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Le théâtre anarchisant face au Proletarisches Theater d'Erwin Piscator

A Les anarchistes et l'art, une vision utopique

3. Le théâtre anarchisant face au Proletarisches Theater d'Erwin Piscator

Afin d'introduire la politicité du théâtre anarchisant, nous allons le confronter au théâtre prolétarien d'Erwin Piscator365. Cela nous paraît pertinent en ce que E. Piscator, dans son ouvrage intitulé Le Théâtre politique366, déclare que le théâtre politique est enraciné dans

la fin du XIXe siècle, époque à laquelle « des forces surgirent, violentes, dans la situation intellectuelle de la société bourgeoise, et, consciemment, ou du simple fait de leur existence, modifièrent de façon définitive cette situation et la détruisirent en partie ». Ces forces, venaient, selon lui, de la littérature et du prolétariat et furent à l'origine du naturalisme et du théâtre populaire. Le théâtre anarchisant, développé entre 1880 et 1914 serait donc l'une des premières formes du théâtre politique. La mise en relation du théâtre anarchisant et du Proletarisches Theater367 nous permettra de mettre en lumière la politicité du théâtre anarchisant.

Le terme politique, provenant du latin politicus, est relatif « au gouvernement de la Cité, à l'exercice du pouvoir dans un État, à la participation qu'y prennent les citoyens, les organes institués et les partis368». Le théâtre et le politique trouveraient un lieu commun

364 GAUDEMER, Le théâtre de propagande socialiste… op.cit., p. 466.

365 Erwin Piscator (1893-1966) est un metteur en scène et producteur de théâtre. 366 PISCATOR, Erwin, Le Théâtre politique, Paris, L'Arche éditeur, 1972.

367 La première expérience du Proletarisches Theater fut créée à Berlin au printemps 1919 par E. Piscator, A. Holitscher, L. Rubiner, R. Leonhard, K. Martin, H. Junker, A. Beirle, A. Goldschmidt, etc.

lorsque le théâtre dépeindrait le gouvernement, les citoyens, ou leur(s) relation(s). Le théâtre peut donc être défini comme politique par le message qu'il transmet, mais cela implique une contextualisation des œuvres (tant temporelle que spatiale) et un rapport du spectateur au jeu différent, en fonction de la situation. Comme le faisait remarquer Denis Guénoun :

La présence d'une œuvre anodine pourra avoir une portée insurrectionnelle à telle heure, sous tel régime, alors que le texte le plus intraitable, ailleurs, pourra servir de divertissement mondain, de caution à l'état des choses. 369

Le théâtre anarchisant traite du gouvernement et des citoyens : là serait son premier caractère politique. De plus, victime de la censure et capable de déclencher des émeutes, sa capacité insurrectionnelle est forte.

Un théâtre prolétarien et pour le prolétariat

Au lendemain de la Révolution Russe de 1917, Piscator fonde le Proletarisches Theater à Berlin, dont un tract – faisant à la fois office d'appel et de programme – en exprime les intentions. Face à la « guerre des capitalistes370 », il appelle les chômeurs à former des « organisations révolutionnaires unitaires !371 ». Piscator justifie aussi le crime, les prolétaires doivent savoir « que l'acte révolutionnaire meurtrier est justifié, et que seul l'action nous sauve372 ». Il appelle au socialisme face à la barbarie mais nous retrouvons toutefois, dans cet appel, des propositions chères au théâtre anarchisant qui lui a précédé (1880-1914), notamment dans la lutte anticapitaliste, la justification – par certains – du crime par la propagande « par le fait » et le désir d'une révolution prolétarienne. Cependant, contrairement au Théâtre Prolétarien, le théâtre anarchisant avait une double intention. Il ne souhaitait pas seulement utiliser le théâtre comme un outil de propagande mais souhaitait aussi mettre le théâtre à la portée de tous (grâce aux Bourses du travail, aux Universités Populaires et aux Maisons du Peuple). L'entreprise théâtrale de Piscator n'avait pas pour dessein d'être un « théâtre pour le prolétariat, mais [d'être] un théâtre prolétarien373 », tandis que le théâtre anarchisant, en tant que théâtre social, se voulait être un théâtre prolétarien et pour le

369GUÉNOUN, Denis, Livraison et délivrance : théâtre, politique, philosophie, Paris, Belin, « l'Extrême contemporain », 2009, p. 46.

370 PISCATOR, op.cit., p. 36. 371Ibid.

372Ibid.

prolétariat.

La distinction entre ces deux théâtres se fait aussi ressentir sur la question esthétique : le Proletarisches Theater « subord[onne] toute intention artistique au but révolutionnaire374 » tandis que le théâtre anarchisant ne semble par être organisé ni avoir donné un axe à son ambition artistique – ce qui, par ailleurs, semble contre leur théorie et leur pratique politique antiautoritaires.

Un théâtre au service de la lutte

Tout comme Jean Grave, qui n'hésitait pas à utiliser des extraits de pièces bourgeoises pour appuyer ses arguments anarchistes, Piscator pense qu'à partir du moment où la culture révolutionnaire sera répandue, « presque toute pièce bourgeoise pourra servir à renforcer l'idée de la lutte des classes » en étant « introduite par un exposé375 ». Cela rappelle la mise en scène des pièces présentées aux Bourses du Travail, aux Universités Populaires et aux Maisons du Peuple, précédées de conférences permettant de situer les pièces au sein d'un argumentaire défini.

De plus, comme Jean Grave, Piscator souhaite « rompre avec les traditions capitalistes » en créant un intérêt commun, « une volonté collective de travail, des rapports d'égalité entre direction, comédiens, décorateurs, employés et techniciens, de même qu'entre eux tous et les consommateurs (c'est-à-dire les spectateurs)376 ». E. Piscator est dans une vision communiste de la création et de la représentation théâtrale. Le désir anarchiste serait non seulement cette vision collective mais plus encore un désir participatif : la déconstruction des rôles et la participation des spectateurs à la création théâtrale. De plus, nous retrouvons chez E. Piscator les mêmes moyens de propagande que ceux mis en place pour le théâtre anarchisant afin de servir la lutte révolutionnaire. Le théâtre anarchisant serait-il précurseur ? Le Théâtre Prolétarien de E. Piscator est défini par celui-ci comme socialiste, et nous savons que le théâtre anarchisant était, entre 1880 et 1914 à Paris, proche du théâtre socialiste par ses moyens d'action. On peut naturellement penser que s'il n'a pas été à l'origine de ces moyens d'action, il y a, en tout cas, participé et a permis au théâtre du XXe siècle de développer le théâtre de lutte.

374Ibid.

375Ibid.

Comme nous l'avons vu, l'idéal artistique anarchiste est basé sur plusieurs critères : la capacité des artistes à transmettre une émotion, la volonté performative et expérientielle de l’œuvre, la nécessité que cette dernière soit un « excitateur » de conscience, le refus du naturalisme, la fin de l'artiste unique pour une expression de la collectivité, une horizontalité de la transmission menant à un art du le peuple, par le peuple et pour peuple. Si nos auteurs semblent construire leur œuvres avec les difficultés qu'impose cet idéal, certaines modalités sont évacuées : le naturalisme est utilisé comme outil de propagande, les pièces sont créées en vue d'être représentées (l'idéal anarchiste questionne ici l'intérêt même du théâtre) et à des fins d'instruction et de lutte. Hormis Jean Grave, nous n'avons pas de témoignage de dramaturge désirant inclure le collectif dans le processus de création. À l'heure où Antoine officialise le métier de metteur en scène, les rôles semblent plus se définir que se confondre, et l'idéal d'une transmission rancièrienne377 du savoir ne semble pas être une préoccupation. Il semblerait qu'il existe plutôt une pensée-théâtre propre à l'anarchisme entre 1880 et 1914, puisque les différents dispositifs de théâtre que nous avons pu voir en II, s'ils sont mis en place dans un but de propagande anarchiste, ne répondent pas à l'idéal artistique anarchiste.

Les desseins du théâtre anarchisant et du théâtre prolétarien d'E. Piscator se rejoignent donc sur différents points. À plusieurs reprises, E. Piscator et certains dramaturges de notre corpus mettent en avant l'intention révolutionnaire de leur théâtre et leur désir d'impact sur les luttes sociales. Nous avons là une première approche de la politicité de ce théâtre. Cependant, celle-ci nécessite d'être précisée puisqu'il est possible de distinguer différentes approches du théâtre politique polymorphe. Il convient donc de définir celle qui sied au théâtre anarchisant dans un deuxième temps de notre travail. De plus, nous questionnerons le militantisme du théâtre anarchisant, qui semble dépasser le cadre du théâtre politique.