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Sociolinguistique et changement linguistique

2.3.4 Les modélisations du changement

2.3.4.2 La vision de Martinet

Dans son ouvrage de 1955 (Économie des changements phonétiques), Martinet développe sa vision du changement linguistique :

[le] postulat de base des fonctionnalistes [. . . ] est que les changements pho-nétiques ne se produisent pas sans égards aux besoins de la communication, et qu’un des facteurs qui peut déterminer leur direction, et même leur ap-parition, est la nécessité foncière d’assurer la compréhension mutuelle en conservant les oppositions phonologiques utiles (Martinet 1955, p. 49).

Il s’oppose donc sur ce point à la vision néogrammairienne du changement linguistique qui aurait lieu sans égards pour le système. On retrouve dans la position de Martinet plusieurs concepts, comme ceux de « rendement fonctionnel », « symétrie » du système, et « intégration » des phonèmes les uns par rapport aux autres.

Par « rendement fonctionnel », Martinet entend le nombre de paires minimales que forment deux phonèmes donnés. Plus leur nombre est élevé, plus on considère que l’opposition entre les deux phonèmes en question a un rendement fonctionnel élevé :

dans son acception la plus simple et la plus naïve, [le terme de « rendement fonctionnel »] s’applique au nombre de paires du lexique qui seraient de parfaits homonymes, s’il ne se trouvait qu’un mot de la paire présente un membre A de l’opposition là où l’autre présente l’autre membre B (ibid., p. 54–55).

Il en résulte que des phonèmes qui ont un rendement fonctionnel élevé permettent de distinguer de nombreux mots. Par conséquent, de nombreuses oppositions seraient menacées si les deux phonèmes n’étaient plus différenciés.

Que se passe-t-il dans les faits lorsqu’une opposition est menacée ? Martinet postule que chaque phonème, lorsqu’il est réalisé, dispose d’un « champ de dispersion » (ibid., p. 47) : il s’agit des différentes réalisations dans l’espace vocalique qui seront perçues comme des réalisations de ce phonème. Au centre de ce champ de dispersion se trouve un « centre de gravité » (ibid., p. 47), qui est en quelque sorte la cible idéale que le locuteur doit viser, mais qu’il n’atteint pas systématiquement. En temps normal, les champs de dispersion de différents phonèmes ne se chevauchent pas : ils sont séparés par une « marge de sécurité » (ibid., p. 47). Mais si les réalisations phonétiques d’un phonème s’écartent du champ de dispersion, elles peuvent devenir une extension du champ de dispersion de ce phonème. La conséquence de cette extension est que les marges de sécurité qui séparent ce phonème de ses voisins dans l’espace vocalique vont être modifiées. Martinet propose l’exemple suivant : trois phonèmes, notés A, B, C sont représentés comme ci-dessous dans l’espace vocalique.

Si le champ de dispersion du phonème A évolue en direction du champ de dispersion de C, alors la marge de sécurité entre A et C diminue, tandis que celle qui sépare B et A augmente.

B A → C

Si l’opposition entre A et C a un rendement fonctionnel important, alors le système s’efforcera de la conserver. Pour ce faire, le champ de dispersion de C cherchera à s’agrandir dans un espace libre.

B A → C →

Ce type de phénomène, au cours duquel le champ de dispersion d’un phonème évolue, et pousse par conséquent le champ de dispersion d’un autre phonème à changer à son tour, est appelé une « chaîne de propulsion » (Martinet 1955, p. 59–62) : c’est le changement de A qui pousse C à changer à son tour. Mais il existe un deuxième type de chaîne : la « chaîne de traction ». Si l’on revient à nos trois phonèmes A, B et C, nous sommes maintenant à un moment où le champ de dispersion de B peut :

1. rester tel qu’il était avant les changements impactant A et C 2. « dériver » dans une direction autre que celle de A

3. évoluer en direction de A

Dans les deux premiers cas, il sera difficile d’établir un lien entre les changements qui ont affecté A et C, et le changement de B. En revanche, s’il s’avère que c’est bien vers l’espace laissé vacant par A que le champ de dispersion de B s’agrandit, alors on pourra considérer que c’est le mouvement de A vers C qui a ouvert la voie au mouvement de B vers A : c’est donc une chaîne de traction. Martinet avance que les phonèmes cherchent naturellement à profiter de l’espace libre, c’est-à-dire qu’ils tendent à avoir un champ de dispersion aussi large que possible, à condition que cela ne perturbe pas la communication :

les unités distinctives, les phonèmes, qui coexistent dans une langue ten-dront naturellement à utiliser au mieux les latitudes que leur offrent les organes dits de la parole ; ils tendront à être aussi distants de leurs voisins qu’il est loisible pour eux de l’être tout en restant faciles à articuler et fa-ciles à percevoir. Dans les langues qui ne connaissent que trois phonèmes vocaliques, ceux-ci sont en général /a/, /i/ et /u/, c’est-à-dire la voyelle d’ouverture maxima s’opposant à deux phonèmes aussi fermés qu’il est possible pour une voyelle de l’être sans devenir une consonne, l’un pro-noncé le plus loin en avant, l’autre le plus loin en arrière. C’est ce qu’on pourrait appeler le principe de différenciation maxima des phonèmes. (ibid., p. 62)

Pour Martinet, il existe deux grands principes contraires qui influencent le change-ment linguistique. Il s’agit du « principe du moindre effort » (terme auquel il préfère « économie ») et du principe de communication : « l’évolution linguistique en général

peut être conçue comme régie par l’antinomie permanente des besoins communicatifs et expressifs de l’homme et de sa tendance à réduire au minimum son activité mentale et physique » (ibid., p. 94). Plus un système linguistique comporte d’éléments, plus le principe de communication sera respecté. En revanche, un large inventaire (ou un inventaire dont les oppositions entre éléments sont redondantes) va à l’encontre du sys-tème d’économie, notamment lorsque le rendement fonctionnel de certaines paires est faible. Dès lors, comment expliquer que certaines oppositions avec un faible rendement fonctionnel soient encore présentes dans les systèmes linguistiques, comme par exemple l’opposition entre /T/ et /D/ en anglais ? La réponse est simple pour Martinet : l’unité de base du changement n’est pas le phonème, mais le trait distinctif (ibid., p. 78). L’opposition entre /T/ et /D/ a peut-être un faible rendement fonctionnel en anglais, mais ce n’est pas le cas du trait distinctif qui oppose ces deux phonèmes, puisqu’il s’agit du voisement, qui permet également d’opposer, entre autres, /k/ et /g/, /f/ et /v/ et /tS/ et /dZ/. Le trait de voisement ayant un fort rendement fonctionnel à l’échelle du système de l’anglais, il empêche la perte d’opposition entre /T/ et /D/, et plus généralement les pertes d’opposition entre consonnes voisées et non-voisées. Les oppositions de traits distinctifs entre phonèmes contribuent pour Martinet à la stabilité des systèmes : « Théoriquement donc, le système le plus stable, c’est-à-dire, phonolo-giquement le meilleur, sera celui dont tous les phonèmes seront intégrés, c’est-à-dire feront partie de corrélations ou de faisceaux » (ibid., p. 103–104).

Un argument — lui aussi régulièrement entendu comme cause interne du change-ment — qui découle de la notion d’intégration est la tendance des systèmes linguistiques à préférer la symétrie :

s’il est vrai que des oppositions intégrées dans une corrélation ou un fais-ceau de corrélations soient de ce fait plus stables que celles qui peuvent exister entre des phonèmes étrangers à toute corrélation ou entre un pho-nème d’une corrélation et un phopho-nème qui n’appartient à aucun groupe-ment corrélatif, cela veut dire que les phonèmes extérieurs au système intégré varieront beaucoup plus librement. Si, pour simplifier les choses, nous supposons une fixité complète pour les phonèmes corrélatifs, et d’in-cessants déplacements, à l’aventure, pour les phonèmes non-corrélatifs, nous devrons conclure qu’à un moment ou à un autre chacun de ces der-niers prendra, simplement par hasard, une forme phonétique qui en fera le partenaire d’un autre au sein d’une corrélation (ibid., p. 79).

Un exemple souvent repris dans la littérature (notamment dans Aitchison 2001, p. 154– 155 ; Mesthrie et al. 2009, p. 113) sur le sujet est le cas des voyelles nasales en français standard, ou plus précisément le passage de segments composés d’une voyelle orale et d’une consonne nasal, à des segments composés d’une voyelle nasale. À une certaine époque, les segments an, on, en, in et un étaient donc tous prononcés avec des voyelles orales suivies d’un [n]. Or, les phonéticiens se sont rendus compte qu’il n’était

physiologiquement pas possible de produire un [a] suivi d’un [n] sans que la voyelle en question ne soit légèrement nasalisée (cela semble être le cas de la majorité des voyelles dites « basses » ou « ouvertes », d’après Chen & Wang 1975, p. 276–278). Il y avait donc un déséquilibre dans le système puisque ce n’était pas le cas des autres voyelles susceptibles d’être suivies d’un [n]. Ce déséquilibre fut résolu à travers la nasalisation de toutes les voyelles avant un [n]. Plus tard, la consonne nasale fut élidée, pour donner la prononciation contemporaine22.

Si la pertinence des observations de Martinet est toujours d’actualité aujourd’hui, des critiques peuvent tout de même lui être adressées. Si l’on suit la logique de Martinet, les changements en chaîne ont lieu afin d’éviter que des oppositions avec un rendement fonctionnel élevé soient perdues. Selon lui, les mergers ou fusions phonémiques ne sont favorisés, dans la plupart des cas, que si l’opposition en question n’a pas un rendement fonctionnel important. Ce n’est pas le point de vue de Labov (1999, p. 551), pour qui les pertes d’oppositions phonémiques sont plus fréquentes que les changements en chaîne, et ce même lorsque le résultat donne de nombreuses paires d’homonymes. La notion de symétrie du système est également critiquée, par exemple par M. C. Jones & Singh (2005, p. 26), qui avancent que ce concept ne fournit pas d’explication au déclenchement du changement. En effet, si un système est symétrique, on peut se demander pour quelle raison il y aurait un changement vers un autre système, même si ce dernier est également symétrique :

the alleged need to maintain symmetry and effective function in a system may well be an important factor in change, but it really only applies once change is underway. It does not actually address the issue of why, in this case, initial movement of the vowels began in a system that was already symmetrical and functionally effective (ibid., p. 26).

Verleyen (2013), quant à lui, adresse à Martinet un autre reproche : sa modélisation du changement revêt un caractère téléologique. Pourtant, celui-ci a toujours refusé que « l’étiquette » téléologique soit accolée à ses théories (ibid., p. 19), peut-être par désir de se démarquer des théories du cercle linguistique de Prague, dans lesquelles ce concept revêt une importance certaine (ibid., p. 2–7). Verleyen avance deux raisons pour expliquer ce rejet de la téléologie. Tout d’abord, Martinet aurait une concep-tion bien spécifique de ce terme : il s’agit pour lui d’un « principe philosophique, presque métaphysique, qui pousserait les langues dans une direction déterminée (cf. Sapir 1921), ou encore, à une intervention délibérée et consciente des sujets parlants visant à modifier la langue » (Verleyen 2013, p. 19). Or ce qui « guide », d’une certaine façon, les évolutions du système chez Martinet, c’est l’équilibre du système lui-même. La deuxième raison tient à la vision de la langue qu’ont Jakobson et Troubetzkoy : Verleyen souligne qu’ils voient la langue comme « une entité organique en train de se

22. Voir Courdès-Murphy (en préparation) pour une approche sociolinguistique des consonnes na-sales en français.

développer », point de vue organiciste par excellence (ibid., p. 25).