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Dans le but de développer le désir performatif, d'équité et d'émancipation du théâtre anarchiste, nous nous appuierons sur la pensée du philosophe Jacques Rancière et ses concepts de partage du sensible, de traduction et de transmission horizontale du savoir.

Jean Jaurès disait du drame qu'il « est déjà, en quelque mesure, le Prologue de la Révolution elle-même, puisque comme la Révolution, il met la foule en mouvement431 ». Le théâtre anarchisant, en tant que théâtre militant, implique une volonté performative puisque les réflexions menées sur scène par les acteurs sont dans le but de faire réagir le spectateur. Cette tension parole/action est rendue possible grâce à la traduction, un dispositif du philosophe Jacques Rancière qui permet de réduire la distance entre ceux qui transmettent le savoir et ceux qui l'intègrent, en permettant l'appropriation des informations par les récepteurs. Un théâtre anarchiste contemporain saurait, à notre sens, trouver le juste équilibre entre cette volonté performative induisant l'action, la traduction du savoir et l'horizontalité de ce dernier.

Jacques Rancière dans son ouvrage Le Maître ignorant, émet le désir d'une redistribution des rôles de maître et d'apprenant en cassant la hiérarchie verticale. Ainsi, il s'agit plutôt d'une relation de co-construction du savoir, grâce à une conscientisation des savoirs-faire de chacun. Grâce à l'échange, les savoirs sont décuplés.

Jacques Rancière fait une analogie entre trois relations qui sont, d'abord, celle entretenue théâtralement par le spectateur et l'artiste, ensuite, celle entretenue politiquement par le citoyen et l'État et enfin, celle, pédagogique, entretenue par le maître et l'élève. Ces trois

431JAURÈS, Jean, « Le théâtre social », La Revue d'Art Dramatique, déc. 1900, dernière consultation le 28/05/2016. http://www.jaures.eu/ressources/de_jaures/le-theatre-social-1900/

relations sont sous-tendues par des rapports de pouvoir dans lesquels on peut distinguer un dominant et un dominé. Dans sa réflexion philosophique, Jacques Rancière, dans une recherche égalitariste, souhaite repenser ces tensions scène/salle, citoyen/État et élève/maître en prenant en compte les dominés pour accéder à une réelle émancipation. Il s'agit d'abord pour lui de repenser le politique comme « le lieu d'une sagesse propre à la puissance anarchique, conflictuelle du multiple432 ». Selon lui, le collectif est plus sage que l'individu unique qui ne peut confronter ses idées puisqu'il s'érige en maître. On retrouve tout à fait la pensée anarchiste selon laquelle, qu'il s'agisse d'art (Proudhon) ou de politique (Malatesta), tout citoyen peut donner son avis sans être considéré au préalable comme ignorant.

Le philosophe repense la relation entre le spectateur et le comédien de la même manière et met en avant ce qu'il nomme le « paradoxe du spectateur » : « il n'y a pas de théâtre sans spectateur » or, « c'est un mal d'être spectateur433 », et ceci pour deux raisons. La première étant que « regarder est le contraire de connaître » et la seconde étant que regarder est « le contraire d'agir434 ». Ainsi, le spectateur est restreint au rôle d'ignorant, incapable d'action. Rancière propose donc un « théâtre sans spectateur, où les assistants apprennent au lieu d'être séduits par des images, où ils deviennent des participants actifs au lieu d'être des voyeurs passifs435 ». Il propose un théâtre pédagogique, dans lequel, comme il l'avait proposé dans Le Maître ignorant436 concernant le maître et l'élève, l'acteur ne se place plus en position

de « celui qui sait ». La tension acteur/spectateur disparaît avec la tension savoir/ignorance et maître/élève. Il est possible d'imaginer la fin de la tension scène/salle dans ce processus éminemment politique d'émancipation intellectuelle, de démocratisation. C'est, selon le philosophe, la disparition de la distance « radicale » entre les spectateurs passifs et les acteurs actifs, en présupposant que « tout spectateur est déjà acteur de son histoire, tout acteur, tout homme d'action spectateur de la même histoire437 ». Il s'agit d'admettre l'action individuelle et de brouiller les rôles en considérant que l'acteur est lui-même spectateur de l'histoire dont le spectateur est acteur. Tout individu est à la fois acteur et spectateur dans sa relation à l'autre. De fait, la tension scène/salle peut être brisée.

432 RANCIERE, Jacques, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, La Fabrique-Éditions, « Folio/Essais, 1998, p. 13 in PLANA, Muriel, Théâtre et Politique : modèles et concepts, op.cit., p. 114.

433 RANCIERE, Le spectateur...op.cit., p. 8. 434Ibid.

435Ibid., p. 9.

436 RANCIERE, Jacques, Le maître ignorant, Fayard, 1987. 437 RANCIERE, Le spectateur… op.cit., p. 21.

Cette volonté anarchiste se retrouve dans le désir théâtral de Jean Grave avec la participation de tous, y compris du spectateur, à la création. Toutefois, les statuts d'acteur, de metteur en scène, de régisseur et de spectateur sont toujours présents. Un théâtre anarchiste saurait-il trouver les dispositifs pour dépasser cette limite ? En supprimant la tension scène/salle, le théâtre de rue quitte l'institution, le lieu pré-établi mais ne dépasse pas la barrière acteur/spectateur. Cela est permis par le Théâtre de l'Opprimé d'Augusto Boal, mais la place n'est alors faite qu'aux opprimés, et non aux personnes se sentant émancipées ou faisant partie de la majorité « dominante ». De plus, si la destruction de la tension scène/salle est possible, la destruction de la relation maître/élève est-elle réellement concevable ? Comment l'artiste peut-il transmettre sa conception politique sans présupposer une ignorance de la part des spectateurs ? Une création collective, horizontale et dans laquelle public et acteur se confondent serait-elle réellement théâtrale ? S'agit-il alors de redéfinir ce qui « fait » théâtre pour permette au théâtre anarchiste d'exister ?

Le théâtre anarchiste se situerait-il dans la déconstruction totale de tous rapports hiérarchiques, de toute distinction ? Olivier Neveux nous dit que, jusqu'à présent, ce désir est resté en germe : « le théâtre militant est une forme modifiable qui ne cesse de tendre à effacer la frontière entre représentant et représenté, à proposer des dispositifs participatifs. Cette tentative est néanmoins restée, le plus souvent, à l'état de projet438 ». Le théâtre anarchiste peut-il réellement décomposer tous les rapports de pouvoir, collectifs comme individuels, afin de leur donner une visibilité, de les troubler pour les recomplexifier, sous-tendu par le partage du sensible de Rancière ? Cette interrogation mériterait d'être approfondie dans un prochain travail.

Enfin, nous pensons que l'émancipation, qu'elle soit collective comme individuelle, peut-être rendue possible par un équilibre des rapports au pouvoir. Nous allons désormais définir de qu'est l'écosophie en ce sens.