• Aucun résultat trouvé

Outils théoriques et méthodologiques

Chapitre 1 Quartier et voisinage en Turquie, une première approche

1.4 Voisiner dans une métropole

Il semble donc y avoir une différence de modes de voisiner entre les villages et les petites villes. Cette section va maintenant s’attacher à dégager les caractéristiques du voisinage dans les grandes villes.

1.4.1 Un voisinage, des voisinages

Un ouvrage fondamental pour comprendre les relations de voisinage urbain est celui de Sencer Ayata et Ayşe Güneş-Ayata, qui est à compter parmi les livres de référence concernant les études sur le voisinage urbain en Turquie, qui sont jusqu’à ce jour quasiment absentes. Dans ce livre, malheureusement peu diffusé, les auteurs s’attachent à décrire les relations sociales, les styles de vie et certaines caractéristiques culturelles liées à différents types de quartiers urbains d’Ankara. La recherche se base sur des enquêtes de grande envergure menées auprès de 312 ménages. Si les résultats sont surtout statistiques, on trouve aussi des descriptions ethnologiques et une analyse de données qualitatives. Tout un chapitre est strictement consacré aux relations de voisinage, sur lesquelles je reviendrai dans les différents chapitres de mon travail.

Selon Ayata et Güneş-Ayata, les relations de voisinage en Turquie urbaine varient, pour une grande part, selon le quartier d’habitation et le style de logement, qui dépendent eux-mêmes

79 N. Erdentuğ (1971), op. cit., p. 36.

80 Id. (1972), op. cit., p. 38.

81 Id.

82 F. Mansur (1972), op. cit., p. 220-221.

83 Id., p. 247.

84 N. Erdentuğ (1972), op. cit., p. 38.

85 F. Mansur (1972), op. cit., p. 251.

86 Id., p. 122.

du niveau socio-économique des habitants, celui-ci étant homogène au sein de chaque quartier. Les auteurs ont ainsi effectué leurs enquêtes dans six quartiers déterminés d’Ankara, choisis en fonction de leurs niveaux socio-économiques différents. Les auteurs parlent de « ségrégation de classes » ; ils constatent en effet qu’à la base les habitants des différents quartiers sont regroupés suivant une homophilie de classe basée sur le niveau d’éducation et la profession et, de ce fait, sur le montant des revenus. Ils arrivent ainsi à déterminer trois types de quartiers88 :

- les quartiers de classes moyennes et moyennes supérieures où les habitants ont, pour une grande part, fait des études supérieures. Plus de la moitié des femmes ont fait des études supérieures et exercent une profession. Les hommes sont des techniciens ou scientifiques ou exercent des emplois de direction, voire sont des travailleurs indépendants, sont dans les services individuels ou travaillent dans de grandes organisations ;

- les quartiers de classe moyenne inférieure où l’éducation est de degré moyen, les habitants sont pour la plupart des fonctionnaires et employés ;

- les « gecekondu », les bidonvilles turcs que l’on peut traduire mot-à-mot « construit en une nuit », « posé en une nuit », où le niveau d’éducation est faible.

Les auteurs, à l’issue de leur enquête, déterminent qu’il y a ainsi une correspondance entre le mode de voisiner et la structure de classe89.

A la suite de leur étude, les auteurs constatent que, parallèlement à l’idée commune en Turquie selon laquelle on assiste peu à peu à une disparition des relations de voisinage, il y a en effet un affaiblissement des relations de voisinage dans le contexte urbain par rapport à ce qui peut se voir encore dans les villages. Toutefois, cette recherche montre qu’il ne s’agit en aucun cas d’une disparition de la tradition d’entretenir des relations de voisinage, comme ce qui a pu être décrit concernant de grandes métropoles occidentales frappées par l’urbanisation90. Selon Ayata et Güneş-Ayata, le voisinage turc n’est pas prêt de disparaître, même s’ils observent une diminution d’intensité et de qualité associée à un changement dans le type de relations.

Les auteurs arrivent ainsi à la conclusion que dans les différents quartiers s’opère une communautarisation des membres, dont les caractéristiques varient suivant les quartiers. Dans les gecekondu, les voisins d’une même rue ou d’un même quartier ont tendance avec le temps à former des communautés locales, basées sur des relations intenses et profondes concernant de nombreux domaines, et qui ont une grande influence sur l’individu91, ressemblant aux communautés villageoises, dont elles ont pris le modèle car les habitants des gecekondu ont eux-mêmes émigré de villages ; elles sont de plus à la base d’une forte entraide entre ses membres92. Il faut dire que ce type d’habitat est basé sur une intrication, à l’origine entre le triangulaire voisin-parent-compatriote (ce dernier correspondant à quelqu’un originaire du même village, voire de la même région). Basée sur les mêmes bases que la communauté villageoise, la communauté des habitants dans les gecekondu diffère cependant du fait que les

88 S. Ayata et A. Güneş-Ayata. (1996), Konut, Komşuluk ve Kent Kültürü, Konut Araştırmaları Dizisi., Ankara : T.C. Başbakanlık Toplu Konut İdaresi Başkanlığı, p. 129.

89 Id., p. 128.

90 Cf L. Wirth (1938), « Urbanism as a Way of Life », American Journal of Sociology, n° 44, p. 3-24.

91 S. Ayata et A. Güneş-Ayata. (1996), op. cit., p. 133.

hommes ont plus la possibilité de s’ouvrir à l’extérieur et de faire partie d’autres réseaux sociaux en raison de leur vie professionnelle.

La formation d’une communauté dans les quartiers de classes moyennes inférieures s’opère un peu différemment, les habitants n’ayant pas la nécessité, comme dans les gecekondu, où de nombreuses infrastructures de quartier sont défaillantes, de se regrouper pour trouver des solutions aux problèmes communs. Le voisin dans ce type de lieux de peuplement correspond à quelqu’un qui habite dans le même appartement ou juste à côté93. Entretenir de bonnes relations de voisinage est une nécessité basée sur des règles de savoir-vivre, des droits et devoirs réciproques dictés par la tradition94. Les femmes, qui sont peu nombreuses à travailler, et ont un petit budget, entretiennent une grande partie de leurs relations sociales dans le voisinage qui est aussi source d’entraide et d’échanges si besoin. Cependant, contrairement aux gecekondu, les compatriotes sont beaucoup moins présents et les habitants ont plus tendance à s’ouvrir à l’extérieur grâce à des relations sociales autres que les relations familiales ou de voisinage95.

On observe par ailleurs dans les quartiers de classes moyennes et moyennes supérieures se trouvant proches du centre-ville une diminution des relations de voisinage bien que tous les enquêtés s’entendent pour dire que le voisinage est une tradition qui ne doit pas disparaître96. Cependant, dans ce milieu, le voisinage n’est plus vécu comme une nécessité, un appui nécessaire comme dans les deux milieux précédents. Le voisinage est ici voulu et choisi, le voisin (c’est-à-dire celui avec qui l’on voisine) ne reste pas voisin mais on le considère avant tout comme un ami97. En effet, en raison du mode de vie tourné vers l’extérieur et d’un niveau de revenus plus élevé, les relations sociales peuvent s’orienter vers des sphères autres que le voisinage, certaines personnes n’ayant même aucun contact avec les voisins.

Par ailleurs, le quartier de classes moyennes se trouvant à l’écart du centre-ville et d’apparition récente s’est totalement éloigné des relations de voisinage traditionnelles et les relations sociales ont lieu, non plus au niveau du quartier comme c’est le cas dans les classes moins favorisées, mais au niveau de la ville même, et s’étend ainsi à de nombreux quartiers où se trouvent des parents, des collègues ou amis. Les femmes comme les hommes ont la plupart de leurs relations à l’extérieur du quartier98. Les auteurs observent cependant une autre forme de relations de voisinage qui se basent, non plus sur la sociabilité et l’entraide traditionnelles, mais sur le règlement des problèmes du quartier et l’environnement immédiat, comme l’école, les activités sportives, les associations bénévoles, les organisations de protection de l’environnement… et formeraient ainsi un autre type de communauté de voisinage, moderne, sur d’autres bases que celles du voisinage traditionnel99.

Si l’on se réfère à Ayata et Güneş-Ayata, la notion de « communauté de voisinage » prend en Turquie tout son sens. « La conclusion générale à laquelle aboutit la recherche prouve que les relations individuelles dans le cadre urbain font perdurer la vie communautaire et la vivacité du modèle social »100. Si ce livre nous apporte beaucoup sur les pratiques individuelles, cette

93 Ibid., p. 134.

94 Ibid. Voir à ce sujet : I. Tamdoğan-Abel (2004), op. cit., p. 167-177 ; H. Bayard-Çan (2000), op. cit.

95 S. Ayata et A. Güneş-Ayata. (1996), op. cit., p. 135.

96 Id.

97 Ibid.

98 Ibid., p. 136.

99 Ibid., p. 136-137.

recherche aborde peu la notion de communauté formée par le voisinage. En effet, même si à de nombreuses reprises les auteurs parlent de la communautarisation des voisins, ils ne montrent pas le fonctionnement de cette communauté de voisins d’une façon globale, comme si les voisins ne réagissaient que les uns avec les autres deux à deux, c’est-à-dire sans tenir compte de l’implication de tous les individus au sein d’un vaste réseau. En effet, comme nous allons le montrer dans ce travail, un voisin fait partie de tout un ensemble duquel le séparer reviendrait à occulter une partie de son importance.

1.4.2 Voisinage urbain et solidarité

Outre l’ouvrage de Sencer Ayata et Ayşe Güneş Ayata101, on trouve peu d’écrits sur le voisinage turc urbain. Cependant, quelques rares études menées en Turquie urbaine portent sur l’entraide et la solidarité que l’on retrouve entre les voisins, montrant qu’il existe des relations de voisinage en Turquie contemporaine urbaine. Il y a ainsi surtout une prépondérance de recherches concernant les réseaux d’entraide au sein desquels on ne peut pas ne pas mentionner le voisin, tellement son rôle est important en Turquie. Les études concernant le voisinage en Turquie urbaine aujourd’hui concernent pour une grande part le maintien ou la création d’un réseau d’entraide, que cela soit dans le cadre de l’urbanisation liée à l’exode rural, qui s’opère notamment de l’Est de la Turquie vers les métropoles, ou en cas d’événements extraordinaires tels que les tremblements de terre.

Selon F. Aydoğan102, qui a étudié la variation des relations entre parents et voisins chez des familles de la région de l’est de la Turquie (Van), l’urbanisation engendrée par l’exode rural à partir de la fin de la seconde guerre mondiale a conduit à un changement, un amenuisement des relations de voisinage comme des relations entre parents. L’auteur constate, d’après une enquête quantitative réalisée à Van auprès de 400 ménages venant de villages et s’étant installés en ville dans des gecekondu, que pour plus de la moitié des personnes interrogées, les relations avec la famille ou les voisins étaient « mieux » (sic !) dans leur village d’origine qu’en ville103. Les résultats de son enquête montrent tout de même une entraide entre voisins, notamment pour se prêter de l’argent. Cette enquête défend donc une persistance mais accompagnée d’une diminution des relations de voisinage en contexte urbain par rapport au contexte villageois.

Gümüş et Gömleksiz104 ont, eux, effectué une étude portant sur l’entraide et la solidarité durant le tremblement de terre de juin 1998 à Adana, où les voisins ont été dans les premiers, au même titre que les membres de la famille, à donner des soins aux blessés105 ou à demander des nouvelles après le tremblement de terre106.

101 S. Ayata et A. Güneş-Ayata. (1996), op. cit..

102 F. Aydoğan (1997), « Köyden Kente Göçün Ailenin Akrabalık ve Komşuluk İlişkileri üzerine Etkileri [Les Effets de l'exode rural sur les relatıon de parenté et de voisinage de la famille] », in T.C. Başbakanlık Devlet İstatistik Enstitüsü : Toplum ve Göç (II. Ulusal sosyoloji kongresi), Ankara : T.C. Başbakanlık Devlet İstatistik Enstitüsü, p. 546-555.

103 Id., p. 552-553.

104 A. Gümüş et M. Gömleksiz (1998), Deprem ve Şehir : bir Neden veya bir Sonuç, Doğal bir Sarsıntı ya da

Sosyal bir Felaket [Séïsme et ville : une cause ou une conséquence, un tremblement naturel ou une catastrophe sociale] Adana : Çukurova Üniversitesi Kadın Araştırmaları Merkezi.

105 Id., p. 16.

Pour Ergenekon107, qui a étudié deux rues dans un nouveau quartier d’Ankara destiné à des fonctionnaires non-originaires de cette ville, le voisinage est « synonyme d’affection, respect108, tolérance, entraide, solidarité et rencontre »109. Une des fonctions des fêtes religieuses y est d’améliorer les relations de voisinage.