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1.1 Artiste juif ou artiste moderne?

1.5 Premiers efforts de synthèse

La fréquentation de Bakst aurait suscité dans l’esprit de Chagall une certaine ambivalence à l’égard de ses racines juives37. En effet, son maître lui aurait suggéré que la voie de libération d’un artiste ne pouvait passer que par l’émancipation de sa culture d’origine qui risquait de le détourner de la direction moderne en art. Toutefois, un autre enseignant de l’école Zvanseva, Mstislav Dobujinsky, peignait occasionnellement des scènes tirées des shtetls38 ainsi que des synagogues; il introduisit l’artiste à un monde de mystère et de symboles rempli d’humour et d’ironie qui convenaient particulièrement bien à la sensibilité de Chagall39. C’est cet univers d’idées qui, selon Maisels, aurait permis à Chagall de développer une forme personnelle de primitivisme40. On voit ce style commencer à se manifester dans un tableau intitulé Le Mort.

Le Mort de 1908 (fig. 8) est la première œuvre vraiment personnelle de l’artiste dans la mesure où elle contient des éléments iconographiques inspirés des motifs et des rituels de son enfance et des stratégies compositionnelles produisant un climat étrange que Meyer associe à une quête de la réalité intérieure41. Selon l’auteur, c’est dans l’autobiographie de l’artiste, écrite en 1922-23 et publiée en Yiddish en 1925 et dont la traduction française, Ma Vie, paraîtra à Paris en 1931, que la scène centrale de l’œuvre trouve son explication :

Un matin, bien avant l’aube, des cris, soudain, montèrent de la rue au-dessous des fenêtres. À la faible lueur de la veilleuse, je parvins à distinguer une femme qui courait seule à travers les rues désertes. Elle agite les bras, sanglote, supplie les habitants, encore endormis, de venir sauver son mari. [… Le] mort,

37

Ziva Amishai-Maisels, « Center or Periphery: Chagall and the Jewish Revival » dans Tradition and

Revolution: The Jewish Renaissance in Russian Avant-Garde Art 1912-1928, Ruth Apter-Gabriel (ed.),

Jérusalem, The Israel Museum, 1988, p. 73.

38

« Mot yiddish, de stot, ville. Avant 1945, communauté villageoise juive, d'Europe centrale, notamment de Pologne et de Lituanie. » Dictionnaire Larousse. shtetel ou shtel, [en ligne], [http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/shtetel/72574]. Consulté le 30 mars 2010.

39

Maisels, « Center or Periphery: Chagall and the Jewish Revival », loc. cit., p. 73.

40

Ibid.

41

Baal-Teshuva affirme également que cette œuvre « constitue le point culminant d’une série de tableaux dans lesquels Chagall a dépeint des scènes de sa ville natale. » (op. cit., p. 24.) Nous pouvons rajouter à cela que la plupart de ces thèmes de jeunesse s’appuient sur des rituels religieux comme le mariage et la circoncision.

solennellement triste, est déjà couché par terre, le visage illuminé par six cierges.42

Cette réminiscence apparaît cependant une dizaine d’années après que les tableaux de Vitebsk eurent fait un important travail d’élaboration à partir des expériences vécues43. Un motif particulièrement célèbre échappe entre autres à cette première description, celui du violoniste grimpé sur le toit. On apprend dans l’autobiographie que le personnage évoque un épisode plus ancien de l’histoire familiale, un épisode rapporté par la mère de l’artiste à propos de son propre père qui avait disparu:

Les fêtes de « Suckess » ou de « Simchass-Thora ». On le cherche partout.

Où est-il, où est-il?

Il se trouva que par le beau temps qu’il faisait, le grand-père avait grimpé sur le toit, s’était assis sur les tuyaux et se régalait de carottes. Pas mal comme tableau.44

Comme pour la référence précédente, cependant, ce souvenir aurait été confié à Chagall postérieurement à l’exécution du tableau, juste avant le décès de la mère en 191645. De toute manière, le grand père haut perché ne jouait pas du violon. Il faut donc trouver d’autres sources pour justifier la présence de cette figure fétiche qui s’identifie non seulement à l’art de Chagall mais qui évoque aussi l’ensemble de la tradition hassidique46.

Selon Harshav, le personnage correspondrait à un prototype folklorique très répandu dans cette culture où il incarne la réalisation d’un idiome yiddish :

meshugener, arop fun dakh! (you’re crazy, get off the roof!) – a phrase that is

said to someone who is not on a roof at all but who “climbed high” only metaphorically, someone who is not clinically insane but pursues an unrealistic, unattainable, or absurd idea47.

42

Meyer citant Marc Chagall dans Ma Vie (édition de 1957), p. 91 (Meyer, op. cit., p. 36).

43

Meyer (ibid.) affirme que c’est Jacques Lassaigne (Chagall, Paris, 1957, p. 39) qui fut le premier à remarquer ce décalage.

44

Chagall, Ma vie, op. cit., p. 28.

45

La mère de Chagall lui aurait raconté cet événement peu avant sa mort (Harshav, loc. cit., p. 56). Il est donc peu probable que Chagall ait eu vent de ce souvenir maternel avant la création de son tableau Le

Mort.

46

Ce motif célèbre est entre autres évoqué dans le film Fiddler on the Roof, réalisé par Norman Jewison, Usa, Metro-Goldwyn-Mayer, DVD, couleur, 2 heures 59 minutes, 1971.

47

La transformation par Chagall de cette concaténation verbale en motif visuel ajouterait alors à cette œuvre polyphonique dont les sources s’avèrent multiples et complexes: « Language is here part of the private ‘’fictional world’’ that Chagall constructed in his paintings…48 »

Pour Maisels, cette « langue intérieure », à usage restreint, était aussi cultivée par les symbolistes, lesquels convenaient qu’une œuvre comprise par un petit nombre de personnes gagnait en qualité49. En ce tournant de siècle, l’emprunt à un registre langagier inconnu des bourgeois participait ainsi à un goût plus généralisé pour la plaisanterie voilée (« in-joke ») qui marqua non seulement certaines œuvres symbolistes mais aussi des productions plus tardives d’artistes comme Henri Rousseau, Pablo Picasso et Marcel Duchamp50. Maisels, qui a rencontré Chagall lors d’un voyage de l’artiste en Israël, l’a questionné à propos de ces jeux de mots : « Ah, qui a compris Chagall! » fut apparemment sa seule réponse51. L’auteure émet alors l’hypothèse que l’artiste aurait intégré à ses œuvres de telles plaisanteries afin de les rendre incompréhensibles à un public chrétien, interprétation qui nous semble un peu forcée, qui n’est corroborée par aucun document et que viendra contredire le syncrétisme de plusieurs œuvres ultérieures, notamment celui des Crucifixions52. Nous pouvons

48

Ibid., p. 51.

49

Maisels, « Chagall’s Jewish In-Jokes », loc. cit., p. 76.

50

En ce qui concerne les Jewish In-Jokes, Maisels nous propose la définition d’Alexander Moszkowski dans Theodor Reik, Jewish Wit, New York, 1962, p. 182: « A Jewish joke, with a Jewish accent, which a Jew already knows and a Goy doesn’t understand. » (Ibid., p. 76 et 80.)

51

Ibid., p. 76. Maisels ne donne pas la date de la visite de Chagall à Jérusalem. Toutefois, son texte a été

lu au Jewish Museum de New York en novembre 1975 et, selon la biographie de Baal-Teshuva, Chagall se serait rendu à Jérusalem en 1969 au moment de l’inauguration du nouveau parlement pour lequel il avait conçu une mosaïque murale (Baal-Teshuva, op. cit., p. 278).

52

Maisels reprend les propos de John M. Cuddihy dans The Ordeal of Civility, New York, 1974, où celui- ci affirme, en se référant à Freud, Marx et Lévi Strauss, que le choc culturel que peut avoir le Juif moderne émancipé produit des mécanismes de défense. L’auteure cite également Theodor Reik, op. cit., qui explique que les ambiguïtés de l’esprit juif sont dus à des sentiments ambivalents face à la civilisation occidentale : « Jokes of this kind were actions in words, a form of verbal attack in disguise. » Maisels affirme quant à elle que Chagall « was a Jew in St. Petersburg and a Russian in Paris (1907-14); he fully reintegrated within the Jewish revival movement in Russia between 1914-22 and returned to full assimilation within the French world in 1923-35, only to revert to full Jewish consciousness in the late 1930’ and during World War II; finally, he has returned to a full affirmation of his French nationality and now stresses the universality and non-Jewish character of his art. » (Maisels, « Chagall’s Jewish In-Jokes », loc. cit., p. 76-77.) Harshav trouve cette interprétation forcée: « Nor is the use of Yiddish idioms an intentionally anti-Christian act. No evidence in Chagall’s writings or private correspondence supports such a view. Such claims are based on an essentialist ideology of racial “identity,” which runs counter to the cosmopolitan, ambivalent, and polyphonic consciousness of secular Jews in the twentieth century. » (Harshav, loc. cit., p. 83-84.)

cependant constater que l’allusion à ces jeux de mots apporte aux premières œuvres de l’artiste une épaisseur de sens que ce dernier va rechercher tout au long de sa carrière, notamment par un usage répété et non conventionnel d’inscriptions diverses, dont beaucoup demeurent en yiddish53.

Illustration retirée

Figure 8 : Marc Chagall, Le Mort, 1908

Dans le tableau Le Mort (fig. 8), les jeux de langage ne s’arrêteraient pas au motif du violoniste sur le toit. D’autres témoignages de Chagall suggèrent par exemple que c’est en regardant une rue déserte que, frappé par sa désolation, il se serait demandé : « Comment peindre une rue avec des formes psychiques mais sans littérature, construire une rue noire comme un mort, mais sans symbolisme54? » Pour Maisels, la clé qui nous permet de comprendre le surgissement de personnages sur cette scène originellement vide proviendrait d’une association d’idées : la phrase yiddish « עטיוט יך סאג », qui signifie littéralement la rue morte, « suggested to Chagall ‘’a street as black

53

Harshav, loc. cit., p. 76.

54

Meyer cite un entretien de l’artiste avec F. Matthey dans le Catalogue de l’exposition du Musée des Arts décoratifs, Paris, 1959, p. 128 (op. cit., p. 35-36).

as a corpse,’’ and caused him to place the corpse in the street55. » C’est donc en associant ses souvenirs à des idiomes issus de sa culture que Chagall parvient, notamment dans Le Mort (fig. 8), à une forme particulière de déréalisation à partir d’objets pourtant bien concrets : « But when placed in the presented ‘’reality,’’ such objects or events are often out of place, creating an unrealistic, grotesque, or poetic fictional world…56 ».

Une même complexité subtile présiderait à la composition du tableau qui se présente faussement comme du réalisme naïf. Se référant à un dessin préparatoire, Meyer signale que la scène, à la structure très étudiée, est fondée sur un grand X traversé par de nombreuses obliques mais qu’en aucun cas ces séparations virtuelles ne viennent en menacer l’unité; les couples de contraires qui l’organisent renforcent en effet la relation d’interdépendance entre les personnages, cette relation s’appuyant sur des contrepoints formels et expressifs57. La femme aux abois répondrait ainsi à la présence du mort alors que le balayeur, le dernier à régner sur la scène (l’ultime faucheur?), affiche une gestuelle rappelant celle du violoniste perché58. Les couleurs, plus froides du côté du mort, sont nettement plus intenses et contrastées à droite, à commencer par la lumière qui émane de la jupe de la femme.59 La palette participe ainsi au principe général du contrepoint expressif qui sous tend l’organisation de l’œuvre.

1.6 Hybridation religieuse

Il est assez difficile, même si une œuvre comme Le Mort comporte plusieurs niveaux de significations, de repérer si Chagall est sorti du cadre des références propres à sa culture juive hassidique pour concevoir un tel tableau. Alors qu’on l’imagine se fabriquant des images à partir de ses expériences et de ses souvenirs de jeunesse, il ne faut pas oublier qu’il a dû, depuis son plus jeune âge, être exposé à des images toutes faites et largement diffusées, celles des icônes, qui constituaient le véritable art

55

Maisels, « Chagall’s Jewish In-Jokes », loc. cit., p. 78.

56

Harshav, loc. cit., p. 58.

57

Meyer, op. cit., p. 35 à 38.

58

Ibid., p. 38.

59

populaire en Russie60. On ne s’étonnera pas alors de voir très tôt apparaître des traces de thèmes chrétiens dans son art61. L’imaginaire chrétien, nous le verrons d’ailleurs avec les Crucifixions, allait demeurer une réalité tangible dans le travail et dans la vie de l’artiste où il se fusionna apparemment sans difficulté avec d’autres influences62.

Dans une œuvre de 1909 intitulée La Circoncision (fig. 9), les sources de Chagall semblent provenir à la fois de la religion juive et de la religion chrétienne63. Selon Maisels, cette œuvre manifesterait « his attempt at this time to work out a peaceful compromise between them64. » À première vue, le tableau paraît évoquer un rituel typiquement juif avec, au premier plan, le mohel65 lisant les prières avant d’effectuer l’intervention. Toutefois, comme le souligne l’auteure, l’identification du mohel n’est pas évidente car les instruments dont il se sert traditionnellement ne sont pas visibles et l’enfant nu est assis sur les genoux de sa mère, plutôt que sur ceux du sandak66 ou du parrain, selon la tradition juive; il s’agit donc d’une inversion des rôles qui, en plus de contredire le titre de l’œuvre, vient semer une certaine confusion67. On peut convenir

60

Ibid., p. 49. Meyer rappelle que, vers 1912, le musée Alexandre III de Saint-Pétersbourg présentait une salle remplie d’icônes.

61

Harshav (loc. cit. p. 65-66) souligne que Jacques et Raïssa Maritain, des amis de Chagall de l’entre- deux-guerres (Raïssa est une juive russe convertie au catholicisme), faisaient une propagande active pour la conversion des Juifs. Raïssa Maritain a notamment écrit un livre à propos de Chagall, Marc

Chagall, New York, Édition de la Maison française, 1943.

62

L’identité même de Chagall se trouve en effet marquée par ce dualisme religieux qui se double d’un dualisme linguistique, comme le signale Harshav. Chagall adopte l’orthographe soviétique de son nom dans sa vie courante alors que, dans sa correspondance privée, seulement des consonnes apparaissent : « '' לכם השמ = MShH SGL » (à prononcer Moyshe Segal, en souvenir d’un peintre de synagogue du '' XVIIIe siècle répondant au nom de Chaim Segal). Dans les œuvres, également, des mots russes et yiddish apparaissent simultanément, chacun commandant ses caractères et sa typographie propres. Par exemple, dans l’œuvre La Pluie de 1911 (planche 1), Harshav signale que « a Russian word is even spelled in consonants: ЛВҚ = LVK (for lavka, "store" in Russian), perhaps to indicate Jewish ownership. » En ce qui concerne l’hébreu et le cyrillique, l’auteur souligne que les Hébreux et les Yiddish lisent de droite à gauche alors que les Russes lisent de gauche à droite. Parfois Chagall change la direction d’un texte hébreu, comme c’est le cas dans Les Portes du cimetière de 1917 (pl. 2). « In one case he even changed the order of the two tablets of the Ten Commandments, indicating his double- directed culture. » (Harshav, loc. cit., p. 77-78.)

63

Maisels, « Chagall’s Jewish In-Jokes », loc. cit., p. 79.

64

Ibid.

65

« The one who carries out the operation at the Jewish ceremony of circumcision » ; entrée « mohel »,

The Concise Oxford Dictionary of World Religions, Encyclopedia.com, 1997, [en ligne],

[http://www.encyclopedia.com/doc/1O101-Mohel.html]. Consulté le 30 mars 2010.

66

« The one who holds the baby on his knee at a Jewish circumcision ceremony. It is considered a great honour to be the sandak at the rite and it is customarily bestowed on the grandfather of the child. » ; entrée « Sandak », The Concise Oxford Dictionary of World Religions, 1997, [en ligne],

[http://www.encyclopedia.com/doc/1O101-Mohel.html. Consulté le 30 mars 2010.

67

avec Maisels que les positions de l’enfant et de la mère renvoient plutôt à une icône de la Vierge avec Jésus, qui se trouvent alors identifiés comme Juifs68. Ceci expliquerait les changements effectués car, dans les représentations chrétiennes de circoncision du Christ, c’est souvent Marie qui tient l’enfant69. Maisels suggère également que l’homme barbu à gauche, pointant le mohel du doigt, pourrait être la personnification de Joseph. Nous aurions donc ici une œuvre comportant un thème juif (et renvoyant d’ailleurs historiquement à un rituel juif) mais révisé par la tradition chrétienne. Le fait que Chagall souligne, dans cette représentation, le caractère juif de Jésus, démontre le désir de l’artiste de faire des associations encore inhabituelles pour l’époque, comme nous le verrons plus loin lorsque nous discuterons des nouvelles positions théologiques concernant le Jésus juif70.

Illustrations retirées

Figure 9 : Marc Chagall, La Circoncision, 1909 Figure 10 : Marc Chagall, La Sainte Famille, 1910

68

Ibid.

69

Maisels, reprenant les propos de Gertrud Schiller dans Iconography of Christian Art, Greenwich, Connecticut, 1971, pl. 227 et p. 88-89, qui nous donne en exemple l’émail de l’autel de Klostenberg du XIIe siècle où la tradition de la mère portant l’enfant durant la circoncision était suffisamment bien établie pour qu’on ait pu l’adapter à la Circoncision d’Isaac, composition similaire à celle qu’a utilisée Chagall, bien qu’il ne connaissait probablement pas cette œuvre (« Chagall Jewish In-Jokes », loc. cit., p. 79).

70

Une autre œuvre intitulée La Sainte famille (fig. 10) va encore plus loin en ce qui concerne l’entrelacement de motifs juifs et chrétiens, ce qui produit un curieux brouillage iconographique empreint de fantaisie. Tout d’abord, Marie lit un livre au lieu de tenir l’enfant qui, lui, est maintenant assis sur les genoux de son père dont il semble avoir usurpé la barbe. Autre inversion : le petit Jean-Baptiste pointe du doigt Joseph et non Jésus, comme c’est le cas dans les représentations occidentales de la « Sainte Famille » dont Chagall paraît s’être inspiré71. Toutefois, ce n’est pas seulement l’apparence des personnages et leur gestuelle qui ont subi des modifications. En effet, au lieu de présenter un agneau symbolique, tel qu’il apparaît habituellement dans la tradition chrétienne où il annonce le destin sacrificiel du Christ, l’artiste a décidé de représenter un porc en train de se faire égorger par Jean72.

Selon Maisels, il n’y aurait rien de plus naturel pour un peintre juif représentant la Sainte Famille de remplacer l’agneau kasher de la ferme par un autre animal de la ferme, cette fois-ci non kasher et purement chrétien : le porc73. La façon dont Jean sacrifie l’animal viole de toute manière les prescriptions des Juifs pour le traitement des viandes; l’assiette dans laquelle s’écoule le sang du porc trouverait plutôt sa source dans les représentations de la Crucifixion où le sang du Christ est récolté par la coupe eucharistique74. Maisels laisse toutefois entendre que Chagall ne compare pas ici la mise à mort d’un porc à la mise à mort du Christ, bien que l’artiste ait pu réagir à la croyance en la transsubstantiation75.

La source de cette œuvre, tout comme plusieurs des motifs retenus, est donc ici, encore une fois, chrétienne. Comme c’était le cas pour Le Mort et La Circoncision, Chagall emprunte également à sa religion maternelle. Ainsi, la judéité de l’enfant à 71 Ibid., p. 79-80. 72 Ibid. 73

Ibid., p. 80. La Bible dit ceci à propos des animaux permis à la consommation : « Vous ne mangerez rien de ce qui est abominable. […] Vous pourrez manger de tout animal qui a le sabot fourchu, fendu en deux ongles, et qui rumine. Toutefois, parmi les ruminants et parmi les animaux à sabot fourchu et fendu, vous ne pourrez manger ceux-ci : le chameau, le lièvre et l’hyrax, qui ruminent mais n’ont pas le sabot fourchu; vous les tiendrez pour impurs. Ni le porc, qui a bien le sabot fourchu et fendu mais qui ne rumine pas; vous le tiendrez pour impur. » La Sainte Bible, traduite en français sous la direction de l’École biblique de Jérusalem, Paris, Éditions du Cerf, 1956, p. 190-191.

74

Maisels, « Chagall Jewish In-Jokes », loc. cit., p. 80.

75

Pour Maisels, cette partie de l’œuvre ne peut être considérée comme étant une scène de genre chrétienne, comme Udo Liebelt l’avait suggéré dans Marc Chagall und die Kunst der Ikonen, Marburg, 1971, p. 54-56. Réalisant toute l’ironie du porc et de l’enfant barbu, Liebelt ne tira finalement pas de conclusions sérieuses. (Ibid.)

barbe trouve sa genèse dans la phrase yiddish affirmant que tous les enfants juifs sont nés vieux : « …דיי דעטלא ןא ןדיובעג זיא דע...76 », Maisels souligne que ce double langage de la part de l’artiste propose également un double discours, anticipant des destinataires qui appartiennent à diverses cultures. Pour les Juifs, par exemple, la compréhension de l’œuvre passe par la reconnaissance d’un type d’humour qui leur est propre alors que les Chrétiens, familiers avec l’art des icônes, reconnaîtront Jean et le geste de Joseph, en attribuant cependant les libertés que se permet l’artiste à un esprit fantasque, irrationnel