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A. Les formes du théâtre anarchisant : quels stratagèmes discursifs à l’œuvre?

2. Responsabilités ! de Jean Grave : un drame naturaliste

Dans son ouvrage Du principe de l'art et de sa destination sociale, Proudhon prend position au sujet du conflit entre le réel et l'abstrait projeté dans l’œuvre d'art. Selon lui, réalisme et idéalisme sont indissociables en ce que la représentation réaliste d'une chose implique au moins une idée « idéale » de celle-ci. Selon Proudhon :

L'art n'est rien que par l'idéal, ne vaut que par l'idéal ; s'il se borne à une simple imitation, copie ou contrefaçon de la nature, il fera mieux de s'abstenir ; il ne ferait qu'étaler sa propre insignifiance, en déshonorant les objets mêmes qu'il aurait imités152.

Proudhon refuse le naturalisme, qui, plus « scientifiquement » que le réalisme, consiste en la représentation des caractères et comportements humains par l'artiste. Or, selon l'anarchiste, il doit « mettre du sien » dans son œuvre pour faire art. Toutefois, le refus du naturalisme pour embellir la représentation de l’œuvre n'est pas partagé par tous. Le naturalisme recherche la représentation de l'homme présent, dans le cadre familial ou dans le cadre professionnel et met en avant le détail avant le schéma d'ensemble. Ainsi, le quatrième mur se referme, les acteurs ignorent le public au lieu de jouer pour lui. Le naturalisme devient ce que le spectateur surprend sur scène, des tranches de vie intime qu'il ne devrait « pas » voir. En l’occurrence, le spectateur de cette pièce de théâtre voit la vie quotidienne des personnages, durant le premier acte « le théâtre représente un modeste intérieur d'ouvrier. Au fond à gauche, un lit. Près du lit, une porte donnant sur le palier [...]153 ». Il intercepte une discussion entre les enfants et leur mère tandis que le père recherche désespérément du travail. La mère est en train de repriser des vêtements, nous savons donc que les personnages sont des prolétaires. Le spectateur sera ensuite transporté dans la rédaction d'un journal, puis à la cour d'Assises, des lieux intimes. Le naturalisme se focalise sur certains éléments – en tout cas à l'époque contemporaine à notre corpus, puisqu'il se forme autour de Zola et d'André Antoine – en les important réellement sur scène. On ne représente pas que la réalité, on l'introduit. À titre d'exemple, André Antoine, dans la pièce de théâtre intitulée Les Bouchers (1888) de Fernand Icres, fait figurer sur scène de vraies pièces de bœufs achetées chez le boucher. De plus, le naturalisme met les personnages en situation d'expérimentation, dans des situations complexes que le dramaturge explique avec une approche scientifique, sociologique. Cela

152PROUDHON, Pierre-Joseph, Du principe de l’art …, op.cit. p. 32.

153 GRAVE, Jean, Responsabilités !, 1904 in EBSTEIN, J. ; IVERNEL, P. ; SUREL-TUPIN, M. ; THOMAS, S. (prés.), op.cit., Tome 1, p. 511.

explique notamment le caractère historique de l’œuvre de Grave qui, nous le verrons en II.B.2, traite des lois scélérates et de la répression du gouvernement. Grave use du naturalisme pour augmenter le caractère plausible de son discours et ainsi donner une portée plus forte à sa propagande.

Le registre de cette pièce est pathétique puisque le spectateur est pris de pitié et de terreur pour les personnages : trop faible pour survivre sans son mari, sa femme décide de recourir au suicide et à l'infanticide. Pris de désespoir à sa sortie de prison, Renaud venge sa famille en tentant de tuer le juge d'instruction qui l'avait fait injustement emprisonner durant deux mois. Il sera finalement guillotiné. Nous sommes face à une pièce-paysage, les actes se suivent, mais une ellipse temporelle entre chacun d'entre eux ne rend pas l'enchaînement de l'action toujours clair et logique : la parole n'est pas l'instrument de l'action, elle est fragmentée, ce qui donne à la pièce une progression à première vue sinueuse. Son mécanisme est toutefois tragique puisque le personnage de Renaud ne semble pas pouvoir s'échapper du malheur dans lequel il est et, plus la pièce évolue, plus les conséquences de la répression se referment sur lui. Dans le premier acte, nous sommes chez les Renaud. Le père de famille, grâce à un ami, trouve du travail, mais une perquisition a lieu à son domicile et il se fait arrêter. Dans le deuxième acte, Mme Renaud se suicide et tue ses enfants en s'asphyxiant au charbon. Dans le troisième acte, Durier raconte à Baudry la vie de Renaud. On apprend que ce dernier est sorti de prison. Renaud rejoint Baudry et Durier et laisse entendre qu'il prépare quelque chose. Dans le quatrième est dernier acte, nous sommes à la cour d'Assises, au procès de Renaud pour la tentative de meurtre du juge d'instruction qui l'avait fait mettre en prison la première fois. Renaud est guillotiné. La fin rejoint l'acte un, lorsque les enfants de Renaud demandaient à leur mère ce qu'était une exécution. Nous sommes face à une forme longue de quatre actes et l'action se déroule sur plusieurs mois. Le didactisme y est fort : le dramaturge revient sur la politique menée par le gouvernement et la philosophie anarchiste, comme nous le verrons en II.B.2. En créant un parallélisme entre le premier et le dernier acte, l'auteur présente, comme les enfants dans la scène 1 de l'acte 1, la guillotine comme une arme de plus pour la bourgeoisie pour faire taire les miséreux. Jean Grave prône ici l'action directe (mais pas la propagande par le fait, qui envoie en prison ou à la guillotine des camarades innocents). Si certains volent, c'est parce qu'ils ne peuvent plus faire autrement. La théorie anarchiste est ici bien mise en avant par le personnage viscéralement révolté de Renaud, qui tient en horreur l'État et la bourgeoisie, la propagande est claire.

Enfin, comme dans La Cage, nous notons que l'auteur utilise l'aphérèse pour montrer les personnages de la classe populaire. La concierge dira notamment en voyant les corps de Mme Renaud et de ses enfants: « Ah! Mon Dieu! En v'là un malheur! C'te pauvre Mme Renaud!154 » Renaud s'exprime dans un langage courant, sauf lorsqu'il est avec ses amis. Ils utilisent alors un langage plus familier « Mon pauvre vieux, ce n'est pas dire, mais vrai, avec cette place, tu m'arraches une fière épine du pied155 » dit-il à Durier lorsque celui-ci lui trouve du travail.

Le dramaturge de notre corpus quitte la conception idéale de l'art anarchiste (notamment une œuvre réaliste), pour donner à sa lutte une visée plus pragmatique, une capacité d'action possible et non idéalisée. Nous allons maintenant nous intéresser à Barbapoux de Charles Malato, avant de conclure sur les différents procédés dramaturgiques utilisés par les auteurs de notre corpus.