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Sociolinguistique et changement linguistique

2.3.3 Les causes du changement

2.3.3.1 L’évolution et le langage en tant qu’organisme

Le fait que les langues changent au cours du temps a naturellement prêté à des comparaisons avec d’autres disciplines dans lesquelles des phénomènes apparemment similaires étaient étudiés. Une tentative de rapprochement a donc été faite avec le concept d’évolution tel qu’il pouvait être appliqué en biologie. McMahon (ibid., p. 315), citant Gilman (1987), explique que ce rapprochement devait permettre une émulation entre sciences, censée faire avancer la recherche scientifique grâce à des analogies entre différents domaines. S’il était accepté que les organismes vivants changeaient et donc évoluaient au fil du temps, pourquoi en serait-il autrement pour les langues ? Malheureusement, McMahon pointe du doigt la mauvaise compréhension du terme évolution11 par certains linguistes du xixe siècle, qui a mené à certaines comparaisons

11. Le manque de recul par rapport à la publication de On the Origin of Species, publié seulement en 1859, a peut-être joué un rôle.

ou analyses aujourd’hui largement rejetées (Stevick 1963, p. 159). McMahon explique qu’il existe en fait trois acceptions du terme évolution bien distinctes, c’est-à-dire respectivement

— le sens dixneuvièmiste : « a process of continuous change from a lower, simpler, or worse condition to a higher, more complex, or better state: progressive development. » (McMahon 1994, p. 314)

— le sens téléologique : « a series of related changes in a certain direction » (ibid., p. 325)

— le sens biologique actuel :

the development of a race, species or other group . . . : the process by which through a series of changes or steps any living organism or group of organisms has acquired the morphological and physiological characters which distinguish it: the theory that the various types of animals and plants have their origin in other preexisting types, the distinguishable differences being due to modifications in successive generations (ibid., p. 334)

Dans un contexte historique qui suit l’annonce de William Jones en 1786 des si-milarités entre le sanskrit et plusieurs langues européennes (même si Morpurgo Davies 1998, p. 61 situe les premières remarques de ce type au cours du xvie siècle), Nerlich (1989, p. 103) souligne que les avancées de la biologie ont eu un impact important sur la linguistique comparative de la première moitié du xixe siècle. C’est notamment le cas chez Schlegel et Bopp qui ont cherché à catégoriser les langues, en reprenant à cet effet une partie de la méthodologie de l’anatomie comparée (en particulier les travaux de Cuvier et Lamarck, cités par Nerlich). L’influence de cette discipline est d’ailleurs clairement reconnue par Schlegel, qui considèrait qu’elle amènerait à la découverte de nouveaux liens entre langues (Morpurgo Davies 1998, p. 68). Plus généralement, Mor-purgo Davies (ibid., p. 88–91) montre qu’il existait à l’époque de nombreux liens entre différentes disciplines, mais que l’emploi de termes empruntés à une autre science n’était pas nécessairement gage d’une connaissance approfondie de la discipline en question. Dans le même esprit, Nerlich (1989) affirme que Schleicher (dont l’un des livres, publié en 1863, s’intitulait Die Darwinsche Theorie und die Sprachwissenschaft) se réclamait d’un darwinisme linguistique, mais qu’il n’utilisait pas les concepts fondamentaux de Darwin :

Looking back at this time when Darwinism was so much in vogue, one can only wonder at the fact that the Darwinian revolution did not revolution-ize linguistics. The reason for this curious fact was that Schleicher used Darwin to defend main-stream linguistic ideas about languages that grow and decay like plants, reproduce themselves and have sons and daughters like human beings, but he never used the basic, but rather abstract, princi-ples of Darwin’s evolutionary theory variation, selection and adaptation to

explain the nature of phonetic or semantic change. His organismic view of language remained essentially pre-Darwinian, that is static (ibid., p. 104). Malgré son influence indéniable, et le fait qu’il soit aujourd’hui souvent associé au terme d’évolution, Darwin lui-même a rechigné à l’utiliser dans les premières éditions de On the Origin of Species, car ce terme était déjà ambigu à l’époque (ibid., p. 105). Les linguistes du xixe siècle, pour leur part, associent alors volontiers changement linguistique et détérioration ou amélioration de la langue (McMahon 1994, p. 319). Schleicher considère par exemple que les langues évoluent jusqu’à atteindre leur apo-gée, avant de décliner (ibid., p. 319–320). Il s’ensuit que des langues avec des morpho-logies différentes (agglutinante, isolante, fusionnelle) reflètent des étapes différentes de l’évolution linguistique, dont le point culminant est incarné, de façon tristement (indo-)eurocentrée, par des langues telles que le latin, le grec ou le sanskrit (ibid., p. 321–322). Même si Jespersen, quelques années plus tard, considérait quant à lui que l’évolution des langues était positive, McMahon avance que des positions simi-laires à celle de Schleicher étaient répandues au xixe siècle. Morpurgo Davies rapporte d’ailleurs l’histoire d’un concours de la Berlin Academy : « The subject of the 1783 competition concerned the merits which had made French the universal language of Europe; the winners mentioned in their essays the natural order of words which was typical of French and imitated the rational order » (Morpurgo Davies 1998, p. 72).

Passons maintenant à la deuxième acception du mot évolution, soit son sens té-léologique. McMahon (1994, p. 326) définit ce qu’est une explication téléologique par « X arrive afin que Y ait lieu », par opposition aux explications causales qui sont de type « Y arrive à cause de X ». Les explications téléologiques ont reçu un accueil plus ou moins favorable au cours de l’histoire. Ainsi McMahon (ibid., p. 326) souligne que Bloomfield ne pouvait concevoir les explications téléologiques comme satisfaisantes puisqu’il est alors inutile de chercher à expliquer la cause des changements. D’autres écoles, et notamment le cercle linguistique de Prague, mettent en avant les expli-cations téléologiques. C’est notamment le cas de Jakobson (1962, p. 6, 21–22) qui considère que le changement phonétique néogrammairien (sur lequel nous reviendrons dans ce chapitre) se doit d’être analysé téléologiquement. Le principal reproche adressé aux explications téléologiques est probablement leur vision du changement linguistique comme intentionnel. McMahon (1994, p. 330) avance que l’intentionnalité du chan-gement peut-être postulée dans certains cas (qui ressemblent plus, dans les faits, à des déclarations prescriptivistes qu’à de réels changements : « il ne faut pas dire “moi et lui” mais “lui et moi” »), mais que ceux-ci sont relativement peu nombreux, et gé-néralement d’un genre particulier (constructions syntaxiques et lexique). Finalement, l’argument le plus convaincant contre la téléologie est sans doute d’ordre méthodo-logique : McMahon (ibid., p. 334) souligne qu’il est impossible de prouver que les hypothèses de type téléologique sont vraies ou fausses. D’un point de vue scientifique (et c’est un point sur lequel nous allons revenir lorsque nous aborderons le travail de

Popper), cela revient à faire des hypothèses peu convaincantes.

En conclusion, ces deux acceptions du terme évolution posent problème en ce qu’elles considèrent le langage comme un organisme, voire une entité avec un certain degré de conscience. Ce n’est pas le sens darwinien de l’évolution qui a également été exploité en linguistique. L’un des parallèles les plus fréquemment établis entre biologie et linguistique concerne le rapport à la variation et au changement, que l’on retrouve par exemple chez Stevick :

Both disciplines distinguish variation and change: variation consists in differences viewed without respect to time, change consists in differences viewed as occurring in temporal succession. The two are found to be interdependent. Also, in both fields it is possible to explain mechanisms and processes of change with some assurance (Stevick 1963, p. 164).

Cependant, les parallèles entre biologie et linguistique ne sont pas sans poser quelques problèmes, même dans un contexte post-darwinien. En effet, alors qu’il existe en biologie une différence élémentaire entre l’inné (qui est génétique et donc transmis-sible) et l’acquis (qui, lui, ne peut être transmis de la même manière que l’inné), cette dichotomie n’est pas applicable au langage. Finalement, la comparaison entre langues et organismes a aussi été critiquée. Stevick avance notamment que si un rapproche-ment doit vrairapproche-ment être fait, alors il serait plus judicieux de comparer les langues aux espèces :

It is not the organisms . . . that evolve: species or (better) populations evolve. So that while it is true that a language does not reproduce, it is also true that a species does not reproduce. Again, as a language is said to continue, so a species (and not an organism) is said to continue. And we can immediately add the other side of this: languages change in the course of persisting (continuing), and species evolve in the course of persisting (ibid., p. 161).