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Premièrement, nous allons étayer nos propos grâce à la théorie de Thomas Ibañez qui rejoint, quant à la théorie politique, notre première intuition lorsqu'il s'agissait de penser un théâtre anarchiste contemporain. Nous expliciterons aussi pour nous avons décidé de remplacer le qualificatif d' « anarchisant » par celui d' « anarchiste ».

Dans son article intitulé « L'anarchisme est un type d'être constitutivement changeant. Arguments pour un néo-anarchisme », Thomas Ibañez avance que l'anarchie, « telle que la conçoit la pensée anarchiste, ne se limite pas à subir des modifications conjoncturelles, fruits des avatars de l'histoire, mais qu'elle est une réalité constitutivement changeante. Cela signifie que le changement est directement inscrit dans son mode de constitution et dans son mode d'existence, c'est-à-dire dans le type d'être qu'est l'anarchie, et il en résulte qu'elle ne peut pas

être elle-même si elle ne varie pas409 ». Cette nature constitutivement changeante provient d'une nécessité expérientielle et performative de la théorie anarchiste (que l'auteur nomme « symbiose idée/action410 »), d'une lutte constante contre les dominations – la résistance – et

d'une philosophie critique permettant de penser les modifications dans la sphère culturelle et sociale, telles que les notions d'identité, d'émancipation ou de liberté.

Il est impossible de concevoir l'anarchisme et le théâtre anarchisant qui en découle, comme des entités intemporelles puisqu'alors il ne s'agirait pas d'anarchisme. L'anarchisme apparaît plutôt comme dialectique, comme un mouvement, que comme un positionnement. Sur ce point, nous appliquerons la théorie deleuzienne d'un théâtre politique qui serait un « territoire 411» au théâtre anarchisant. Un « territoire » en ce qu'il affecte son environnement,

en l’occurrence son spectateur, qui serait ensuite lui-même capable d'influencer son entourage. Dans Mille plateaux, Gilles Deleuze définit le « territoire » comme un « acte qui

409IBANEZ, Thomas, « L'anarchisme est un type d'être constitutivement changeant. Arguments pour un néo- anarchisme » in « ANGAUT, Jean-Christophe ; COLSON, Daniel ; PUCCIARELLI, Mimmo, Philosophie de l'anarchie. Théories libertaires, pratiques quotidiennes et ontologie, Lyon, Acte de création libertaire, 2012, p. 357.

410Ibid., p. 360.

411 Selon Deleuze, G., Guattari, F., Capitalisme et schizophrénie 2, Mille plateaux, Les Éditions de Minuit, Paris, 1980, p. 386.

affecte les milieux et les rythmes, qui les "territorialise"412 ». Le territoire advient après « une

expressivité » qui le définit. C'est en ceci que nous pouvons appliquer ce terme au théâtre anarchisant. Tout comme le « territoire » de Deleuze, ce dernier n'est pas figé, mais mouvant, polymorphe. Il se définit à partir d'une conception particulière du politique et de l'ère dans laquelle il évolue. Appliqué au théâtre, le terme anarchisant le caractérise mais ne le définit pas. C'est d'abord l'expression du théâtre qui crée le territoire du théâtre anarchisant. Notons de plus que « l'expressivité ne se réduit pas aux effets immédiats d'une impulsion qui déclenche une action dans un milieu : de tels effets sont des impressions ou des émotions subjectives plutôt que des expressions413 ». Ainsi, ce qui caractérise le « territoire » du théâtre

anarchisant est la répétition et la continuité des modalités qui le caractérisent.

Toujours dans le même article, Thomas Ibañez note des « facteurs d'inertie et de

résistance au changement » instituant l'anarchisme et ralentissant son évolution, mais constate

des modifications concrètes durant les cinquante dernière années, d'où la qualification de néo- anarchisme. Ce sont ces modifications qui nous intéressent pour penser un théâtre contemporain : un théâtre néo-anarchiste ?

Premièrement, l'auteur développe ce qu'il appelle « l'anarchisme extra-muros414 », un

débordement de la théorie anarchiste perceptible « au cœur même de certaines luttes menées par des mouvements antagonistes qui ne se réclament pas explicitement de l'anarchisme ». En d'autres termes, il s'agit de mouvements aux idées indépendantes qui utilisent les modalités d'organisation ou de décision du mouvement anarchiste, ou bien des mouvements qui s'approprient des luttes considérées comme spécifiquement anarchistes, telles que les « principes antihiérarchiques », les « pratiques non-autoritaires », les « formes d'organisation horizontale » ou encore le « recours à l'action directe415 ». Pourrait-on considérer comme

anarchiste un théâtre qui, bien qu'il ne défende pas la théorie anarchiste, s'approprie ses caractéristiques ? Un théâtre anarchiste doit-il nécessairement se réclamer de l'anarchisme ?

Deuxièmement, l'auteur note une modification du mouvement anarchiste contemporain avec l'apparition de « collectifs et de personnes, généralement très jeunes, qui tout en s'affirmant explicitement comme étant anarchistes, expriment, cependant, une nouvelle

412Ibid.

413Ibid., p. 389.

414IBANEZ, op.cit., p. 363.

sensibilité par rapport à cette inscription identitaire qu'ils revendiquent416 ». L'auteur constate

des frontières poreuses entre l'anarchisme et notamment le zapatisme, les revendications autonomes, du féminisme ou de l'écologie radicale. Un théâtre anarchiste considérerait-il ces revendications contemporaines comme ayant leur place sur scène ? À l'inverse, un théâtre féministe ou écologique radical peut-il être considéré comme anarchiste s'il ne le revendique pas ? Nous pensons notamment au Festival International de Théâtre anarchiste de Montréal qui inclut dans sa programmation des pièces de théâtre féministes, écologiques dans une visée anarchiste. Cette interrogation mériterait d'être approfondie.

L'évolution de l'anarchisme se retrouve enfin dans les pratiques de luttes « partielles et hétérogènes417 » situées sur le terrain local, tout en gardant le désir global en considération. Les actions révolutionnaires se concrétisent en brisant des dispositifs concrets de domination et en créant des espaces autonomes face aux valeurs étatiques. Le théâtre ne serait-il pas un lieux adapté pour les luttes locales ? Quelles formes pourrait-il revêtir ? Quels lieux pourrait-il investir (la rue, les théâtres de quartiers, les lieux privés) ?

La difficulté d'identifier et d'analyser un théâtre anarchisant contemporain pourrait donc se situer dans ces modifications de l'anarchisme qui étendent déjà les possibles masques qu'un théâtre contemporain pourra revêtir. Aussi, nous semble-t-il plus pertinent, dans une future étude, d'utiliser le qualificatif d'anarchiste ou de néo-anarchiste pour le désigner. Désormais, nous utiliserons le qualificatif d'anarchisant pour nous référer au théâtre de notre corpus (1880-1914) et le terme d'anarchiste pour définir le potentiel théâtre contemporain.

S'il est un mouvement, le théâtre anarchiste n'en est pas moins de résistance puisque ses préoccupations restent les luttes contres les oppressions, notamment étatiques, dans le but d'une évolution de la société. Cette résistance peut-être vu comme de la politique du point de vue de ceux qui la déjouent. C'est l'objet de notre prochain point.