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2.1 Chagall à Paris

2.2 L’influence de Delaunay

Selon Georg Schmidt, l’interprétation toute particulière du cubisme que l’on rencontre chez Delaunay se trouvait mieux ajustée à la sensibilité de Chagall18. En 1910, à Montparnasse, il fut souvent l’hôte du peintre français; en 1912, Guillaume Apollinaire présentait la première exposition solo de Delaunay à Paris et, la même année, l’artiste se mettait à travailler sur ses premières Fenêtres, ces toiles qui comptent parmi ses plus abstraites19. Chagall se trouva donc associé à ce qui, pour le peintre français, s’avérait une période très féconde. On sait qu’Apollinaire l’avait baptisée du 13 Ibid., p. 55. 14 Ibid., p. 56. 15 Ibid. 16 Ibid., p. 58. 17

Ingo F. Walther (éd.). L’Art au XXe siècle, Cologne, Benedikt Taschen Verlag GmbH, 2000, p. 91.

18

Georg Schmidt, dans son introduction à Zehn Farblichtdrucke naeh Gouachen von Marc Chagall, Bâle, 1954, p. 8, cité par Meyer, op. cit., p. 60.

19

Centre Georges Pompidou, « Futurisme, Rayonnisme, Orphisme. Les Avant-gardes avant 1914 »,

Dossiers pédagogiques, [en ligne], [http://www.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-

nom de cubisme orphique en l’honneur du rôle dévolu à la couleur-lumière comme un principe créateur originaire20.

Les transparences chromatiques de Delaunay de même que l’enchaînement rythmique de ses plans, qui vont aussi marquer l’art de Franz Marc et de Paul Klee, semblent convenir à Chagall. Meyer rappelle toutefois que c’est le réel que Delaunay cherche dans la lumière que réfracte l’impression simultanée des couleurs; Chagall, pour sa part, tente d’exprimer un autre monde, ce monde intérieur et psychique qu’il tente de représenter21.

Illustration retirée

Figure 15 : Marc Chagall, Le Mariage, 1909

Meyer résume l’apport de Delaunay dans certaines œuvres parisiennes de Chagall à travers l’analyse de La Noce de 1910 (fig. 16), premier tableau sur une série de thèmes vitebskiens (dont le Mort de 1908, la Naissance de 1911 – pl. 4, et l’Enterrement de 1909-1914) qui représente les nouveaux principes que Chagall a acquis à Paris22. Si nous comparons la première version de ce thème, datée de 1909, avec la deuxième version de 1910, nous remarquons plusieurs différences, notamment au niveau de la composition et de la couleur. En effet, dans la première version, le

20

Centre Georges Pompidou, « Futurisme, Rayonnisme, Orphisme. Les Avant-gardes avant 1914 », op.

cit.

21

Meyer, op. cit., p. 60.

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cortège accompagnant les mariés émerge d’un espace encore naturaliste, conçu en profondeur, même si la saisie du point de vue élevé de l’horizon contribue à un certain rabattement de perspective; cet arrangement se rapproche de la mise en scène du tableau Le Mort, tout comme les couleurs sombres et ternes qui conviennent davantage à un enterrement qu’à une célébration nuptiale.

Illustration retirée

Figure 16 : Marc Chagall, La Noce, 1910

Dans la nouvelle version de Mariage, la composition se déploie parallèlement à la surface, le cortège circulant de gauche à droite devant un décor de maisons dont les pans géométrisés créent une scansion latérale. Chagall a conservé certains personnages de l’œuvre de 1909, soit les mariés, quelques parents ainsi que les musiciens; mais le principal rôle est ici dévolu à la couleur qui est non seulement plus « festive » : par moments, elle semble carrément se libérer du motif et prendre une vie propre, comme ces bandeaux saturés qui courent au-dessus de la ligne des toits et soutiennent le rythme de la composition23.

Pour Meyer, l’apport de Delaunay dans cette œuvre se situe au niveau de la juxtaposition en tapis des surfaces colorées, et les diagonales de Chagall ne sont pas sans rappeler les carrés divisés en triangles que l’on retrouve dans Les Fenêtres sur la

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Ville numéro 4 (fig. 17)24. Toutefois, comme l’indique l’auteur, les couleurs qui échafaudent l’espace chez Delaunay rappellent plutôt Cézanne alors que, chez Chagall, c’est Gauguin que nous retrouvons, dans la mesure où la palette sert moins « à créer l’espace qu’à nourrir le symbolisme de l’œuvre, et l’exemple plus ancien des icônes où la couleur a pour premier devoir d’exprimer un autre monde25. » Si la couleur de Delaunay possède son dynamisme propre, chez Chagall, elle s’allie plutôt avec le dessin des personnages dans un accord qui n’est ni évident, ni naturaliste26.

Illustration retirée

Figure 17 : Robert Delaunay, Les Fenêtres sur la Ville numéro 4, 1911-12

Étrangement, les auteurs qui se sont intéressés aux Crucifixions de Chagall n’insistent pas sur l’importance de l’esthétique de Delaunay dans la composition de certaines œuvres marquantes de l’artiste, notamment dans Golgotha de 1912 (fig. 18), la première œuvre sur ce thème religieux que nous allons maintenant aborder. Ces spécialistes, dont nous suivrons l’argumentation de près, semblent plus intéressés par des problèmes d’iconographie qui leur permettent de faire des recoupements entre la tradition chrétienne, l’imaginaire personnel d’un artiste juif et le destin tragique de tout un peuple. Nous retrouvons pourtant dans Golgotha cette animation colorée qui marquait l’esthétique de Delaunay; les cercles vert et rouge se départageant l’espace de

24

Ibid., p. 61.

25

Ibid., p. 62, souligné par l’auteur.

26

façon quasi symétrique ne sont pas sans rappeler les formes circulaires auxquelles l’artiste français accordait une très grande importance27. La couleur, dans cette œuvre de Chagall, bien qu’elle soit parfois soulignée d’un mince trait noir ou rehaussée d’une ombre, joue un rôle structurant qui s’apparente à l’attitude de Delaunay à l’époque de son Premier disque de 1912 (pl. 5)28.

Illustration retirée

Figure 18 : Marc Chagall, Golgotha, 1912

La Crucifixion de 1912, exposée pour la première fois dans la salle cubiste du Salon d’Automne, sous le simple titre Composition (à l’époque elle portera aussi le titre Dédié au Christ lors de son exposition à la galerie Der Sturm de Berlin en 1913), représente à elle seule toute l’audace et la liberté que le peintre a acquises à Paris, notamment au niveau de la forme mais encore plus significativement au niveau du

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Robert Delaunay (1885-1941), Catalogue d’exposition, Musée de l’Orangerie des Tuileries, 25 mai – 30 août 1976, Paris : Éditions des musées nationaux, 1976, p. 74.

28

contenu29. Au-delà de l’influence des cubistes et de Delaunay, c’est tout un ensemble de libertés initiées par l’art moderne qui ont permis à Chagall d’allier son talent de coloriste à un sujet religieux particulièrement délicat à traiter pour un artiste juif. Avant d’examiner plus à fond cette première Crucifixion de Chagall, il nous semble donc approprié de considérer comment un tel sujet a pu s’adapter aux formules de l’art moderne et en tirer une expressivité accrue.