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Sociolinguistique et changement linguistique

2.3.4 Les modélisations du changement

2.3.4.4 Les théories fondées sur l’usage

En réaction aux visions traditionnelles du changement linguistique, et à la vision générative notamment, ainsi qu’aux problèmes qu’elles rencontrent (phénomène de dif-fusion lexicale, comportement différent de certains items lexicaux selon leur fréquence), Bermúdez-Otero (2007, p. 512) et Guy (2014, p. 57–58) notent que de nouveaux cadres théoriques ont vu le jour, et parmi eux les cadres théoriques fondés sur l’usage, dé-fendus par Bybee notamment (Bybee 2001). Le postulat fondamental de ces cadres est que les usages observés dans la langue ont une influence sur les représentations des items lexicaux. Ainsi, dans la Théorie des Exemplaires, à chaque item lexical est associé un « nuage d’exemplaires », qui sont en fait des « corpus » de réalisations

pho-nétiques détaillées de cet item lexical en situation (Bermúdez-Otero 2007, p. 512 ; Guy 2014, p. 59), et qui sont constamment mis à jour au gré des expériences des locuteurs (Pierrehumbert 2006, p. 523 ; Docherty & Foulkes 2014, p. 46). Ces exemplaires sont stockés dans la mémoire des locuteurs, et le locuteur y accède et en sélectionne un en particulier en fonction de la situation à laquelle il est confronté. Néanmoins, ce choix n’est pas anodin, puisque la sélection d’un exemplaire en particulier modifie le nuage d’exemplaires : pour reprendre les mots de Guy (2014, p. 60), l’utilisation d’un exemplaire fait augmenter sa présence dans le « corpus » d’exemplaires, ce qui peut en-suite entraîner une modification de l’exemplaire. Pour être plus précis, si un exemplaire donné est fréquemment sélectionné en raison de facteurs sociaux, contextuels, etc., alors sa fréquence d’utilisation augmentera, et il est possible qu’il soit utilisé dans un éventail de situations plus large (c’est-à-dire qu’il deviendra le « prototype » de l’item lexical, en quelque sorte). Dans le cas contraire, si un exemplaire est rarement voire n’est jamais sélectionné, alors il pourra disparaître du nuage d’exemplaires (Hinskens, Hermans & Oostendorp 2014, p. 9).

Guy (2014, p. 60) souligne que si cette théorie arrive à contourner certaines diffi-cultés rencontrées par les modèles génératifs, elle n’est pas sans défauts. Tout d’abord, elle est plus « lourde » d’un point de vue cognitif : au lieu de représentations sous-jacentes et d’un ensemble de règles qui s’appliquent à celles-ci, une théorie fondée sur les exemplaires présuppose que les locuteurs sont capables de stocker un nombre pratiquement infini de réalisations riches d’un point de vue phonétique, et ce pour chaque item lexical. En outre, la plupart des changements expliqués par la théorie des exemplaires sont des cas de simplification phonétique du point de vue articulatoire : les items lexicaux qui apparaissent souvent sont généralement prononcés de manière plus rapide, avec des lénitions ou des effacements. Guy (ibid., p. 60) note néanmoins que certains changements linguistiques relèvent non pas d’une simplification articulatoire, mais plutôt de ce qu’on pourrait appeler une « complexification articulatoire » : ainsi, Guy postule que la réalisation [S] pour /j/ en espagnol d’Argentine dans des mots comme yo ou ayer « involves extending, strengthening, and prolonging the articulatory gesture, rather than retracting, weakening, and shortening » (ibid., p. 60). En outre, il existe un autre problème de taille pour la théorie des exemplaires : si la fréquence d’utilisation de certains exemplaires est le moteur du changement linguistique, com-ment modéliser des changecom-ments dans lesquels la nouvelle forme n’est pas présente à l’origine dans le nuage d’exemplaires, et ne peut donc pas être sélectionnée par les locuteurs ? Hinskens, Hermans & Oostendorp s’interrogent par exemple sur la possibi-lité d’expliquer certaines substitutions dans ces théories : quand un enfant anglophone produit un [f] pour réaliser un /T/, comment peut-on l’expliquer alors que les formes auxquelles il est exposé contiennent toutes [T] (Hinskens, Hermans & Oostendorp 2014, p. 11)24? Enfin, comment concilier ces théories avec les études qui indiquent que le

niveau phonologique joue un rôle dans la reconnaissance de voyelles (voir par exemple Scharinger & Idsardi 2010) ?

Pour pallier les problèmes rencontrés par la théorie générative classique, d’autres modèles fondés sur des règles ont été proposés. C’est notamment le cas de la « Vari-able Rule Phonology », un cadre génératif dans lequel les règles ne s’appliquent pas toutes de manière absolue. Ce cadre possède donc les avantages des cadres génératifs traditionnels (puisqu’il suffit alors de postuler que la règle en question a une fréquence de 1, c’est-à-dire qu’elle s’applique dans tous les cas), tout en laissant une place à la variation (les règles en question auront une fréquence inférieure à 1). De plus, afin d’expliquer les exceptions lexicales à certaines règles, Guy (2014, p. 63) note qu’il est possible de postuler plusieurs formes sous-jacentes pour un même item lexical dans ce modèle. Ainsi le mot and est en anglais le mot dont la consonne finale est le plus souvent effacée (et il s’agit également du mot le plus fréquent susceptible d’être affecté par l’effacement d’un /t/ ou d’un /d/ final). Pour autant, lorsque and est suivi d’un marqueur d’hésitation (comme uh ou er ), il est très rare que sa consonne finale soit effacée. Cette apparente contradiction est résolue si on postule que dans l’expression and uh, on a affaire à une autre forme sous-jacente de and. On a donc, pour un même item lexical, non pas un grand nombre de formes phonétiques, mais un nombre plus restreint de formes sous-jacentes, auxquelles s’appliquent des règles.

D’autres modèles hybrides ont vu le jour (pour une présentation succincte de cer-tains d’entre eux, voir Hinskens, Hermans & Oostendorp 2014). Le modèle initial de la théorie des exemplaires a donc été raffiné, à travers l’ajout de plusieurs niveaux de représentations, comme dans les modèles génératifs (Pierrehumbert 2006). Cette nouvelle mouture de la théorie des exemplaires permet donc de bénéficier à la fois des avantages des modèles génératifs et de ceux fondés sur l’usage. Il reste néanmoins à préciser la relation entre les deux niveaux de représentations existant dans ce modèle. Peut-on considérer que les exemplaires ont une influence au niveau phonologique ? C’est par exemple l’hypothèse avancée par Hay, Drager & B. Thomas (2013), qui défendent un modèle hybride dans lequel perception et production peuvent s’influencer, et qui possède également une composante phonologique, établie à travers des généralisations effectuées à partir des exemplaires du locuteur (ibid., p. 244). Néanmoins, leur travail sur les fusions phonémiques indique que la relation entre la composante phonologique et les nuages d’exemplaires n’est peut-être pas unique. En effet, ils postulent qu’il existe deux niveaux de généralisations phonologiques, l’un à partir des exemplaires liés à la production, et l’autre à partir de ceux liés à la perception. Le nombre et le type d’exemplaires pris en compte pour la généralisation pourraient d’ailleurs être différents en fonction du niveau concerné :

categorization into two abstractions for perception purposes might not

point de vue linguistique, elles sont plus difficiles à réaliser que les labio-dentales, et que nous avons affaire là à un processus de simplification phonétique.

necessarily imply the same is true for production, and vice versa. While we believe that the episodic word store is shared between production and perception, there is no compelling reason why more abstract levels of cat-egorization might not exist separately for the different modalities. In-deed, it might make sense that there are different spheres over which a speaker/listener generalizes in order to make abstractions associated with production and perception. Production may be generalized over a more reduced set, as it’s more likely to be influenced by one’s own exemplars and habitual motor patterns. Perceptual categories, on the other hand, may need to be more elastic, in order to understand a wide range of speakers (ibid., p. 265).

2.4 Conclusions

Dans ce chapitre, nous sommes revenu sur l’histoire de la sociolinguistique, et les notions-clés utilisées dans cette discipline. Nous avons montré, malgré la relative jeu-nesse de la sociolinguistique à l’échelle de l’histoire de la linguistique, qu’il existait des liens scientifiques forts entre cette discipline et d’autres champs de la linguistique tels que la linguistique historique et la dialectologie. Toutefois, nous avons également souligné les différences dans les méthodologies ou dans les objectifs de chaque disci-pline. La naissance de la sociolinguistique moderne est traditionnellement associée aux travaux de Labov à Martha’s Vineyard en 1963, mais nous avons établi que l’étude de Gauchat (1905), dès le début du xxe siècle, pouvait également se réclamer de la tradition sociolinguistique, même si elle n’atteint pas la finesse du travail de Labov, qui représente, force est de le constater, un évènement majeur dans l’histoire de la discipline.

Nous avons abordé une notion essentielle de la sociolinguistique : la variation. En particulier, nous avons exploré le concept de changement linguistique. Nous avons noté que ce terme était souvent considéré comme acquis, ou allant de soi, dans de nombreux travaux sociolinguistiques. Néanmoins, il pose certains problèmes terminolo-giques. On observe souvent une confusion entre l’utilisation du terme changement pour faire référence à des différences entre deux états distincts d’une langue, et le même terme utilisé pour désigner les innovations linguistiques qui ne faisaient pas partie d’un système donné dans un état X1, mais en font partie dans un état X2. Nous avons également souligné qu’il était souvent question d’une distinction entre l’ensemble de ces innovations d’une part, et celles, parmi cet ensemble, qui sont adoptées par les locuteurs et intègrent donc le système de manière pérenne.

En outre, une fois cette difficulté terminologique surmontée, se pose la question de l’étude du changement. S’il existe 2 niveaux de représentation du langage, soit un niveau concret qui est directement observable, et un niveau abstrait, qui sous-tend ce

dernier, alors nous ne pouvons pas véritablement observer le langage, puisque nous n’avons accès qu’à sa manifestation concrète, sa réalisation, et non au système en tant que tel. Nous ne pouvons donc qu’observer des différences dans les manifestations du système, déduire qu’elles sont le signe d’une évolution du système, et détecter ainsi le changement linguistique. Cette difficulté de taille explique le point de vue de Labov sur la question du changement linguistique, puisqu’il considère que ce qui est important dans son étude n’est pas son actuation, mais sa diffusion. Afin de détecter cette dernière, les chercheurs ont souvent recours aux études en temps apparent, qui possèdent certains avantages (mais aussi certains désavantages) par rapport aux études en temps réel, que nous avons synthétisés dans ce chapitre.

Que l’on s’intéresse à son actuation ou à sa diffusion, plusieurs causes du change-ment linguistique ont été avancées dans l’histoire de la linguistique. Elles sont géné-ralement subdivisées entre causes internes au langage d’une part, et causes externes d’autre part. Dans la première catégorie, on trouve des facteurs tels que l’équilibre, la symétrie ou l’économie du système. Nous avons aussi vu qu’une hypothèse, ayant connu un certain succès au cours du xixe siècle, envisageait le langage comme un organisme, qui s’améliorait ou se dégradait au fil de son évolution. Peu de linguistes soutiendraient une telle hypothèse de nos jours. Dans la seconde catégorie, nous trou-vons les facteurs sociaux qui représentent peut-être aujourd’hui la cause externe du changement linguistique (plus précisément, de sa diffusion) par excellence. Parmi eux, la classe sociale occupe une place prépondérante. Cependant, nous avons souligné qu’il n’y a pas toujours de réflexion méthodologique sur ce qu’est la classe sociale, et les nombreuses avancées dans le champ de la sociologie à ce sujet ont mis du temps à être adoptées en sociolinguistique. Nous avons établi que les critères utilisés pour dé-finir la classe sociale pouvaient être objectifs (niveau d’étude, situation financière) ou subjectifs (goûts, activités préférées, comportements), et avons défendu la pertinence d’associer ces deux types de facteurs (bien que les facteurs objectifs soient prépondé-rants), car nous considérons que la classe sociale ou le niveau socio-économique sont plus que de simples étiquettes accolées aux locuteurs en fonction de leur parcours de vie respectif.

Un autre point sur lequel la sociologie a eu une influence est la vision des rapports entre classes. Dans certains modèles, l’accent est mis sur la cohésion de la société, et on considère alors que les différentes classes ont des évaluations similaires des variables linguistiques. Dans un autre cadre, on considère que les rapports entre classes sont conflictuels, et que leurs membres ont des évaluations et aspirations différentes, voire parfois opposées. Si c’est cette vision des rapports entre classes qui nous semble la plus à même d’expliquer la diffusion de certaines variantes, nous ne rejetons pas pour autant l’idée que les différentes couches de la société puissent avoir les mêmes évaluations et aspirations dans certains cas. Bien entendu, la classe n’est pas le seul facteur social digne d’intérêt. D’autres ont déjà été étudiés, au nombre desquels l’ethnicité (que nous

n’utiliserons pas dans ce travail, malgré son intérêt), et le genre. Nous détaillerons au chapitre 4 la manière dont nous avons utilisé ces outils pour notre propre travail.

Finalement, nous avons présenté d’autres facteurs, et certaines modélisations exis-tantes du changement linguistique. Surtout, nous avons offert une définition d’un phé-nomène qui sera central dans la présente thèse : le nivellement. Nous avons établi que le nivellement dérivait du phénomène d’accommodation, selon lequel deux locuteurs (qu’ils parlent ou non des langues ou variétés différentes) qui souhaitent communi-quer l’un avec l’autre ont tendance à adapter la manière dont ils s’expriment afin de rendre la communication la plus aisée possible. À long terme, cette accommodation peut engendrer un nivellement, c’est-à-dire la disparition ou la diffusion de plusieurs variantes. À plus grande échelle, ce nivellement (aux côtés d’autres phénomènes tels que la diffusion géographique de certaines variantes) peut mener à la réduction voire la suppression des différences entre variétés distinctes à l’origine. C’est ce que nous dénommerons nivellement dialectal dans notre travail. Nous avons présenté différents arguments afin d’expliquer pourquoi certaines variantes sont sélectionnées au terme du nivellement, notamment le concept de saillance, mais avons conclu qu’il était difficile de le quantifier avec précision, puisqu’il apparaît que des facteurs extra-linguistiques entrent en jeu dans sa définition. Nous avons également mis en lumière les facteurs qui ont favorisé le nivellement dialectal dans la seconde moitié du xxe siècle, notamment dans le contexte britannique. Nous reviendrons sur le nivellement dialectal en Angle-terre au chapitre 3, et montrerons ainsi pourquoi il est central à notre étude. Nous décrirons également Manchester d’un point de vue historique, démographique, et sa variété d’un point de vue phonético-phonologique.

Chapitre 3

Manchester : histoire, démographie,