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A Les anarchistes et l'art, une vision utopique

1. Conception générale de l'art.

Dans un premier temps nous allons d'abord voir que les anarchistes considèrent l'art comme un processus évoluant grâce aux expériences vécues par un individu. Ils voient en l'art un caractère performatif322, capable d'influer sur ce qui l'entoure et ils donnent plus d'importance à l'acte de création qu'à l’œuvre en elle-même.

Qu'est ce que l'art ?

Selon Kropotkine, chef du mouvement anarchiste en Europe et théoricien d'un anarchisme scientifique, l'art évolue avec les trois grandes phases de la vie de l’individu. Enfant, l'art permet d'exprimer librement les dons innés, puis, il se voit restreint par la construction sociale de l'individu qui le prive de sa spontanéité. Adolescent, l'art apparaît

319 Richard Wagner ( 1813-1883) est un compositeur, directeur de théâtre, écrivain, chef d'orchestre et polémiste allemand qui s'engagea dans les milieux anarchistes autour de 1840.

320 Pierre Kropotkine (1842-1921) est un géographe, géologue, explorateur et anthropologue russe. 321 Mikhaïl Bakounine (1814-1876) est un militant anarchiste et philosophe politique russe.

322 Le caractère performatif est donné à un énoncé qui réalise une action par le fait même de son énonciation. Nous définirons plus amplement ce concept dans le point intitulé « pour un art expérientiel et performatif ».

comme un espace de découvertes permettant de s'extraire des contraintes de la société et l'activité artistique est signe d'une politisation de l'individu. Enfin, selon le Kropotkine adulte, l'art et la Raison Révolutionnaire sont les bases de la révolte contre les oppresseurs et se définissent plutôt comme une pratique.

Pour Proudhon, l'art est inné à l'homme et germe en trois caractéristiques. Tout d'abord, un sentiment qui reflète la « puissance d'invention323 » de l'artiste, capable de « faire

passer dans l'âme des autres le sentiment qu'il éprouve324 ». C'est là la faculté esthétique de l'art – esthétique, du grec aïsthêsis, signifie sensibilité ou sentiment – impulsée par l'estime de soi propre à l'homme qui se veut toujours plus beau, plus noble. Enfin, l'art implique la faculté d'imitation d'un objet afin d'en jouir une seconde fois, voire de l'embellir. « Là où manque l'âme, la sensibilité, il n'y a point d'art, il n'y a que de métier325 » nous dit Proudhon. Nous pouvons retrouver, dans les œuvres de notre corpus, la capacité des auteurs et des acteurs à transmettre les sentiments qu'ils éprouvent. Nous l'avons vu, il s'agit pour eux de donner aux foules l'envie de se lever . Les éclats de voix, voire les bagarres qui ont lieu à la fin des représentations sont autant de preuves de la capacité didactique de ces œuvres. Toutefois, le naturalisme est en vogue et, au sein de notre corpus, Jean Grave l'utilise pour reproduire la société de son temps. Afin d'être un outil de propagande pertinent, le théâtre se doit d'être excessivement réaliste selon nos dramaturges, il n'embellit donc pas ce qu'il représente : sur ce point, le théâtre anarchisant ne répond pas toujours à l'idéal anarchiste.

Pour un art expérientiel et performatif

Proudhon désire un art en situation, appliqué à une lutte. C'est d'ailleurs sur ses propres expériences et leur mise en corrélation qu'il émet sa vision de l'art. Il donne pour cela l'exemple de sa captivité à Saint-Pélagie en 1849. Ils furent jusqu'à quatre-vingts prisonniers politiques à chanter, tous les soirs dans la cour de la prison, « Hymne à la Liberté, attribuée à Armand Marrast326 », définit par Proudhon comme la prière. « Une seule voix disait la strophe, et les quatre-vingts prisonniers reprenaient le refrain, que répétaient ensuite les cinq cents malheureux détenus de l'autre quartier de la prison327 ». Les chants furent bientôt

323PROUDHON, Du principe de l’art … op.cit., p. 10.

324Ibid.

325Ibid., p. 12.

326Ibid., p. 332.

interdits ; pour les prisonniers ce fut, selon l'auteur, « une véritable aggravation de peine328 ». Selon lui, l'art doit donc être expérientiel329 et dans une certaine mesure performatif330 : sa création permet une évolution de la lutte en cours. Développons ce concept de performativité pour être claire.

La performativité est un concept introduit par John Langshaw Austin331 dans son ouvrage Quand dire, c'est faire en 1962. L'auteur distingue deux types d'énoncés. D'une part, les énoncés « constatifs », qui ont pour buts de transmettre une information ou de décrire une réalité ; d'autre part, les énoncés dits « performatifs », qui ne peuvent être considérés comme vrais ou faux et qui reviennent à effectuer une action. L'exemple donné par Austin est celui de l'énoncé « je vous déclare mari et femme » qui, sitôt qu'il est déclaré, modifie le statut des fiancés en mariés. Selon le philosophe, la parole elle-même est donc une forme d'action et non plus seulement vectrice d'action. Austin ne considère toutefois pas que le discours fictionnel puisse être considéré comme performatif ; le théâtre ne peut donc pas être, selon lui, envisagé comme à caractère « performatif ». En 1995, John Searle332, dans son ouvrage intitulé La Construction sociale de la réalité affirme que les réalités sociales (institutions, conventions, etc.) – opposées aux réalités naturelles telles que la physique – sont le produits des actes de langage et que les constructions sociales qui fondent une société dépendent de ce qui a été établi par l'homme, décrété par des énoncés performatifs. Austin et Searle ne qualifient de performatifs que les actes de langage. Judith Butler333, quant à elle, approfondit la notion de performativité en l'appliquant au comportement, et notamment à la construction sociale du genre, de la différence des sexes. Selon elle, le genre est « performé » par les comportements, attitudes et gestes qui construisent les modèles « féminins » et « masculins » de la société. En anglais, to perform signifie à la fois « jouer » et « se produire ». Selon Butler, « jouer » à un genre, en s'y conformant, et la répétition de ce jeu mènent à la construction sociale du genre d'un individu. Dans son article « Le performatif de Judith Butler à l’épreuve de la scène334 ? »,

328Ibid.

329 Par expérientiel, nous entendons basé sur l'expérience, découlant de l'expérience de l'artiste.

330 Par performatif, nous entendons capable d'influer sur le cours des événements qui auront lieu ensuite par sa simple réalisation.

331 John Langshaw Austin (1911-1960) est un philosophe anglais travaillant sur les actes de langage en philosophie du langage ordinaire.

332 John Searle (1932- ) est un philosophe américain spécialiste de la philosophie du langage et de la philosophie de l'esprit.

333 Judith Butler (1956- ) est une philosophe américaine dont les écrits portent sur les actes du langage, le féminisme, le queer. Elle a théorisé la « performativité du genre ».

334 GARCIN-MARROU, Flore, « Le performatif de Judith Butler à l’épreuve de la scène ? », in PLANA, Muriel ; SOUNAC, Frédéric, Esthétique(s) queer. Sexualités et politiques du trouble, Editions Universitaires

Flore Garcin-Marrou écrit que « la dimension performative tient de cette particularité de répéter pour faire advenir, répéter pour prendre effet335 ». La répétition est donc nécessaire à la performativité pour exister. C'est ici que l'on rejoint le désir des anarchistes quant à l’œuvre d'art et notamment la pertinence du médium théâtral. Nous l'avons vu, Proudhon, lors de son emprisonnement, retrouvait une certaine liberté en chantant la prière avec les autres prisonniers : il s'émancipait en affirmer ses positions politiques. Une fois le chant interdit, l'anarchiste parle d'une aggravation de peine. Ce chant pouvait donc être considéré comme performatif puisqu'il sous-tendait un sentiment de liberté chez les prisonniers. De la même manière, nous pourrions considéré le théâtre comme performatif puisqu'il permettrait, grâce à sa particularité répétitive (tant les répétitions que la possibilité de plusieurs représentations) de produire un discours perlocutoire, c'est-à-dire ayant un effet sur l'auditoire, et de créer des comportements à-même de modifier la construction sociale. Le théâtre anarchisant, par sa répétitions et ses désirs d'instruction et de propagande, se voudrait performatif en ce qu'il souhaite éclairer les consciences et montrer la voie de la Révolution.

Revenons à la conception que les anarchistes ont de l'art à travers la pensée de Bakounine. À l'inverse de Proudhon, Bakounine, lui, semble demander à l'artiste de tendre à l’abstraction des choses. Il pense la science comme une menace : si elle a permis à la société d'évoluer, elle tend à la régenter. Il y voit la possibilité d'un nouveau despotisme. Dans son Dieu et l'État, Bakounine en vient à repenser le rôle de l'art : ce dernier serait supérieur à la science. Bakounine souhaite une « révolte de la vie contre la science, ou plutôt contre le gouvernement de la science336 » grâce à l'art. Ce dernier, contrairement à la science, incarne

des généralités au moyen d'une esthétique propre. L'art, s'il n'est pas la vie, représente et provoque chez le spectateur le souvenir et le sentiment de son existence. C'est donc grâce à l'esthétique que l'art est supérieur à la science. Il a le pouvoir d'invidualiser les personnes et les situations qu'il représente. De ces individualités factices, « sans chair et sans os », devenues « permanentes et immortelles », l'art a le pouvoir de nous rappeler à la réalité, de nous remémorer « les individualités vivantes, réelles, qui disparaissent à nos yeux ». Bakounine va plus loin que Proudhon. Selon lui, la société ne pourra s'épanouir que grâce à l'art, puisque seul ce dernier, par la représentation des luttes, permet aux citoyens de se souvenir des revendications sociales et donc d'évoluer. Le théâtre de notre corpus semble

de Dijon, « Écritures », 2015. 335Ibid.

trouver une résonance particulière avec cette idée, puisqu'il met en scène des individus et des situations dans toute leur complexité (du révolté à la mère de famille, de l'anarchiste au bourgeois) afin de mieux faire transparaître les luttes à mener.

Nous allons voir que, selon les anarchistes, le processus menant à la conception de l’œuvre est plus intéressant que l’œuvre elle-même puisque c'est dans le processus que l'artiste pense aux moyens de changer la société.

Le processus de création avant l’œuvre d'art

L'art doit être jugé pour son fond et non pour sa forme : ainsi, une pièce de théâtre ne doit pas être jugée pour son esthétique ou le jeu de ses acteurs mais pour le reflet de la lutte qu'elle propage car « avant de juger la chose du goût, il faut vider le débat sur l'idée337 ». Pour Proudhon, il n'existe pas d'art pour l'art, l'art doit être social.

Les libertaires considèrent l'acte de création comme plus important que le chef d’œuvre lui-même. L’œuvre d'art n'a de valeur sociale qu'au moment de sa création, et son but est l'amélioration de la société. En cela, l'art apparaît comme un outil politique, voire, pour l'auteur, militant, destiné à influer sur la société.

J'exige avant tout [de l’œuvre d'art] qu'elle parle à mon intelligence et à mon cœur, et que, s'élevant plus haut encore, elle arrive à ma conscience. Pour cela, il faut qu'elle soit la représentation et le produit de cette conscience, qu'elle en soit le miroir, l'interprète, et, par la suite, l'excitateur338.

Ce terme d'excitateur nous paraît ici central dans la conception que Proudhon se fait de l'art. Ce dernier doit permettre aux foules de revendiquer droit et justice, mais aussi être précurseur des luttes en tant qu’excitateur de conscience. C’est-à-dire qu'avant de permettre aux foules de se lever, il doit leur faire comprendre que c'est une nécessité sociale. Cette conception semble rejoindre la dialectique prolétarienne brechtienne339 considérant que, contrairement à une dialectique bourgeoise liée à l'État à la culture dominante, la dialectique prolétarienne nécessite, de la part des dialecticiens (les théoriciens mais aussi les acteurs prolétariens) un « degré de conscience élevé pour autant qu'il s'agit […] de faire surgir, sur ce fond aveugle, les conduites éclairantes340 ». C'est notamment la pensée de Linert, qui désire

337PROUDHON, Du principe de l’art ...op.cit., p. 50.

338Ibid., p. 328.

339 Nous développerons le parallèle entre le théâtre anarchisant et le théâtre prolétarien de Brecht en III.A.3. 340 BIET ; NEVEUX, op.cit., p. 25.

attirer l'attention « des esprits cultivés et des artistes341 » sur les inégalités, pour permettre, à terme, une prise de conscience générale. Le théâtre est ici un outil pertinent de lutte contre l'oppression bourgeoise. Nous verrons bientôt qu'en plus d'être le précurseur et le porteur des luttes sociales, l'art a aussi un rôle à jouer dans l'émancipation de l'artiste et du spectateur.

Selon Proudhon, l'art doit s'émanciper de la crise qui frappe la société occidentale en revenant vers des structures préexistantes, en répétant les formes du passé342. L'art doit se « régénérer343 », tout en acceptant une fuite vers l'inconnu, une exploration. Il doit quitter la logique de dissolution du lien social et l'individualisme bourgeois : le mouvement révolutionnaire permettra à l'art, mais aussi à la société tout entière de se renouveler, de s'émanciper. L'art sera alors l'expression d'une communauté toute entière et non plus celle d'individus. Le Grand artiste, l'artiste unique, disparaîtra. « Dix mille élèves qui ont appris à dessiner comptent plus pour le progrès de l'art que la production d'un chef d’œuvre344 » écrivait Proudhon. L'expression artistique doit s'imposer comme une pratique populaire face à l'art bourgeois et grâce à la Raison Révolutionnaire. C'est cette crainte de l'artiste unique et de la nécessité d'un théâtre populaire que nous allons aborder.