les personnages, mais par relais visuel à destination du spectateur. Ainsi, les souvenirs
partagent l’écran avec la diégèse principale, dans l’espace d’un même cadre, grâce notamment
aux effets d’incrustation [Ill. 5a]. Les strates spatio-temporelles et les situations narratives
coexistent au sein d’un même cadre, celui de la diégèse principale et de l’autorité narratrice
(ici dans l’image proposée, il s’agit de la sœur d’un officier allemand, qui transmet le récit de
son frère, témoin des derniers instants des condamnés sur le front). Toute la surface de l’écran
est exploitée, un travail sur les couleurs et les textures délimite les deux messages.
Ill. 5a
Un long dimanche de fiançailles (1.30.04) Le partage du cadre
Ce procédé cinématographique, qui consiste dans la séparation du cadre de l’image en
plusieurs parties, de manière à montrer simultanément plusieurs actions, plusieurs temps et
plusieurs lieux, est nommé « split screen » ou « polyptyque ». En histoire de l’art, le
« polyptyque » désigne une œuvre (en général le tableau d’un autel) composée sur plusieurs
volets, c'est-à-dire dans plusieurs cadres combinés au sein d’un même ensemble, à la manière
d’un vitrail [Ill. 5b]. Abel Gance utilise ce procédé de partage dans Napoléon
1; la séparation
de l’écran en trois parties distinctes permet la diffusion simultanée de trois images [Ill. 5c]. Le
réalisateur nomme cette technique la « polyvision » et l’explique ainsi :
La partie centrale du triptyque, c’est de la prose et les deux parties latérales sont de la
poésie, le tout s’appelant cinéma.
2Le centre de l’écran est réservé à la narration, à la linéarité (« prose ») du récit, quand
les parties annexes logent des messages d’une intention plus lyrique et symbolique. Dans ce
cas, la juxtaposition compte plus pour les connotations et les allusions qu’elle draine que pour
l’effet de simultanéité qu’elle provoque.
1 Abel Gance, Napoléon, 1927.
2 Cité par Francesco Capurro, « Napoléon (Abel Gance, 1927) », Il était une fois le cinéma, site Internet http://www.iletaitunefoislecinema.com/chronique (consulté le 18 novembre 2008).
Ill. 5b
Hubert et Jan Van Eyck, L’Agneau mystique, 1432 Cathédrale Saint-Bavon de Gand, Belgique Le partage du cadre
Ill. 5c Napoléon Le partage du cadre
Le terme anglo-saxon « split » présent dans l’emprunt « split screen » signale cette
scission, cette division marquée de l’espace de représentation, telle que la télévision l’utilise
aussi largement. Dans cette technique de collage, des contours sont en général dessinés autour
de chacun des espaces, circonscrivant ainsi le message dans un cadre confiné et déterminé, le
plus souvent dans une forme rectangulaire ou quadrilatère, dans une organisation géométrique
aisément lisible. Jean-Pierre Jeunet choisit au contraire de fondre les deux discours l’un dans
l’autre, comme dans cet autre exemple où la scène de la condamnation des soldats est
incrustée pendant la lecture de la lettre officielle qui en rend compte [Ill. 5d]. La coexistence
des messages repose donc sur une capacité stratiforme conférée à l’image et au cadre
cinématographique, qui habituellement sont plutôt considérés comme des surfaces planes.
C’est de cette épaisseur structurelle qu’émanent les récits enchâssés et les projections
mentales, manifestations orales et visuelles d’une instance narrative et énonciative. Ainsi, de
la même manière que les sons, les images se fondent. Si le personnage ne « voit » pas
directement, l’incrustation relaie son acte de narration (dans le premier exemple) ou sa pensée
(dans le second exemple d’une lecture muette) et projette les visions de son « œil mental ».
Ill. 5d
Un long dimanche de fiançailles (0.41.54) Le partage du cadre
2.1.3. L’œil fantasmé
Un dernier pas vers un autre état d’inconscience est franchi avec « l’œil fantasmé »,
celui du personnage qui délire ou qui rêve. Les moyens cinématographiques pour signaler cet
état d’activité inconsciente diffèrent de ceux présentés ci-dessus, en ce sens, que la
représentation du rêve est souvent synonyme de vague, de flou et de brumeux. Pour ce faire,
leur cadrage est plus tremblant, les limites de l’image saisies sont bordées de noir.
D’un film à l’autre, on retrouve des codes visuels semblables. Dans l’extrait du rêve de
Julie dans Delicatessen, les images contrastent sur un fond noir, totalement opaque, sans
profondeur [Ill. 6a]. L’éclairage est cru, mais partiel, de manière à ne montrer que des bribes
d’éléments. Dans le rêve de Mathilde dans Un long dimanche de fiançailles, les zones
obscures sont également importantes, elles dessinent autour des images un cadre « dans » le
cadre [Ill. 6b]. Le contenu des visions apparaît dans une ouverture lumineuse, comparable à
celle d’une ouverture en iris. Là encore, la luminosité est très vive, avec les mêmes tons sépia
que dans le reste du film. Caractérisées par des mouvements rapides et des contours flous, ces
deux images ont été travaillées, tant au niveau de leur composition que de leur apparition, de
manière à suggérer l’émergence d’un mirage inconscient. Le contour du cadre intérieur
comme le cadrage, hésitant et oscillant, génèrent une impression d’intangible et d’aléa propre
au rêve.
Ill. 6a
Delicatessen (0.34.42) L’œil fantasmé
Ill. 6b Un long dimanche de fiançailles (0.33.54) L’œil fantasmé
Parfois, le rêve est éveillé, il est une hallucination. Certains héros du corpus ont en
commun une propension au fantasme. La mise en images de ces délires hypnotiques prend
souvent la forme d’un film dans le film, par un effet de redondance narrative, mais aussi par le
marquage générique et formel de ces séquences insérées. Les exemples les plus probants
concernent le personnage d’Amélie Poulain, qui compose intérieurement des scénarios sur
son destin ou celui des autres personnages. Le passage de la couleur au noir et blanc,
l’utilisation d’images d’archives comptent parmi les moyens caractéristiques de ces messages
enchâssés. Par exemple, la jeune femme « visionne » chez elle le film possible de sa vie, son
hypothétique destin malheureux ; les anecdotes la concernant sont composées d’images
d’archives (ou stock-shots) et de trucages plus ou moins manifestes, agencés sur le récit d’une
voix off à visée documentaire
1. Diffusées par le biais d’un écran de télévision (qui s’apparente
plus ou moins à une machine d’optique fantasmagorique), les images apparaissent dans un
cadre redoublé, symptomatique du discours dans le discours [Ill. 6c].
Ill. 6c
Le Fabuleux destin d'Amélie Poulain (0.37.01) L’œil fantasmé