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3.1 Un régime plastique pour un art du témoignage

3.2 La Crucifixion, symbole de la souffrance universelle

Nous avons vu au précédent chapitre que Marc Chagall pouvait faire coexister dans ses œuvres des thèmes religieux issus à la fois du judaïsme et du christianisme. Toutefois, l’intérêt de l’artiste pour ce genre de sujets n’explique en rien la fascination spécifique que va exercer sur lui la représentation du Christ en croix. Certains tableaux évoqués au premier chapitre (Le Mort, La Circoncision et La Sainte famille) mettent déjà en scène un Jésus enfant; c’est aussi un Jésus enfant qui apparaissait dans Golgotha de 1912, œuvre sur laquelle nous nous sommes arrêtée au deuxième chapitre. Chagall ne s’est pas encore mesuré sérieusement au sujet délicat que représente, pour les Juifs, la

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figure du crucifié adulte (mise à part une petite étude à l’encre de 19307) auquel il va maintenant s’attaquer.

À quoi pourrait-on attribuer l’intérêt manifeste de l’artiste pour ce thème si controversé auquel, nous l’avons vu, il songe dès 1908 mais qu’il va continuer d’explorer dans plusieurs œuvres de la maturité? À l’époque de Golgotha, Chagall avait affirmé que la croix l’intéressait moins que la représentation de l’enfant bleu, suspendu dans les airs. La Crucifixion blanche (1938, fig. 70) montre qu’il s’est ravisé et qu’il est maintenant prêt à affronter la figure du Christ adulte, sans doute à cause de circonstances historiques aggravantes puisque La Crucifixion blanche et La Crucifixion en jaune (1942, fig. 100) ont été peintes juste avant et pendant Seconde Guerre mondiale. Pour éclairer le sens de la démarche de Chagall, il est utile de rappeler une tradition iconographique apparue bien avant lui et qui liait le motif du crucifié à l’expression de la souffrance universelle.

Illustration retirée

Figure 57: Francisco Goya, Le Trois Mai 1808, 1814

Pour Ziva Amishai-Maisels, qui s’est penchée à plusieurs reprises sur le sujet, ce serait l’œuvre de Francisco Goya, Le Trois Mai, 1808 (1814, fig. 57), qui servirait de base à cette longue tradition moderne, développée dès le XIXe siècle, d’associer la

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Chagall réalisa en 1930 une œuvre à la plume et à l’encre avec couleurs sur papier vélin : Crucifixion

vue à travers une fenêtre (fig. 69). Il s’agirait de la seule Crucifixion exécutée depuis Golgotha (Ziva

Crucifixion à certains épisodes tragiques de l’histoire humaine8. Contrairement à la symbolique plus personnelle de Gauguin, Munch, Nolde et Rouault, à laquelle le chapitre précédent a déjà fait allusion, Goya semble conférer une valeur de protestation aussi virulente qu’universelle à la victime du peloton d’exécution qui, avec ses bras déployés, évoque un Christ martyr. Ce serait d’ailleurs spécialement en temps de guerre que ce type de symbolique aurait été développé9.

Illustration retirée

Figure 58 : George Grosz, Christ avec masque à gaz. Fermer sa gueule et continuer à servir, 1927

Évoquant des conflits armés beaucoup plus récents, George Grosz représente en 1927 un Christ affublé de bottes et d’un masque à gaz qui devient le symbole des soldats tués lors de la Première Guerre mondiale (fig. 58); le message se trouve accentué par l’expression figurant au coin inférieur gauche du pastel sur papier dont le titre est explicite « Maul halten und weiter dienen » (« Fermer sa gueule et continuer à servir »)10. Au cours des années trente, comme le souligne Maisels, ce seront

8

Ziva Amishai-Maisels, « The Jewish Jesus », Journal of Jewish Art, Chicago, vol. 9, 1982, p. 88.

9

Maisels, « Chagall’s White Crucifixion », loc. cit., p. 143-145.

10

Notre traduction de la version anglaise de Maisels, « Shut your mouth and continue to serve ». Maisels, « The Jewish Jesus », loc. cit., p. 88.

particulièrement les artistes antifascistes qui s’approprieront cette iconographie et ses significations11.

Illustrations retirées

Figure 59 : Lea Grundig, Le Juif est coupable, 1935 Figure 60 : Chaim Gross, Hands Cannot Hold, 1949

Maisels signale à ce sujet une gravure de l’artiste juive allemande, Lea Grundig, intitulée Le Juif est coupable (1935, fig. 59). Dans cette représentation, Grundig, qui était membre du Parti communiste allemand (après qu’elle et son mari Hans eurent été traqués, interrogés et emprisonnés plusieurs fois par les Nazis, elle devait quitter l’Allemagne), semble anticiper les persécutions à venir en dépeignant une famille juive enfermée dans une cage, alors que le père étend les bras comme un crucifié devant une foule moqueuse12. Chez le sculpteur juif américain Chaim Gross, l’auteure retrace une série de dessins cauchemardesques ironiquement intitulés Fantasy Drawings, exécutée autour de 1945 et inspirée de la mort de sa sœur Sarah durant l’Holocauste. Procédant par une sorte de collage, la série combine des éléments symboliques issus de cet événement tragique. Ainsi, dans un dessin provenant de la série Hands Cannot Hold, du

11

Maisels, « Chagall’s White Crucifixion », loc. cit., p. 145.

12

Ziva Amishai-Maisels, Depiction and Interpretation. The influence of the Holocaust on the Visual Arts, Oxford, N.Y., Pergamon Press, 1993, p. 25.

fil barbelé et des visages en pleurs et en flammes se superposent à des mains marquées par des stigmates (fig. 60)13.

Illustration retirée

Figure 61 : Jacob Landau, The Question, 1968.

Un dernier exemple beaucoup plus tardif de l’américain Jacob Landau fait une référence à la Crucifixion dans l’œuvre The Question (1968, fig. 61), issue de l’Holocaust Suite, qui met en scène un soldat allemand armé d’une mitraillette et projetant une ombre cruciforme sur le sol où sont empalées des figures torturées14. Comme dans l’œuvre de George Grosz, l’évocation du motif de la croix est ici inséparable de la présence d’une soldatesque moderne, portant bottes et masques à gaz. Cette image du guerrier, reliée à la Crucifixion, mérite qu’on s’y attarde quelque peu à cause de ses significations contradictoires.