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2.1 Chagall à Paris

2.5 Chagall, le retour à l’icône

Lors de son exposition à la Galerie Der Sturm de Berlin (Salon d’automne du 20 septembre au 1er décembre 1913), la première Crucifixion à l’huile de Chagall s’appelait Dédié au Christ alors qu’elle est connue aujourd’hui sous les titres Golgotha ou Le Calvaire (fig. 18)56. L’œuvre est l’aboutissement de plusieurs essais, dont un premier dessin aurait été exécuté en Russie (Chagall le nomme « dessin préparatif », fig. 24)57. Maisels indique que ce dessin, qu’elle situe entre 1908 et 1910, a été présenté pour la première fois en juin 1914 à la Galerie Der Sturm, soit après que l’artiste eût exposé la grande huile58. Pour Meyer, ce dessin préparatoire représente l’effet qu’ont eu sur Chagall les icônes qu’il a découvertes lors de son passage à la salle Alexandre III du Musée de Saint-Pétersbourg59. Selon cet auteur, l’artiste ne tira pas son inspiration d’une œuvre précise mais il a retenu des éléments de composition et des figures de caractère byzantin; dans le dessin, des transformations par rapport aux images sources sont déjà en cours puisque les personnages de Jean et de Marie se trouvent inversés par rapport aux représentations canoniques de la Crucifixion60. Le personnage de l’échelle semble d’autre part inspiré d’une Descente de croix alors que le voilier sur la mer provient d’une source inconnue à Meyer61.

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Environ un an auparavant, l’œuvre était exposée sous le titre Composition dans la salle Cubiste du Salon d’Automne de Paris du 1er octobre au 8 novembre 1912. Sur le site Internet du Museum of Modern Art de New York, l’œuvre se nomme Calvary. Museum of Modern Art, « Calvary », Explore.

The Collection, [en ligne], [http://www.moma.org/collection/browse_results.php?object_id=79365]. Consulté en décembre 2004. Maisels, « Chagall’s Dedicated to Christ: Sources and Meanings », loc.

cit., p. 89, voir la note 111 pour les dates des expositions ainsi que les différents titres attribués à

l’œuvre selon les époques.

57

Maisels affirme que Chagall aurait dit à Franz Meyer que l’esquisse avait été exécutée en Russie avant son départ pour Paris, donc avant 1910. Chagall, nonchalant à propos de la datation de ses œuvres, se rappelle que son sujet lui a été inspiré par les pogroms en Russie. Maisels suggère également que l’œuvre fut réalisée entre 1908 et 1912. Nous conserverons, pour ce mémoire, la date de 1908, soit celle qui nous semble la plus plausible, ainsi que l’expression « dessin préparatoire » (Maisels, « Chagall’s Dedicated to Christ: Sources and Meanings », loc. cit., p. 71).

58

Ibid.

59

Meyer, op. cit., p. 49.

60

Ibid. Meyer fait remarquer que le Jean barbu de type byzantin se retrouve dans quelques œuvres occidentales du XI-XIIe siècles.

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Illustration retirée

Figure 24 : Marc Chagall, Crucifixion (dessin préparatoire), ca. 1908

Ce n’est pas la première fois que Chagall avait recours à l’art de l’icône afin d’élaborer une composition. Nous l’avons vu, il avait fait de même dans La Sainte famille, où l’attitude extatique de l’homme assis semblait empruntée à celle d’un apôtre dans une « Transfiguration du Christ », comme on peut le remarquer dans une icône du XVe siècle de la galerie Tretiakov (fig. 25)62. Dans La Sainte famille, comme dans le dessin préparatoire pour Golgotha, Chagall utilise une symbolique dont la source exacte importe peu en somme, puisque les figures transitent d’un sujet à l’autre, ce qui marque une distance appréciable par rapport à l’iconographie très codifiée des images byzantines. Ce qui l’intéressait,

c’était non pas tel ou tel signe particulier fixé par le dogme et la tradition iconographique, mais la nature même de signe que leur avait donnée peu à

62

Ibid. F. Meyer indique qu’avant 1924, cette œuvre était à sa place d’origine dans la cathédrale Spasso- Preobrajenskowo, à Pereslawia-Saleskowo et que Chagall a pu voir une œuvre similaire. Meyer date l’icône de la 2e moitié du XIVe siècle alors que sur le site Internet de la Galerie Tretiakov à Moscou, l’œuvre est datée du début du XVe siècle, possiblement de 1403.

peu la longue histoire de l’art religieux russe, et qui enveloppait leur sens limité d’une sorte de halo magique63.

Illustrations retirées

Figure 25 : Transfiguration, Icône russe, début du XV e siècle (1403?)

Figure 26 : Gravure sur bois du XIXe siècle, France

Susan P. Compton souligne pour sa part la ressemblance entre le dessin préparatoire et un type de gravure sur bois populaire en Europe au début du XIXe siècle (fig. 26)64. Maisels suggère une source beaucoup plus tardive, une icône que Chagall aurait pu voir à Vitebsk, intitulée Christ – L’œil qui ne dort jamais (fig. 27); il s’agit d’une image de la Contre-réforme importée de l’Ouest par la Pologne catholique65. Nous pouvons y remarquer que le Christ est endormi, étendu sur sa croix et entouré de symboles de la Passion, comme l’échelle au premier plan à droite et le crâne au pied de Marie-Madeleine, agenouillée dans la partie droite du triptyque alors qu’apparaît, dans la partie de gauche, saint Nicolas66. Dans les termes de Maisels, « The holy “eye” here is portrayed in the glowing triangle in the background, near the hill of Golgotha with its three crosses and radiant sun67. » Cette œuvre aurait fait impression sur Chagall peu de temps avant la réalisation de Golgotha, impression qui aurait ensuite été renforcée par

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Meyer, op. cit, p. 49-50.

64

Susan P. Compton, Marc Chagall, catalogue d’exposition, London, Royal Academy of Arts et New York, Harry N. Abrams, 1985, p. 18-19.

65

Maisels, « Chagall’s Dedicated to Christ: Sources and Meanings », loc. cit., p. 77-78.

66

Ibid.

67

une version bavaroise de Wassily Kandinsky (fig. 28), publiée dans l’Almanach Der Blaue Reiter. Le Christ de Chagall se démarque toutefois de celui de Kandinsky car il est crucifié et non pas simplement étendu sur la croix de façon à préfigurer son destin68.

Illustration retirée

Figure 27 : Christ – L’œil qui ne dort jamais, début 19e siècle, Vitebsk

Il ne fait donc aucun doute que le dessin préparatoire de Chagall soit une réminiscence d’icône et, comme le souligne Meyer, qu’il « tira de son souvenir les éléments d’une composition nouvelle69. » Parmi ces éléments inédits il faut compter la disproportion des personnages qui, dans le dessin, va à l’encontre des représentations habituelles des icônes – et ceci malgré la propension des Byzantins à utiliser des dimensions symboliques - tout comme la représentation du Christ sous la forme d’un enfant et la petite taille de Marie70. Ces manipulations distinguent le dessin de Chagall non seulement des icônes, mais également des représentations traditionnelles de la Crucifixion, telles que nous les avons évoquées précédemment. Nous faisons allusion notamment aux œuvres mettant en scène, disposées de façon symétrique autour du Christ, les figures du bon et du mauvais larrons, de la Vierge et de Saint-Jean, du porte-

68

Ibid., p. 78.

69

Meyer, op. cit., p. 49.

70

lance et du porte-éponge, images qui prévalaient à la Renaissance et qui, selon Louis Réau, regroupaient fréquemment des éléments de l’Ancien et du Nouveau Testament71.

Illustration retirée

Figure 28 : Wassily Kandinsky, Peinture sur verre de Bavière

L’apport de l’art moderne dans le corpus artistique de Chagall a donc été significatif au niveau de la forme et de la couleur, mais également au niveau des sujets représentés. Cette liberté que l’artiste a découverte à Paris a sans aucun doute rendue possible sa reformulation d’un épisode majeur de la Passion du Christ, telle qu’elle apparaît dans son huile de 1912. Les pages qui suivent tenteront donc de faire la lumière sur cette œuvre unique qui allie à la fois des sources personnelles et religieuses, issues notamment du Judaïsme et du Christianisme.