

plutôt cette tâche dans la continuité de l’œuvre. Cet instant n’est pas plus qu’un autre

révélateur d’un genre. Pourquoi donc le nommer ainsi ?

Le générique donne toutefois un certain nombre d’informations qui peuvent s’avérer

précieuses dans les tentatives de repérage du genre. Le nom du réalisateur, le nom des acteurs

et le reste de la liste des techniciens peuvent, dans l’absolu, être les indices du genre du film.

Le nom d’Alfred Hitchcock est naturellement associé au suspense

1

, celui de tel acteur à la

comédie musicale, etc. Mais ces remarques ne sont valables que dans l’hypothèse d’un

spectateur averti (dont la connaissance encyclopédique du cinéma est suffisante pour opérer

ces rapprochements) et surtout dans l’idéal d’une stabilité des emplois et des rôles, idéal

heureusement utopique. L’œuvre de Jeunet suffit à contrecarrer cette hypothèse : les cinq

1 Il faudrait ici s’interroger sur la pertinence de cette dénomination, est-ce un « genre » à proprement parler ? L’œuvre d’Alfred Hitchcock, dans sa cohérence et sa continuité ne constitue pas elle-même un genre à part entière ? Les questions affluent.

longs métrages à son actif appartiennent tous à des genres différents : Delicatessen : comédie,

comédie fantastique, humour noir ; La Cité des enfants perdus : film fantastique, film

d’aventure ; Alien Resurrection : science-fiction, action, thriller ; Le Fabuleux destin d’Amélie

Poulain : comédie, comédie romantique ; Un long dimanche de fiançailles : comédie

dramatique, adaptation littéraire

1

. Le nom de Jean-Pierre Jeunet, réalisateur, ne suffit donc pas

à fixer le genre du film à venir ; de même, celui de Dominique Pinon, acteur fétiche du

réalisateur, présent dans toutes ses œuvres, ne peut être associé à un genre unique (par défaut,

il l’est, à un réalisateur).

Ces indications d’ordre technique marquent pourtant l’origine du film, elles dévoilent

les circonstances de sa création, de sa naissance. Nous rejoignons ici le sens initial du mot

« genre », celui de genos, le lieu, les conditions, le temps de la naissance. Les mentions écrites

du générique sont la trace de la « genèse » (mot issu de genos) du film, dans sa forme

minimale, par la simple apparition de ses actants. Elles identifient le film par sa source et

l’inscrivent également dans une filmographie. Et cette identification ne va-t-elle pas tout

simplement à l’encontre du principe globalisant du « genre » ? Nous sommes là devant une

quasi-incohérence, le générique porte, avec ses mentions écrites, un message de l’ordre de la

« spécificité », qui détermine une « espèce », et non un genre.

2. Le générique, lieu d’expression d’un genre ?

Si le contenu du générique ne fixe pas le genre du film, qu’en est-il alors de ses

modalités d’apparition à l’écran ? Peut-être qu’il y a là, dans sa forme graphique, dans le

travail de composition et d’insertion dans la diégèse, un terrain d’observation propice à

révéler l’appartenance à un genre. Par l’analyse des génériques des films de notre corpus,

nous voulons mettre en évidence les moyens utilisés par ce segment filmique pour positionner

le spectateur sur la voie d’un genre. Nous serons particulièrement attentifs à l’irruption du

générique dans l’espace de l’écran (c'est-à-dire à la disposition des mentions graphiques sur

l’image) et dans celui de la diégèse.

1 Nous ne nous arrêtons pas sur la pertinence de ces dénominations, les différents dictionnaires ou répertoires de films consultés font état de plusieurs classements possibles, preuve supplémentaire de l’instabilité de cette répartition pour le septième art.

2.1. L’image-titre

L’image-titre correspond à cet instant précis du générique où le titre de l’œuvre est

lisible à l’écran. Le titre fut la première information donnée par les cartons du cinéma muet,

bien avant que ne s’affirment les responsables et les participants ; il est en quelque sorte un

« générique minimal ». Le travail de graphie et de mise en espace dont il fait l’objet a pour

but d’esquisser une ambiance, le plus souvent confirmée par le film. En passant en revue la

composition visuelle des différents écrans-titres des longs métrages de Jean-Pierre Jeunet,

nous en saisirons les enjeux esthétiques et symboliques.

2.1.1. Delicatessen

Dans le film Delicatessen, le générique d’ouverture est intercalé après une première

séquence que nous résumons rapidement. Le film débute par un plan extérieur de l’immeuble

dans lequel se situe l’action, avec des plans successifs de la façade et surtout de la vitrine de la

boutique du boucher-traiteur, qui laisse apparaître à deux reprises le nom du magasin,

« Delicatessen », sur la devanture et sur la vitre de la porte d’entrée. La porte s’ouvre avec un

tintement de carillon et nous découvrons le boucher en train d’aiguiser son hachoir. Le bruit

de son geste régulier se propage dans les conduits d’aération de l’immeuble, jusqu’à ce qu’il

parvienne à un auditeur au visage inquiet, en train de se camoufler à l’aide de journaux et de

papiers usagés. À l’extérieur, un camion signale son arrivée par un son d’avertisseur qui, à

distance, unit les deux personnages dans une même attitude d’écoute. L’individu camouflé

descend les escaliers prudemment. Au rez-de-chaussée, à côté du camion qui est celui du

ramassage des ordures, les éboueurs manipulent les poubelles métalliques sous l’œil attentif

du boucher. C’est dans l’une d’elles que s’est dissimulé l’homme camouflé. Mais c’est

précisément dans celle-ci que le boucher jette le mégot de son cigare encore incandescent, et

nous entendons, avec le boucher et l’éboueur, un petit gémissement de douleur émaner de la

poubelle. Dans le plan suivant, le point de vue est situé à l’intérieur de la poubelle, qui est

déplacée jusqu’à l’intérieur de la boutique (on perçoit le tintement du carillon de la porte

d’entrée). Le couvercle s’ouvre et, en contre-plongée, nous voyons le boucher ricanant et

levant haut son hachoir avant de l’abattre sur l’homme caché [Ill. 24a]. C’est à ce moment

précis, à la suite du cri d’effort du boucher et du bruit du hachoir qui fend l’air et qui frappe

l’homme, que survient l’image-titre et le générique d’ouverture [Ill. 24b].

Ill. 24a Delicatessen (0.03.11) Image pré-générique Ill. 24b Delicatessen (0.03.15) Image-titre

Le mouvement de descente du hachoir entraîne la descente du titre de l’œuvre sur fond

noir, dans un intervalle temporel très bref, d’où l’importance de la vue en contre-plongée qui

accentue l’impression de descente verticale. Le mot « Delicatessen » surgit de cette façon à

l’écran, il semble tomber du haut de l’écran avec poids, à la manière d’un rideau de fer qui se

baisserait brutalement. Un flash sonore amplifie cet effet de soudaineté. Vient ensuite un très

effet musical synchrone de l’apparition d’un nouvel élément. Au-dessus de l’inscription

« Delicatessen », qui occupe toute la largeur de l’image, dans le fond noir, point l’enseigne de

la boutique. Ce cochon sculpté se balance, retenu par deux chaînes, en jouant avec la lumière

(sur le mode de l’apparition et de la disparition) et avec le son (la musique de fond est doublée

d’un grincement métallique). Intéressons-nous au travail typographique du titre [Ill. 24b]. Sur

fond noir, le mot tranche par ses teintes jaunes, plus ou moins claires. À y regarder de plus

près, les lettres ont un aspect de « papier froissé » qui évoque les journaux utilisés par

l’homme pour se camoufler, ou qui va rappeler a posteriori le papier d’emballage dont se sert

le boucher dans son commerce. Les lettres capitales sont larges et sans empattement, avec un

espacement minimum, ce qui a pour effet de donner du poids à cette mention, qui justement

tombe du haut de l’image. Nous remarquons aussi la forme symbolique « S », évocation des

esses, crochets utilisés par les bouchers.

1

Les lettres sont de dimension régulière, mais la

forme du « C », l’inclinaison du « A » et la courbe donnée aux « S » laissent penser qu’il

s’agit là d’une police de caractère dessinée pour le film, mêlant plusieurs esthétiques. Les

trois lettres citées se distinguent de la régularité des autres. Aussi, ces écarts confirment l’idée

1 Une interprétation plus radicale verrait dans ce double « S » une allusion à la Schutzstaffel du régime nazi. Le contexte social et politique, les références aux forces militaires et les trahisons et collaborations entre les locataires appuieraient sans doute cette lecture, mais à cet instant du film, elle nous semble excessive. De plus, le graphisme arrondi de la double lettre du générique ne correspond pas à l’emblème nazi connu, plus anguleux. Pour une relecture complète du film à la lumière des événements historiques de cette période, nous renvoyons à

Graeme Hayes, « Replaying history as farce : postmodernism and the construction of Vichy in Delicatessen »,

de caractères découpés dans une feuille de papier d’emballage, la découpe infléchissant le