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1.1 Artiste juif ou artiste moderne?

1.2 Vitebsk entre Judaïsme et religion orthodoxe

Né le 7 juillet 1887 à Vitebsk, l’artiste Chagall, Moyshe Segal de son vrai nom, est d’abord fortement marqué par son identité juive7. Il a entre autres, dès son plus jeune âge, été confronté à l’antisémitisme8 de « la Russie blanche [où] les Juifs avaient droit de cité; mais seulement dans la juridiction de la ville, et moyennant un contrôle fort strict de leurs activités professionnelles9. » Dans son livre sur Le Renouveau de l’art pictural russe, Valentine Marcadé discute du statut particulier des Juifs en Russie avant la Révolution de 1917 et rappelle que la population juive se limitait à des zones de résidences situées dans les provinces au sud et à l’ouest du pays10. En 1910, plus de 1,500,000 Juifs habitaient ainsi des communautés qu’ils ne pouvaient quitter sans un permis normalement délivré aux marchands et à leurs employés pour des visites ayant rapport avec leur commerce.

Illustrations retirées

Figure 1 : Maison natale de Chagall à Vitebsk Figure 2 : Maison natale de Chagall à Vitebsk, de nos jours

Figure 3 : Ancienne cathédrale de Vitebsk

En contrepartie à ces restrictions, la concentration des Juifs à certains endroits du territoire avait amené la création d’institutions juives à caractère non seulement religieux mais également social et culturel. Selon Marcadé, la haute densité de la population juive avait tellement favorisé la conservation de traits propres à ces communautés qu’elle avait rendue pratiquement improbable leur assimilation au reste de la population. Les Juifs publiaient de nombreux livres en hébreu, respectaient leurs fêtes

7

Jacob Baal-Teshuva, Marc Chagall 1887-1985, Cologne, Taschen, 2000, p. 13.

8

Ibid.

9

Franz Meyer, op. cit., p. 19.

10

Valentine Marcadé, Le renouveau de l’art pictural russe, 1863-1914, Lausanne, Éditions L’Âge d’homme, 1971, p. 362-363 (note 478).

religieuses et affichaient même un code vestimentaire particulier, complètement dépassé pour l’époque : « Tout cela faisait des Juifs des êtres tout à fait à part …11 »

Néanmoins, la communauté juive de Vitebsk, dans laquelle Chagall passa toute son enfance, comptait pour presque la moitié de la population de la ville et ne pouvait en aucun cas être assimilée à un ghetto; elle avait survécu aux pogroms, au racisme, à la ségrégation et à la discrimination et on peut même dire que, selon certains critères, elle florissait12. Elle comprenait des marchands, des fabricants et des petits commerçants; les Juifs avaient leurs écoles et leurs hôpitaux13 mais « les bâtiments les plus beaux, les plus imposants, étaient les églises…14. »

C’est donc dans une ville largement composée d’Israélites que l’artiste grandit. Vitebsk est la source de toute une série de motifs iconographiques qui sont devenus la véritable signature de Chagall: demeures en bois, maisons en arrière-cour, petits jardins avec leurs palissades, poules picorant sur les pavés, artisans au travail, collines, petites églises, etc.15. L’esprit qui anime les réminiscences de Vitebsk et se manifeste par des mises en scène un peu fantaisistes proviendrait quant à lui d’un autre type de source : la tradition hassidim qui se démarque par une spiritualité et une sensibilité particulières16. Leur manifestation tient peut-être, comme l’affirme Jacob Baal-Teshuva, à la représentation de ce que les Hassidim préféraient le plus, soit « danser et chanter, le cœur en extase. Peut-être était-ce cet amour et cette joie que Chagall a ensuite cherché à communiquer à travers ses peintures17

. »

Même son de cloche chez Valentine Marcadé. Selon elle, le mysticisme hassidique s’exprime essentiellement dans le registre du débordement :

11

Ibid.

12

Meyer (op. cit. p. 19), qui emprunte ses propos sur Vitebsk à W.P. Simonov dans Russie, vol. 9, St- Pétersbourg, 1905, nous apprend que la population juive de Vitebsk s’élevait à quarante-huit mille âmes. Les autres habitants étaient des Russes blancs et des Polonais.

13

Baal-Teshuva, op. cit., p. 13.

14

Meyer, op. cit., p. 19.

15

Ibid., p. 15, 19 et 21; pour de plus amples détails sur la situation des Juifs de Russie au début du XXe siècle, voir Marcadé, op. cit., p. 362-363 (note 478).

16

Meyer, op. cit., p. 15-16.

17

Le judaïsme hassidique, qui était très présent à Vitebsk, avait été « fondé vers 1730 en Europe centrale par Israël ben Éliézer, dit le Ba’al Shem Tov (en hébreu, « maître du Bon Nom »). Son enseignement s’inspirait de la Kabbale (un recueil de textes mystiques, dont fait partie le Zohar ou “Livre de la Splendeur”, rédigé au XIIIe siècle). Ce mouvement devait sa grande popularité au fait qu’il s’opposait à l’intellectualisme élitiste du judaïsme talmudique. Il encourageait la communion intuitive entre les hommes et Dieu dans l’amour universel. » (Baal-Teshuva, op. cit., p. 13.)

Dès son enfance le hassid était entouré du monde mystérieux de la cabale et des fantastiques légendes très anciennes. Cela sans aucun doute est la source des féeries lyriques de Chagall, de ses personnages et de ses animaux volants entre le ciel et la terre, impondérables, enchantés, emportés par les ailes de l’amour… La littérature juive plonge dans cette atmosphère mystique où l’irréel a autant d’importance que le réel18.

Il y aurait donc, dans la spiritualité hassidique, un principe de « déréalisation » qui va prédisposer Chagall à accueillir d’autres formes d’influences, plus formelles et plus laïques celles-là, issues de son éducation artistique, de ses voyages et de ses nombreuses migrations. Meyer souligne justement que si l’esprit hassidique reste la nourriture et le fondement de l’art chagallien, il faut se méfier de le considérer comme de l’art religieux car, « bien loin de se retourner vers le hassidisme pour s’en instituer le peintre, il en est sorti, au contraire, pour faire de la peinture tout court, indépendante des mouvements et des doctrines19. » Cependant, l’artiste aurait toujours tenté de représenter cette autre réalité qui est peut-être, comme le rapporte Meyer, une « métaphore de la réalité saisie dans sa profondeur et dans ses correspondances avec l’âme20. »

De toute manière, si l’enfance à Vitebsk laisse des traces indélébiles dans l’imaginaire du peintre et dans le façonnement de son identité artistique, il a d’abord fallu que Chagall s’initie au métier de peintre et à sa tradition avant d’arriver à représenter l’expérience hassidique. Ceci n’a pu se faire ni dans le cadre de l’éducation ni dans celui de la culture hassidique elle-même mais dans le cadre des écoles des beaux-arts qui, elles, n’avaient rien de religieux ni de proprement juif.