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1.1 Artiste juif ou artiste moderne?

1.4 L’aire d’influence du symbolisme

Chagall resta chez Pen durant deux mois seulement et partit à Saint-Pétersbourg durant l’hiver 1906-1907 « pour y sentir le souffle de l’art vivant et y apprendre ce que Pen ne pouvait lui enseigner26. » Saint-Pétersbourg était alors le chef lieu du Monde de l’art, un mouvement qui cherchait à s’ouvrir aux influences occidentales, notamment celles de l’art nouveau, et qui se rapprochait des tendances symbolistes du temps. Mais les enseignements dispensés dans la ville étaient loin de rallier les tendances les plus progressistes. Il fallut de nombreux essais et de nombreuses rebuffades pour que le jeune artiste commence à trouver sa voie. Chagall tenta d’abord d’être accepté à l’École d’Arts et Métiers du baron Stéglitz mais fut refusé à cause de son dessin jugé trop « impressionniste »27. C’est donc à l’école fondée par la Société impériale pour la protection des Beaux-Arts, à l’époque sous la direction de Nicolas Roerich, un des peintres identifiés au Monde de l’art, que l’artiste étudia dans trois classes le dessin de natures mortes, le dessin d’après la bosse et le dessin d’après le modèle vivant.

26

Ibid., p. 27 et 29.

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Toutefois, il semble que les ambitions de Chagall l’aient poussé à quitter sous les réprimandes d’un de ses professeurs, malgré les éloges qui fusaient de toute part28.

Illustrations retirées

Figure 6 : Marc Chagall, Autoportrait, 1908 Figure 7 : Paul Gauguin, Autoportrait à l’idole, ca. 1893

Chagall travailla par la suite durant quelques mois chez Saidenberg, dans une école privée où l’enseignement était beaucoup moins libéral qu’à l’École impériale, et le style imposé aux élèves résolument académique29. L’art moderne commence cependant à laisser des traces. Dans un Autoportrait de 1908 (fig. 6), on trouve une influence marquée de Gauguin, notamment de l’Autoportrait à l’idole (fig. 7)30. La ressemblance n’a pas de quoi surprendre : Meyer nous apprend que Chagall considérait le peintre français comme le « seul révolutionnaire » de son époque31. L’auteur signale aussi à

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« ‘’Bien que je m’efforce de travailler, il ne me reste qu’un sentiment d’amertume. Cependant, je n’entends autour de moi que des éloges. Je comprends que continuer ainsi n’a aucun sens.’’ Un seul maître, l’interminable Bobrowsky, lui était défavorable. Il le critiquait à tout propos et en toute injustice. Le jour où Chagall s’entendit reprocher de ne pas même savoir dessiner un genou, il quitta l’école pour ne plus y revenir, sans se soucier de profiter de son dernier mois de bourse : c’était en juillet 1908. » (Rapporté par Meyer, ibid., p. 30.)

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Meyer affirme que durant cette période, Chagall « a perdu sa liberté et son originalité en se contraignant à une attitude aussi contraire à ses dons qu’à ses intentions profondes. » (Ibid.)

30

Ibid., p. 40.

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Selon Meyer, « Chagall a pu se sentir proche de Gauguin parce qu’il trouvait en lui la détermination d’accroître par tous les moyens le caractère symbolique de la peinture. Le recours de Gauguin au monde

juste titre que l’œuvre comporte plus de liberté, notamment au niveau du traitement esquissé de la moustache, ce qui montrerait encore une fois combien l’artiste « a été retenu par la crainte du naturalisme intégral32.»

À la même époque, et grâce à des contacts qu’il s’était faits dans les salons, Chagall put se présenter chez le célèbre Léon Bakst, alors enseignant à l’école Zvanseva, une recommandation à la main33. C’est cette rencontre qui va permettre à Chagall d’élargir grandement ses horizons et d’avoir un véritable contact avec l’art moderne de son temps34. En effet, auprès de cet artiste d’avant-garde, peintre et décorateur de théâtre réputé, qui trouvait que son nouvel élève avait été gâché par sa première formation, Chagall sera confronté à ses ambitions comme à ses limites35. De l’enseignement de Bakst, Chagall retient surtout l’importance de limiter le nombre des couleurs pour mieux les dominer36.

Lorsque nous regardons les œuvres de jeunesse de Chagall, nous constatons que les premiers maîtres ont contribué, soit par leur influence, soit par les résistances qu’ils ont suscitées chez lui, à forger l’identité artistique que nous verrons s’affirmer dans les œuvres de la maturité auxquelles se rattachent les Crucifixions. Pen représente assez bien l’univers des Ambulants et leur intérêt pour la réalité russe, intérêt qui va laisser des traces dans les divers motifs que Chagall empruntera aux décors de son enfance vitebskoise. Toutefois Chagall se détournera assez vite des représentations exactes de la réalité; il semble pris d’une véritable fascination pour certains détails qui s’animent dans ses tableaux d’une sorte de vie étrange appuyée par des effets inédits de facture. Le contact avec le Monde de l’art sort plus fortement Chagall de la tradition académique

primitif est l’équivalent des liens de Chagall avec son enfance, avec cet univers encore inentamé par le rationalisme moderne. » (Ibid., p. 13.)

32

Ibid., p. 31.

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Chagall rencontra à cette époque plusieurs amateurs, collectionneurs et mécènes, dont Max Moïsseïvitch Vinaver, député à la Douma et son beau-frère Léopold Sew, qui lui écrivit le mot de recommandation pour Léon Bakst (Meyer, op. cit., p. 31-32).

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Chagall travaillera chez Bakst jusqu’à l’été 1910 (ibid., p. 33).

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« Me reconnaîtrait-il du talent, oui ou non ? Feuilletant mes études, qu’une à une je soulevais du parquet, où je les avais entassées, il disait, traînant sur les mots avec son accent seigneurial : ou… i, ou… i, il y a là du talent; mais vous avez été gâ-â-ché, vous êtes sur une fau-ausse route, gâ-â-ché … » (Rapporté dans Meyer, op. cit., p. 32.)

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Pour Bakst, « la couleur passait au premier plan; ses contrastes, ses échanges, ses dialogues constituaient le fondement de la composition; sa beauté et sa richesse devenaient, au lieu de l’exactitude du rendu, critères de qualité. Aux œuvres appliquées, Bakst préférait celles où les couleurs jouaient et vivaient… » (Meyer, op. cit., p. 33-34.)

dans la mesure où il encourage un usage plus libre et plus inventif de la couleur et du dessin.